Automobile : plus dure est la chute
La mondialisation capitaliste de l’industrie automobile ne signifie pas son homogénéisation. Jamais en 2014 autant d’automobiles n’auront été produites et vendues dans le monde. Le basculement du monde automobile observé depuis 2007 est toujours à l’œuvre. La Chine, ainsi que le Brésil, la Russie et l’Inde, sont de nouveaux territoires de conquête alors qu’en Europe, les niveaux d’avant crise de 2007 sont loin d’être rattrapés.
Jamais, l’industrie automobile européenne, vieille d’un siècle, n’aura connu une aussi longue période de baisse des ventes et de la production. En 2007, la production européenne d’automobiles avait atteint le maximum de 16 millions et demi de véhicules, les ventes ayant été de 16 millions. Six ans après, sur le même périmètre géographique, il ne sera vendu que 13, 5 millions d’automobiles avec une production attendue de 15 millions de véhicules.
A l’intérieur de l’Europe, les disparités sont fortes entre les pays l’Europe de l’Est qui continuent de recevoir de nouvelles implantations et augmentent leur production, l’Allemagne et les autres pays de l’ouest européens. Dans ces derniers, les baisses de production étalées depuis six ans sont considérables : - 35 % en France, - 50 % en Italie et - 30 % en Espagne. L’Europe de l’ouest, plus particulièrement au sud, est la zone géographique où la baisse des ventes et de la production est la plus violente.
Le contraste est fort avec l’autre « vieux » pays automobile, les Etats-Unis. La production y dépasse en effet le niveau d’avant la crise de 2007. Le prix à payer pour les salariés a été considérable : des dizaines d’usines fermées, des dizaines de milliers de suppressions d’emplois, l’implantation des nouvelles usines en dehors de la zone de Detroit pour s’affranchir des conventions collectives, l’embauche des nouveaux salariés avec un salaire réduit de moitié par rapport à celui des plus anciens. Mais même avec ces mesures, le nombre des nouvelles embauches est loin de compenser les emplois détruits depuis 2007.
Les nouvelles attaques programmées en Europe
Une première vague de suppressions d’usines a déjà eu lieu depuis la crise déclenchée en 2007. Opel-General Motors a fermé en juillet 2010 son usine d’Anvers avec 2600 salariés, Fiat a fermé en novembre 2011 l’usine de Terminé Imerese, en Sicile, avec 1500 salariés. Ford annonce celle de Genk en Belgique à la fin de l’année 2013 (4300 salariés), PSA ferme l’usine d’Aulnay et Opel prépare la fermeture de son usine historique de Bochum, en Allemagne, avec 3000 salariés.
Renault avait anticipé avec l’usine de Vilvorde fermée en 1997 avec 3100 salariés. Dans la même période se sont aussi succédé suppressions d’emplois et fermetures d’usines chez les équipementiers et les sous-traitants.
Restructurations, fermetures et création de nouvelles usines jalonnent l’histoire de l’industrie automobile. La fermeture de l’usine de l’ile Seguin à Billancourt, en 1992, en porte témoignage. L’élément nouveau de la situation en Europe de l’ouest est que ces fermetures impliquent tous les groupes et tous les pays, dans un contexte généralisé de baisse de la production.
Mais cela ne suffit pas au patronat de l’automobile. La stabilisation des ventes en Europe est un phénomène durable qui aiguise la concurrence entre marques. Les implantations à la périphérie de l’Europe de l’ouest et les investissements de rationalisation effectués dans les anciennes usines du continent permettent de produire constamment d’avantage. Il s’ensuit des surcapacités de production au regard des exigences de la rentabilité des capitaux investis. Les estimations patronales donnent la mesure des nouvelles attaques en préparation. Dans le cadre de l’organisation capitaliste de la production, les usines automobiles européennes tourneraient à 75 % de leur capacité, contre 90 % aux Etats-Unis. Dont 78 % en Angleterre, 70 % en Allemagne, 63 % en France et en Espagne, et 46 % en Italie.
