Dans le contexte actuel de crise internationale du capitalisme, l’Afrique subsaharienne est présentée comme une zone de l’économie mondiale qui s’en tire bien. En 2012, aucun des États n’était considéré comme en récession : du 0,8 % de croissance du PIB au Swaziland, au 8,7 % (après 13,7 % en 2011) au Ghana, en passant par les 7 % du Congo-Brazzaville, 2,7 % de l’Afrique du Sud et 4 % de Maurice [1]). La croissance moyenne de la sous-région est de 5,8 %, bien au-dessus de la moyenne mondiale située autour de 3 %.
C’est une situation bien différente de celle des années 1980-1990, au cours desquelles l’Afrique subsaharienne — hors Afrique du Sud — était présentée comme un boulet. À tel point que les idéologues du Capital la présentaient comme extérieure à l’économie mondiale, la tâche de la bureaucratie économique internationale étant de l’y intégrer. Elle affichait alors un surendettement public extérieur, aussi bien bilatéral que multilatéral, considéré comme critique. Une conséquence, entre autres, de l’habileté cynique avec laquelle les États-Unis étaient arrivés à résoudre provisoirement leurs difficultés post-Guerre du Vietnam aux dépens des économies de la périphérie capitaliste.
Selon le Fonds monétaire international (FMI), le niveau d’endettement général de cette sous-région, est passé de plus de 100 % à une moyenne de 40 % du PIB, mais avec de grandes disparités : d’un encours de dette publique extérieure correspondant à 4,7 % pour la Guinée équatoriale aux 150 % pour le Zimbabwe, en passant par les 58 % des Comores et les 71 % du Cap-Vert. Ainsi, c’est toujours en Afrique subsaharienne que l’on trouve le plus grand nombre des dits « pays pauvres très endettés ». D’ailleurs, certains États bénéficiaires ou en attente d’un prétendu allègement de leur dette extérieure, font partie de ceux qui affichent des bons taux de croissance, de 4 % à 7 %, à l’instar du Congo-Brazzaville et de la Côte d’Ivoire.
Dans l’ensemble, la sous-région est censée faire mieux en 2013-2014, d’après les prévisions de l’ONU, du FMI et consorts [2]. Et l’avenir serait radieux en 2050, d’après le McKinsey Global Institute ainsi que d’autres adeptes du culte de la croissance [3]. Eu égard à ce « dynamisme salvateur » de l’économie capitaliste mondiale, certains analystes n’hésitent pas à évoquer l’Afrique comme une future locomotive de l’économie capitaliste mondiale, après avoir été, pendant des siècles, principalement fournisseuse de force de travail et de matières premières. Des prédications qui enthousiasment des « afrocentristes » et « afro-optimistes », oubliant que ces analystes qui fanfaronnent avec une mystifiante sophistication mathématique sont les mêmes qui n’avaient pas vu venir la crise et dont les supposées solutions apportées à celle-ci s’avèrent non viables [4].
Idéologie économique et métamorphose de la domination
Cet enthousiasme pour la croissance économique sous-régionale des dix dernières années ainsi que l’optimisme pour l’avenir qui l’accompagne relèvent plus de l’idéologie qui embrume ceux et celles qui le produisent/reproduisent. Car ces « performances » prouvent la domination persistante du capitalisme central sur ces économies ou leur hétéronomie plutôt qu’un quelconque « développement auto-dynamique et autocentré », chanté jusque dans les années 1980, par exemple dans le Plan d’action de Lagos pour le développement économique de l’Afrique 1980-2000 [5]. Voire quelque « propre chemin [africain] de la croissance », comme le dit un des activistes africains les plus en vue du néolibéralisme [6] qui ne tient pas compte de la persistance de la spécialisation héritée de l’exploitation coloniale. Ladite croissance est encore essentiellement tirée par l’exploitation pétrolière et minière, par des transnationales originaires des traditionnelles économies capitalistes dominantes ou impérialistes, qui exportent la production vers leurs industries de transformation. Ce sont elles qui sont, comme d’habitude, les principales bénéficiaires de la croissance dite africaine.