L’internationalisation à marche forcée de Renault
Jouant des évolutions contrastées entre zones géographiques, les mêmes grandes firmes nord-américaines, européennes et japonaises ont continué de contrôler toute la construction automobile mondiale. En Europe, les travailleurs subissent les suppressions d’emplois et fermetures d’usines pendant que les dirigeants, propriétaires et actionnaires des groupes européens augmentent leurs profits et dividendes grâce aux investissements et ventes réalisées notamment en Chine, au Brésil, en Inde et en Russie. Le premier constructeur européen, Volkswagen, vend aujourd’hui plus de voitures en Chine qu’en Allemagne. Fiat a racheté pour quelques dollars symboliques le constructeur automobile américain Chrysler et les profits de ce nouveau conglomérat proviennent en grande partie des Etats-Unis.
Les groupes automobiles français, PSA et Renault, s’inscrivent eux aussi dans cette mondialisation. Appliquant à quelque mois d’intervalle les mêmes recettes en matière d’accords de productivité antisociale, les deux groupes ont choisi des chemins différents pour internationaliser leurs productions et débouchés.
Renault, l’ancien groupe nationalisé dont le gouvernement détient encore 15 % du capital, a passé en 1999 une alliance capitalistique avec Nissan, élargie aujourd’hui au russe Autovaz. Alors qu’il y a quinze ans, les ventes mondiales de Renault et Nissan étaient équivalentes, aujourd’hui, les ventes mondiales de Nissan sont presque le double de celles de la marque Renault. Cet écart est la conséquence du développement de Nissan notamment dans deux pays où la marque Renault est absente, la Chine et les Etats-Unis. Et les actionnaires de Renault – gouvernement français compris – en profitent puisque ses résultats financiers 2012 affichent, pour un bénéfice total de 1,7 milliard d’euros, un apport Nissan de 1,2 milliard.
Dans le cadre de l’alliance avec Nissan, Renault développe sa propre internationalisation en élargissant son dispositif de production à la périphérie méditerranéenne et au sud-est de l’Europe. Renault a annoncé en octobre 2013 le doublement de la capacité de production de son usine de Tanger, passant à 340 000 véhicules par an. Ce chiffre représente les deux tiers des capacités de production aujourd’hui installées par Renault en France ! Le site de Tanger, qui produit des modèles Dacia, est mis en concurrence directe avec le site Renault Dacia de Pitesti, en Roumanie. Une démonstration que les politiques de localisation des usines s’inscrivent dans une mise en concurrence généralisée des salariés.
La fuite de la famille Peugeot
PSA était autrefois désignée comme une entreprise maintenant plus que son concurrent Renault une activité industrielle en France. Les grandes manœuvres qui s’organisent autour du sort du deuxième constructeur automobile européen en termes de voitures produites et vendues témoignent que ce temps est révolu. PSA appartient à une famille d’actionnaires qui en a conservé l’essentiel du contrôle jusqu’à aujourd’hui. La propriété privée des moyens de production n’est pas, concernant cette famille, une expression ringarde ; c’est leur réalité d’aujourd’hui, avec tous les privilèges et l’exploitation de milliers de salariés qui les permettent.
Le feuilleton des négociations autour du sort de PSA est en cours d’écriture et il n’y a pas encore de conclusion. Mais il est possible dès maintenant de pointer les responsabilités conjointes de la famille Peugeot et du gouvernement dans cette sorte de mise aux enchères mondialisée du sort de PSA.
La famille Peugeot est engagée depuis plusieurs années dans un processus de désengagement de l’industrie automobile. La liste des entreprises dans lesquelles la famille Peugeot a placé des capitaux englobe de nombreuses branches d’activité. Ce n’est pas simplement un arbitrage « automobile contre spéculation », mais la recherche de secteurs où la rentabilité est supérieure à celle de l’automobile en Europe. Ceci s’inscrit dans la situation de l’après 200, 8 qui présente des points communs avec la situation d’après la crise économique de 1973. Ernest Mandel écrivait à cette occasion : « Les capitaux quittent les secteurs où le profit est en dessous de la moyenne et affluent vers les secteurs où le profit est supérieur à la moyenne – par exemple, ils affluaient vers la branche automobile dans les années 1960 et quittèrent cette branche pour affluer vers le secteur énergétique dans les années 1970 » (Introduction au marxisme, page 68).
La famille Peugeot a plusieurs fois, ces dernières années, refusé d’investir les sommes nécessaires dans le capital de PSA. Ces manquements ont été dénoncés dans les rapports d’expertise syndicaux sur la situation de PSA et de l’usine d’Aulnay, mais force est de constater que la famille Peugeot se comporte en bon capitaliste soucieux de la rentabilité de son capital ; le patriotisme d’entreprise ou d’Etat est réservé à ceux qui ont la faiblesse d’y croire.
Le gouvernement accompagne ce désengagement avec, à la manœuvre, le ministre Moscovici. Dans leur ouvrage La Violence des riches, Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot notent : « Pierre Moscovici fut de 2004 à 2010 l’un des vice-présidents du Cercle de l’industrie (...) Le président de cette puissante assemblée est Philippe Varin. Pierre Moscovici a été député de Montbéliard et président de l’association des collectivités sites d’industrie automobile ».
Le rapprochement entre PSA et General Motors annoncé en 2012 a vite montré ses limites. L’exemple de l’aller-retour de la prise de participation de General Motors dans le capital de Fiat dans les années 2000 pouvait le laisser prévoir. Et cela dans une situation où les ventes d’automobiles sont orientées à la baisse en Europe. Les négociations actuelles avec le constructeur chinois Dongfeng n’ont pas encore abouti, les informations rendues publique n’en reflétant qu’une séquence, avec toutes les manipulations possibles de part et d’autre.
Le gouvernement français et Dongfeng apporteraient les milliards d’euros qui leur permettraient de se substituer à la famille Peugeot. Mais ce ne serait pas un rapprochement entre deux firmes de taille moyenne aux échelles européenne et chinoise, comme le rachat de Volvo à Ford par l’entreprise privée chinoise Geely en 2009. Les négociations en cours concernent en effet le deuxième constructeur automobile européen et le deuxième constructeur chinois. Quelle que soit leur issue, l’industrie automobile chinoise s’avance ainsi comme un nouvel acteur de la concurrence mondialisée. Responsabilités et conséquences importantes pour le mouvement ouvrier : la nécessaire expression des solidarités ouvrières à l’échelle internationale est devant nous.
Le remplacement de la famille Peugeot comme actionnaire principal de PSA fait manifestement partie de la négociation et le gouvernement lui assure les moyens tranquilles d’investir ailleurs. Dans ses rares déclarations publiques sur le sujet, Moscovici n’a bien sûr pris aucun engagement, ni sur l’emploi des salariés de PSA, ni sur les exigences vis-à-vis de la famille responsable au premier chef des plans sociaux visant des milliers de salariés. Oui, il couvre la fuite d’actionnaires rentiers qui se sont enrichis sur le travail des autres. Alors que de l’argent public va être mobilisé pour les remplacer, la réquisition des biens de Peugeot est une exigence qui s’attaque à la toute puissance de la propriété privée.
La montée des équipementiers
Le démembrement de la production d’automobiles se poursuit, les constructeurs automobiles assurant directement une partie de plus en plus faible du process de production. Les achats aux fournisseurs et équipementiers représentent aujourd’hui 70 % du coût de fabrication d’un véhicule. Autour des constructeurs au sens strict se développent quelques firmes aux dimensions de la mondialisation capitaliste et ayant des taux de rentabilité supérieurs à ceux des constructeurs. L’équipementier Faurecia est la pépite rentable du groupe PSA. Bosch, Valéo, ou Omnium Plastic sont parmi les autres géants du secteur. Le développement même des innovations technologiques, autour du recours croissant à l’électronique embarquée pour les fonctions de motorisation et de conduite, renforce encore le poids de ces grands équipementiers.
Les mêmes facteurs que ceux à l’origine de la mondialisation des constructeurs automobiles sont à l’œuvre. Mais ils se combinent avec une concentration encore plus active. Il existe encore des centaines d’entreprises sous-traitantes, rangées en niveaux selon leur taille et leur degré de dépendance vis à vis des équipementiers et constructeurs. Les restructurations en cours y sont encore plus brutales, avec des capacités de résistance d’autant plus faibles que les entités sont petites. Alors que le transfert de l’activité d’une usine de plusieurs milliers de salariés se prépare sur plusieurs années, les déménagements d’entités plus petites planifiées par des patrons – voyous ou non – frappent sans préavis les salariés concernés.
Les bases objectives de la nécessaire convergence des luttes s’élargissent à tout un secteur aux traditions de lutte et d’organisation des salariés éclatées : c’est aussi l’une des caractéristiques de la situation actuelle.