Le principal changement survenu dans cette tradition économique en Afrique, c’est la participation très évidente, ces dernières années, des entreprises des nouvelles puissances économiques capitalistes dites « pays émergents », de la Chine au Brésil, en passant par l’Inde, en collaboration et en concurrence avec les puissances traditionnelles — européennes et états-unienne. Cette percée, tout en consolidant l’emprise du capitalisme sur le continent, y entraîne des changements dans le jeu impérialiste [7]. De nombreux États africains ne sont plus aujourd’hui dans le même rapport à certains dogmes du néolibéralisme que dans les années 1980-1990, voire jusqu’aux cinq premières années du nouveau siècle. Il y a une relative remise en cause de ce qui est censé avoir davantage renforcé leur traditionnelle hétéronomie financière. Avec en arrière-plan l’influence des performances économiques de la Chine — impossibles sans l’existence d’un État entrepreneur encadrant le capital privé — qui ont concrètement battu en brèche le dogme du désengagement économique de l’État [8] comme condition sine qua non du progrès économique.
Les économies dépendantes de l’extractivisme avaient vu leurs rentes diminuer, suite au diktat des institutions financières internationales comme l’a reconnu la Commission économique pour l’Afrique de l’ONU : « D’un point de vue économique, les réformes des années 1980 et 1990 ont ouvert de nombreux pays aux investissements privés dans le secteur minier. Pourtant cette nouvelle situation n’a pas toujours eu des effets bénéfiques, car les gouvernements étaient obligés de faire d’importantes concessions pour attirer les capitaux vers ce secteur, en raison de la concurrence féroce à l’échelle mondiale pour l’obtention de ces capitaux. » [9] Ainsi, depuis quelques années, il y a (a contrario de la lettre du Consensus de Washington) des réformes dans l’autre sens : les codes miniers et pétroliers sont révisés en vue de rapporter plus aux trésors publics nationaux, à travers aussi bien la hausse de la fiscalité que la participation des États dans les entreprises extractives (Burkina Faso, Cameroun, en passant par les 7 % du Congo-Brazzaville, 2,7 % de l’Afrique du, Gabon, en passant par les 7 % du Congo-Brazzaville, 2,7 % de l’Afrique du, Guinée, Mali, Zambie, Zimbabwe) ce qui n’est pas sans poser de problèmes.
D’une part avec les transnationales qui n’entendent pas d’une bonne oreille toute initiative susceptible de réduire leurs profits ou quelque instauration d’un partage moins léonin. Ce qui a été réaffirmé par certaines entreprises minières lors de l’édition 2013 de leur conférence internationale « Mining Indaba », tenue en début février au Cap, en Afrique du Sud. Ces entreprises paraissent aussi agaçées par la politique chinoise de construction des infrastructures publiques dans les pays partenaires, dans le cadre des contrats d’exploitation des ressources naturelles. Une pratique qui séduit les gouvernant-e-s africain-e-s, vu que les transnationales traditionnelles ne les y avaient pas habitués. Avec le risque, pour celles-ci d’avoir, à court terme, le capital chinois aussi présent dans le secteur minier qu’il l’est déjà dans le secteur pétrolier. L’Afrique subsaharienne est ainsi écartelée entre l’hégémonie traditionnelle des capitaux d’Europe occidentale et des États-Unis et l’expansion des capitaux des puissances capitalistes émergentes, chinois en particulier, qui sont ensemble les principaux acteurs de la croissance africaine. Sans oublier, évidemment, la force de travail exploitée et sur-exploitée dont les réformes des codes du travail des années 1980-1990 ainsi que les dévaluations monétaires avaient réduit les prix (pas ceux des travailleurs dits expatriés) pour attirer les investisseurs. Mais ce n’est pas le sort de ces travailleurs qui préoccupe les gouvernants se voulant réformateurs.