Leurs solutions et les nôtres
Le ministre du Redressement industriel, Montebourg, s’est appuyé sur l’exemple étatsunien pour proposer une issue aux difficultés de PSA : « PSA est une entreprise en très grave difficulté. L’objectif est que ce constructeur qui emploie 100 000 personnes en France se relance et embauche à nouveau. C’est possible ! Le constructeur américain General Motors a fait faillite, a perdu 28 000 salariés et se remet aujourd’hui à embaucher », s’est-il félicité dans une interview au Parisien le 22 octobre 2013. La référence est là : infliger aux salariés la purge qu’ont eu à subir les travailleurs américains. Tel est l’objectif du patronat de l’industrie automobile européenne.
Dans un autre registre, les solutions industrielles que propose la fédération de la métallurgie CGT pour être appliquées chez Renault et PSA sont bien dérisoires au regard des enjeux, comme si une relance nationale de la consommation pouvait augmenter durablement la production d’automobiles en France par des capitalistes cherchant partout le profit maximum.
Les logiques appliquées par les firmes automobiles tiennent aux exigences mêmes de la rentabilité capitaliste. Entre l’accompagnement des politiques patronales et la confrontation, il n’y a pas de place pour une troisième voie. C’est la conséquence de l’intensité de la crise dans l’automobile.
Pour nous, seule l’expropriation des patrons ouvre la voie à une autre logique de production, liant sécurité de l’emploi, respect de la santé et de la sécurité au travail et exigences écologiques. L’interdiction des licenciement, la réduction du temps de travail et la suppression du travail posté et de nuit sont des revendications qui s’imposent, maintenant.
Jean-Claude Vessilier
Face à l’application de l’ANI : Signifugation et portée des débrayages chez Peugeot
Le 11 septembre 2013, 900 travailleurs de Peugeot à Mulhouse débrayaient, à la surprise de tous, pour dénoncer l’Accord national interprofessionnel (ANI) que le patron voulait leur imposer ainsi qu’à tout le groupe. Ce débrayage allait en entraîner d’autres, plus ou moins importants, dans tout le groupe, soit isolés, soit dans des journées communes, et cela jusqu’au 24 octobre.
Le nombre des salariés qui ont débrayé n’a pas été suffisant au regard des enjeux mais constitue un record de participation depuis la grève de 1989.
Il faut dire que Peugeot voulait une régression très importante : blocage des salaires en 2014 et certainement en 2015 et 2016 ; suppression de la prime d’ancienneté pour les plus de 20 ans d’entreprise, de la prime de rentrée, de la subrogation des indemnités de sécurité sociale ; paiement des samedis travaillés en fin d’année avec une majoration de 25 % au lieu de 45 %, et uniquement pour ceux non compensés par des jours non travaillés ; réduction de la majoration de nuit ; indemnisation du chômage partiel à 70 % au lieu de 75 % ; six jours de RTT à la disposition du patron ; dépassement de l’horaire de travail de 20 minutes annoncé le jour même. Au total, une perte de 1 000 à 1 200 euros par an. En outre, une zone regroupant plusieurs sites est désormais considérée comme un seul établissement, les mutations régionales et les prêts de personnel sur toute la France devenant la règle.
Après les débrayages, le patron a reculé un peu sur la prime de rentrée et la prime de nuit, intégré la prime d’ancienneté pour ceux qui ont plus de 20 ans de présence, mais maintenu le reste. L’accord a été signé par la CFTC, la CGC, FO et le SIA.
Des mesures qui prolongent et dépassent l’ANI
L’ANI représente une véritable casse du code du travail, donnant la possibilité aux patrons de faire varier les horaires et les salaires en cas de « difficultés conjoncturelles », c’est-à-dire quand ils le veulent. Ce qui ouvre toute facilité à la baisse des salaires, la flexibilité, la mobilité interne, les licenciements sans limites et les conditions de travail les pires. De plus, la loi n’est qu’un tremplin pour aller encore plus loin. Les accords signés chez PSA ou Renault vont déjà au delà.
La CFDT, la CFTC et la CGC ont pourtant signé cet accord en janvier 2013, ce qui a entraîné ensuite son vote au parlement le 14 juin et son application le 1er juillet. Depuis, les accords ANI se multiplient et les plans dits sociaux que l’ANI facilite ont bondi, pour atteindre les 1 000 annoncés pour l’année 2013.