D’autre part, il y a problème au niveau de certaines équipes gouvernementales, à l’instar de celle de la Côte d’Ivoire. Il y aurait des désaccords entre, d’une part, le ministre des Mines, du Pétrole et de l’énergie, Adama Toungara, et son collègue de l’économie et des Finances Charles Koffi Diby et, d’autre part, le chef de l’État, Alassane Ouattara, hostile au projet élaboré par ceux-là. Selon la publication spécialisée Africa Mining Intelligence : « Le nouveau dispositif prévoyait qu’après avoir recouvré les investissements liés aux opérations minières, chaque compagnie devrait verser une quote-part de 50 % à l’État ivoirien pour toute production d’une valeur comprise entre 1 et 100 millions de dollars. Cette quote-part évoluerait de manière graduelle (…) Il était également prévu d’augmenter la participation de l’État dans chaque compagnie minière à hauteur de 25 %, contre 10 % aujourd’hui. Résultat : Ouattara a confié la rédaction d’une nouvelle mouture aux services de Philippe Serey Eiffel, l’omniprésent coordonnateur du corps de conseillers de la présidence. Quoiqu’il arrive, les permis d’exploitation seront à l’avenir attribués par décret présidentiel. » [10] Deux nuances dans la conception du rôle de l’État dans l’économie néolibérale ivoirienne : une plus grande autonomie financière dans la dépendance contre un conservatisme concernant la domination des transnationales. Comme celles-ci sont ouvertement hostiles à ces nouvelles révisions, l’ancien directeur général adjoint du FMI et idéologue de la néolibéralisation salvatrice de l’Afrique [11] justifierait son orientation par la volonté de ne pas dissuader les investisseurs-rois, qui ne manqueraient pas d’aller voir dans les autres économies extractivistes de la sous-région aux dispositifs législatifs considérés comme bien plus attractifs. En dépit de la mobilisation de certains secteurs de la société civile pour l’harmonisation des codes miniers et pétroliers, la majorité des États ne respectent pas encore les engagements pris dans le cadre de la Politique de développement des ressources minérales de la Communauté économique et douanière des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO). Malgré l’efficacité d’une telle harmonisation : « Il est capital que les compagnies minières puissent trouver les mêmes normes dans tout l’espace communautaire. S’ils essayent de respecter les normes concernant les droits de l’homme et de l’environnement, les États auront moins la crainte de perdre un investisseur. » [12] En attendant, malgré « les affirmations vibrantes sur l’unité du continent » (F. Fanon), c’est l’esprit de compétition, qui plaira le plus aux transnationales — traditionnelles ou des BRIC — qui règne entre les États de la sous-région.
Le culte de la croissance semble ainsi incompatible avec une solidarité sous-régionale de bon sens, cinquante ans après la création de l’Organisation de l’Unité Africaine, institution du panafricanisme des États. Comme le prouvent, par ailleurs, les tensions relatives à l’exploitation des ressources naturelles situées dans des zones frontalières problématiques, à l’instar de la menace récente de guerre entre le Malawi et la Tanzanie pour le pétrole découvert dans le lac Nyassa.
« Sous-impérialisme » et nouvelle bourgeoisie compradore
Un autre changement, c’est la participation revendiquée du capitalisme africain à l’exploitation néolibérale de la sous-région, après les partages négrier des XVIe-XVIIe siècles, colonial de la fin du XIXe siècle et néocolonial des années 1950-1960. C’est l’Afrique du Sud, leader économique de l’Afrique subsaharienne, investisseur traditionnel [13] handicapé pendant des décennies par l’apartheid constitutionnel, détentrice non seulement des capitaux mais aussi d’une indéniable expertise dans l’exploitation, l’exportation et la transformation des matières premières, qui occupe la première place dans cette nouvelle édition de la course vers les ressources naturelles sous-régionales, du Botswana au Mali. Y compris pour la conquête des terres arables. Ce qui lui vaut d’ailleurs l’accusation de sous-impérialisme. Marchant sur ses traces, il y a l’Angola, un des champions du monde de la croissance pendant les dix dernières années, qui, tirant profit de l’importance des rentes du pétrole et du diamant, du dynamisme de sa Société nationale des combustibles (Sonangol), s’est lancé dans l’investissement direct étranger.
Le capital angolais, déjà considéré comme néocolonial au Cabinda, enclave agitée par le sécessionisme, s’est par exemple engagé dans la production minière, l’exploitation de la bauxite, en Guinée-Bissau. Il y a été accusé d’amorcer une vassalisation : 10 % seulement de parts pour les Bissao-Guinéens dans une joint-venture d’exploitation de la bauxite, accompagné du projet de construction d’une infrastructure portuaire (à Buba). Il y avait aussi la présence d’une mission militaire — incluant la formation de la police locale — dans le cadre de la Communauté des pays de langue portugaise (CPLP) et du Conseil de paix et de sécurité de l’Union Africaine (alors présidé par l’Angola) pour le retour à la stabilité de ce pays aux putschs à répétition [14]. La supposée influence angolaise, avec le soutien du Portugal [15], sur l’avenir de la Guinée-Bissau n’agaçait pas seulement des fractions de l’armée et de la « classe politique » locale, opposées au gouvernement du Premier ministre Gomes Juníor, alors victime du dernier putsch, mais aussi des ténors de la CEDEAO — la Côte d’Ivoire, le Nigeria et le Sénégal — qui y voyaient, malgré la lusophonie partagée par l’Angola et la Guinée-Bissau, une ingérence étrangère, d’un État de l’Afrique australe, dans les affaires de la communauté ouest-africaine. L’Angola du Mouvement populaire pour la libération de l’Angola (MPLA) a, de son côté, le soutien de la Guinée dirigée par le Rassemblement du peuple de Guinée d’Alpha Condé (membre de l’Internationale socialiste comme le MPLA), qui avait bénéficié d’une aide financière angolaise pour le remboursement d’une dette de l’État guinéen à un fonds sud-africain.
Il semble par ailleurs que le leadership au sein de la lusophonie africaine — rien que cinq États — ne suffit pas à l’Angola. Certains observateurs évoquent des velléités de concurrence avec l’Afrique du Sud en matière de leadership politique en Afrique australe [16]. La puissance financière chassant le sentiment d’égalité, il est à craindre que la forte croissance de ces économies, suscitant l’expansion hors frontière des capitaux plutôt que des investissements locaux dans le social, produise plus d’ambitions sous-impérialistes dans la sous-région.
Dans ce développement du capitalisme néolibéral de l’Afrique, les classes dominantes locales se contentent encore en général de leur statut de bourgeoisie compradore dans la structure hiérarchisée de l’économie capitaliste mondiale. C’est ce que le Nouveau partenariat pour le développement économique de l’Afrique (NEPAD) adopté par l’UA en 2001, avait clairement exprimé par sa dépendance principielle à l’égard du capital étranger, tournant ainsi le dos à l’esprit du Plan d’action de Lagos.
Toutefois, ce n’est plus la bourgeoisie compradore des toutes premières années de « l’indépendance », voire des deux premières décennies. En effet, il n’y a plus en Afrique de secteur — du secteur minier et pétrolier au transport aérien, en passant par l’industrie alimentaire et le secteur bancaire — où ne sont présent-e-s ces capitalistes africain-e-s, dont l’accumulation primitive est presque toujours liée aux rentes de situation dans l’appareil d’État, à la gestion gabégique de celui-ci et autres actes illicites — dont le relais des cartels narco-trafiquants sud-américains, du Mozambique au Mali, en passant par le Ghana — ayant bénéficié et bénéficiant encore de l’impunité. Le Black Economic Empowerment (BEE, transfert du pouvoir économique aux Noirs) sud-africain inscrit dans la politique post-apartheid a aussi considérablement agrandi le cercle des capitalistes africain-e-s, qui constitue le gros lot des 4,84 % de la « classe riche » africaine établie par la Banque africaine de développement (BAfD). Ainsi, bien que ce ne sont pas leurs activités qui ont principalement boosté la croissance africaine, on ne peut plus dire de la bourgeoisie africaine qu’« elle n’est pas orientée vers la production » (F. Fanon) ou qu’on n’y trouve pas de financiers. Certes, la présence de ces capitalistes africains est encore inversement proportionnelle dans tels secteurs par rapport à tels autres : elle est, par exemple, très faible dans les secteurs miniers et pétroliers — où le statut d’actionnaire important suffit le plus souvent. Elle est aussi rarement en position hégémonique ou de leadership face aux capitaux provenant des centres du capitalisme et investis dans le même secteur. Que ce soit dans leur propre pays ou dans un autre pays africain [17].
« Accumulez, accumulez ! C’est la loi et les prophètes ! » [18]
Ce capitalisme africain se constitue aussi par la violence meurtrière. La croissance économique accroît la conflictualité entre les différentes fractions politiques en compétition pour la gestion néolibérale des États néocoloniaux, une source traditionnelle d’accumulation primitive du capital ou de sa reproduction. Identités ethniques, régionales, confessionnelles et autres sont instrumentalisées pour la mobilisation populaire, jusqu’à la violence armée — pour celles qui en ont la capacité financière ainsi que le soutien des réseaux capitalistes et politiques extérieurs — en vue d’accéder au contrôle de la redistribution des fruits de la croissance et autres privilèges illicites ou légalisés.