La CGT et FO ont dénoncé cet accord mais, malgré les luttes des ouvriers de Renault au printemps, entre la signature syndicale et le vote de la loi, ils n’ont jamais vraiment tenté de mobiliser sérieusement, ni même de faire l’information massive que cela aurait mérité. La CGT a décrété à l’avance que les salariés ne bougeraient pas et qu’il fallait seulement s’adresser aux députés. Mais même quand les ouvriers bougent, comme à PSA ou encore en octobre à Michelin Joué-lès-Tours, avec ses 480 salariés mutés sur 14 sites sous peine de licenciement du fait de l’ANI, les confédérations n’essaient pas de porter le problème à l’échelle nationale où il se pose pourtant. Ce qui signifie que l’ANI va provoquer une avalanche de plans « sociaux » et de nombreuses luttes locales, de groupe ou régionales sans que les confédérations n’essaient de les coordonner pour les rendre efficaces.
Ce sont d’ailleurs des militants syndicaux de base, en particulier de la CGT de Peugeot Mulhouse, qui par une intense campagne d’information et de mobilisation menée pendant un an sur les dangers de l’ANI, ont créé le climat favorisant le débrayage « surprise » dans cette usine, et, par suite, ceux dans tout le groupe.
Le fait que l’on assiste aujourd’hui non pas à une absence de conflits, mais à une conflictualité courte et explosive, s’explique par la pression conjuguée du chômage et des faibles salaires, mais aussi par la perception diffuse qu’ont leurs acteurs de ne pas avoir à se battre seulement contre leur patron, mais de devoir affronter le patronat, le gouvernement et même plus généralement une « crise » capitaliste à dimension internationale, sans qu’aucune des grandes organisations ouvrières, politiques et syndicales, ne se situe à ce niveau.
Ainsi, ces conflits ne peuvent guère gagner, mais ils préparent peu à peu le terrain psychologique, social, politique et militant à une autre lutte, d’un niveau qualitatif supérieur, qui peut éclater rapidement et de manière surprenante, à partir d’événements considérés à d’autres époques comme relevant des faits divers – arbres turcs, suicide tunisien, bébés bosniaques, foot et transports brésiliens... et maintenant l’écotaxe.
De l’équipement au renouvellement, ou la fin d’une époque
L’ANI comme la fermeture d’Aulnay représentent un changement qualitatif, mais dans le cadre d’une logique qui vient de loin. La crise actuelle de la production automobile dans le monde développé est celle du passage du marché d’équipement au marché de renouvellement. Lorsqu’une majorité de consommateurs est équipée d’une voiture, il est difficile de leur en vendre deux ou trois. Dès lors, la production auparavant en progression exponentielle se ralentit et stagne.
Avec 60 millions de salariés liés à l’automobile, cela ne se fait pas sans dégâts. D’autant que le droit du travail actuel, les institutions démocratiques elles-mêmes et la mentalité qui va avec ont été mis en place dans un cadre marqué par la production de masse des firmes automobiles. Les accords Renault de 1955 se sont étendus à toute la France et lui ont donné son paysage politique et social jusqu’aux années 1980, comme ceux de Fiat à l’Italie, ou ceux de Ford, GM et Chrysler aux USA.
Dès lors que l’ingénieur et parfois aussi le manœuvre sont des acheteurs de l’objet sophistiqué que sont les voitures qu’ils produisent, les producteurs/consommateurs deviennent dans ce monde des « citoyens ». Leurs crédits doivent être protégés des aléas de la maladie, du chômage, de la vieillesse, les assurances sociales garantissent ce marché partout. Ce qui entraîne un échafaudage de représentations politiques et syndicales adaptées, des organisations ouvrières de plus en plus intégrées, une démocratie ressentie par les travailleurs au travers de ces institutions sociales sur lesquelles se greffe le monde politique, et des illusions populaires ainsi délimitées. Aujourd’hui, l’ANI clôt cette période.
D’abord, à l’usine où l’exploitation est de plus en plus sauvage. Cela a commencé par les externalisations, la sous-traitance et l’idéologie du « mérite ». La charge de travail, la productivité ont considérablement augmenté. Chaque temps mort est traqué, chaque geste inutile est chassé. Des cadences folles, des pauses rognées, des accidents du travail en plus grand nombre mais moins de droit à la santé, des infirmeries et des cantines fermées, moins de transports collectifs. Pas le droit à vieillir tranquillement : les postes aménagés pour les anciens et handicapés sont supprimés en même temps qu’on reporte l’âge de départ en retraite. Et pour les intérimaires, aucun droit. L’ambiance de peur et de soumission débouche sur l’épuisement et les suicides. C’est la « lean » (maigre) production : gagner de l’argent sans vendre plus mais en augmentant la productivité.
Ensuite, à l’extérieur : les méthodes de travail de l’automobile et ses suicides s’étendent ailleurs. Le flux tendu, les stocks sur des camions accroissent la pollution. L’écotaxe en résulte. Avec la stagnation du marché automobile en occident, PSA se diversifie comme il ne l’a jamais fait. Les firmes auto déplacent la production vers le haut de gamme, plus profitable. Avec le délitement de la production de masse, il y a un déplacement économique vers la finance, une désagrégation du régime producteur-consommateur et une accélération du détricotage de tout le système politico-social. Les patrons n’ont plus tant besoin de la démocratie sociale, politique et syndicale pour des ouvriers qui redeviennent plus producteurs que consommateurs. Ce qui signifie un État lui aussi « lean », des économies sur la sécu, les retraites, les services publics et les évolutions politiques qui l’accompagnent.
Les gouvernements sont plus clairement liés au capital : Monti, Papadémos mais aussi Schröder lié à VW, Hyundaï en Corée du Sud, Marchionne en Italie qui sort Fiat du code du travail, PSA qui impose l’ANI au gouvernement Hollande... La droite est plus agressive, l’argent ressemble de plus en plus au crime organisé. La moitié du PIB mondial se cache dans les paradis fiscaux.
Renaissance d’une conscience de classe
La dictature dans les usines s’étend à la société et celle-ci se prolétarise. Cette fusion plus claire entre l’économie et la politique comble à son tour le fossé entre le politique et le syndical. De là renaît lentement une nouvelle conscience de classe du prolétariat.
La lutte contre l’ANI et le vent breton sont deux bouts des premiers pas tâtonnants des classes populaires sur la scène politique, qui donnent à leur tour un sens à une multitude de petites luttes jusque là invisibles, y compris aux yeux de leurs propres participants. Ainsi, de chaque coin, le sentiment d’un « tous ensemble » progresse en un réseau informel cherchant ses représentants ouvriers radicaux.
L’impréparation à la tâche rend pour le moment les luttes confuses, hésitant entre les vieux chemins traditionnels et de nouveaux, encore à découvrir. Ce tâtonnement sourd au travers des « Indignés », d’« Occupy », des printemps arabes ou « érable », des résistances à l’ANI ou des vents bretons.
Mais la poudre pour une explosion généralisée est en train de s’accumuler. L’étincelle pourrait être la mise en pratique de l’ANI, chez PSA ou ailleurs, se cumulant avec d’autres colères souterraines. Voilà ce que nous devons nous attacher à rendre visible et conscient pour le plus grand nombre.
Jacques Chastaing
Face à l’application de l’ANI : Régressions et résistances chez Renault
Le 13 mars 2013, chez Renault, trois directions syndicales (CFE-CGC, CFDT et FO) signaient un « contrat pour une nouvelle dynamique de croissance et de développement social de Renault en France ». Sa logique : travailler plus sans gagner plus, voire en gagnant moins. Mais la mobilisation des salariés a contraint la direction à limiter ses prétentions.
Même si cette signature est intervenue trois mois après celle de l’Accord national interprofessionnel (ANI) par les confédérations CFE-CGC, CFDT et CFTC (mais trois mois avant sa transcription dans la loi dite de « sécurisation de l’emploi »), le contenu de cet accord de compétitivité démontre que le patronat n’a jamais eu l’intention de se satisfaire de l’ANI. Un texte pourtant qualifié d’historique, mais dont il ne s’encombrera pas pour aller encore plus loin dans sa stratégie de destruction sociale.
Chez Renault, la « négociation » avait commencé dès novembre 2012, dans le but d’aboutir à une signature avant le vote d’une loi qui aurait pu être trop contraignante pour l’entreprise, et aussi de peser sur son contenu. Histoire de prouver que le temps où Renault apparaissait comme la vitrine du progrès social est bien révolu, et qu’il entend être à l’avant-garde des contre-réformes du droit du travail.
Alors que la loi prétend instaurer des accords de « maintien de l’emploi » en échange de concessions allant de l’augmentation du temps de travail à salaire inchangé à la baisse conjointe du temps de travail et des salaires pour une durée de deux ans, l’accord Renault instaure le blocage des salaires pour trois ans, l’augmentation du temps de travail sans aucune compensation et la destruction de 7 500 emplois d’ici à la fin 2016. Ce qui a conduit le directeur des opérations France à déclarer : « Un accord de cette ampleur, à 360°, n’est pas fréquent. Il illustre ce à quoi la qualité du dialogue social permet d’aboutir » !
Un « dialogue social » mené de bout en bout sous la pression d’un chantage à la fermeture de deux sites en France, en s’appuyant sur la mise en concurrence avec les sites de fabrication européens et d’Afrique du Nord de l’Alliance Renault-Nissan, plus la menace de ne pas affecter les fabrications prévues aux sites restant. Pourtant, les engagements de Renault ne sont que du vent, puisqu’ils sont liés à une hypothèse de croissance du marché automobile européen dans laquelle le constructeur pourrait progresser de 30 % en France d’ici à 2016…
Une régression sans précédent
C’est d’abord la réduction de 15 % des effectifs France, essentiellement au travers d’un dispositif de « dispense d’activité » ouvert trois ans avant le départ en retraite, avec maintien de 75 % de la rémunération. Mais aucun de ces départs ne sera remplacé. Le quart des effectifs de production devra disparaître, alors que le constructeur prévoit d’augmenter ses volumes de fabrication en France de 33 %. L’impact sur les conditions de travail promet d’être catastrophique.
Puis il y a le « blocage de la masse salariale » en 2013 et la « modération » pour 2014 et 2015, alors même que le temps de travail va augmenter en moyenne de 6, 5 %. Dans certains établissements comme à Cléon, l’allongement du temps de travail va même être plus important puisque l’accord impose la suppression de 21 jours de congés pour les salariés travaillant en équipes 2 x 8. Là, l’accord va supprimer tous les congés supplémentaires concédés depuis 1997, simplement pour compenser la suppression des repos supplémentaires arrachés par les travailleurs postés de la fabrication, au cours de 40 ans de bagarres visant à la reconnaissance de la pénibilité de leur travail.
L’accord prévoit encore de renforcer l’externalisation de pans entiers de l’ingénierie, en instaurant une distinction entre des activités dites « cœur de métier » et d’autres dites « non cœur de métier ». Pour Renault, il va s’agir de conserver exclusivement les technologies dites à forte valeur ajoutée et d’externaliser toutes les autres, notamment celles qui pour lui « ne présentent pas d’avantage concurrentiel ». Résultat, 2 000 emplois vont être supprimés dans ce seul secteur.
Par contre, face à la mobilisation, Renault a dû renoncer temporairement à la mobilité obligatoire qu’il aurait voulu instaurer entre ses différents sites, suite au regroupement de toutes ses usines et filiales dans le cadre de deux pôles, un pour le Nord-est et un pour la Vallée de la Seine.
Une vraie résistance
Malgré des arrêts de travail à répétition tout au long de la négociation de cet accord, le rapport de forces est resté insuffisant pour bloquer la signature. Mais il y a eu une vraie résistance, qui s’est exprimée entre le 12 décembre 2012 et le 20 février 2013, au travers de huit appels à débrayages touchant l’ensemble des sites concernés. On a décompté jusqu’à 4 500 grévistes au niveau du groupe, le 29 janvier dernier.
Les arrêts de travail sont allés de quelques heures à la journée entière, avec blocage complet de certaines usines sur la journée, comme à Cléon ou à Douai. Sur certains sites, ils ont réuni jusqu’au tiers des effectifs présents. Parfois pour la première fois depuis la vague d’embauches de 1999 à 2005, une nouvelle génération de travailleurs combatifs s’est mise en mouvement, renouant enfin avec les formes d’action radicales des générations passées. Un signe que tout reste possible dans les mois à venir.
Régis Louail