Le long conflit ivoirien entre la fraction gouvernante de Laurent Gbagbo (lancée dans une accumulation primitive du capital effrénée ainsi qu’une reproduction néolibérale du capital) et celles d’Alassane Dramane Ouattara et d’Henri Konan Bédié (se considérant comme injustement exclues du contrôle de la redistribution des fruits de la croissance) en est une bonne illustration [19]. L’issue trouvée par la « communauté internationale » : une action militaire des Nations Unies et de l’armée française pour déloger Laurent Gbagbo du palais présidentiel afin d’y placer l’ancien Directeur général adjoint du FMI, membre éminent de l’Internationale libérale et ami du président français d’alors. Depuis, les violations des droits humains ont continué, y compris sous forme de revanche ethnopolitique ; les seigneurs de guerre criminels, encore actifs en la matière, sont désormais présentés comme des démocrates [20] ; des butins de guerre ont été transformés en capital localement (non plus seulement dans des pays voisins) ; des situations rentières ont été acquises ; de gros marchés ont été octroyés aux investisseurs étrangers amis . Bref, la reproduction du capital néocolonial se passe bien. Le peuple ivoirien devrait se contenter d’avoir été sauvé d’un supposé pire.
Comme si ce n’était pas déjà trop pour le continent, voilà qu’au Mozambique, devenu ces dernières années un eldorado gazier et carbonifère, avec une croissance moyenne de 7 % pendant les dix dernières années, Afonso Dhlakama, le dirigeant de l’ancienne rébellion armée anticommuniste, la Résistance nationale mozambicaine (RENAMO), devenue le deuxième parti politique du pays, a sonné la remobilisation de ses anciennes troupes [21]. Cette nouvelle menace [22] de reprise de la guerre civile est en fait une réaction à la consolidation en cours du monopole oligarchique des dirigeants du parti au pouvoir depuis l’indépendance, le Front de libération du Mozambique (FRELIMO). Les principaux dirigeants, civils et militaires, de ce parti, anciennement classé dans le camp socialiste, s’avèrent des affairistes — avec le sens dynastique de la bourgeoisie — aux dépens du trésor public, et des cyniques, indifférents à la pauvreté et la misère dans lesquelles vit la grande majorité du peuple mozambicain [23].
Violence qui peut aussi être la bonne application d’une autre leçon du capitalisme historique : l’accumulation par prédation à l’étranger. Ce qu’illustre assez bien la tragédie que vivent, depuis bientôt vingt ans, les populations du nord-est de la République démocratique du Congo, où le régime rwandais est constamment accusé par des commissions d’enquête des Nations Unies comme étant le principal soutien des rébellions armées congolaises récurrentes, criminelles et pillardes [24]. Des capitalistes rwandais, pilleurs et marchands/exportateurs des ressources naturelles congolaises (coltan, cassitérites, etc.), aux industries de certains pays d’Europe et d’Asie [25], contribuent ainsi à la croissance de leur pays. Comme si la mémoire des millions des victimes du génocide et des massacres de 1994, pour la défense des privilèges de l’oligarchie alors au pouvoir, pouvait être instrumentalisée comme légitimation d’une opération d’accumulation primitive et de reproduction du capital par prédation, au prix de millions de vies, de viols et autres violences dans le Congo (RD) voisin. Des victimes que ne prend pas en compte « Doing Business » [26] et autres classificateurs des performances économiques du Rwanda. Tout comme d’ailleurs, ceux qui apprécieront les performances des industries de haute technologie de la communication utilisant ces matières premières entâchées de cadavres et d’humiliations profondes. Rien de nouveau en fait. Le vampirisme est une caractéristique du capitalisme réel, dans toutes les phases de son histoire ». D’où l’indécence de la nostalgie du capitalisme keynésien, assez courante dans la gauche des sociétés capitalistes dites développées, qui semble incapable d’articuler le compromis capitaliste, dans les sociétés du centre, entre le capital et le travail, dit entre autres “Trente glorieuses”, avec les malheurs dans les satrapies ou territoires néocoloniaux du Tiers Monde en général, d’Afrique subsaharienne en particulier.
De « la transformation de l’Afrique en une sorte de garenne commerciale pour la chasse aux peaux noires » [27] des premiers siècles du capital aux pillages minier et pétrolier des XXe et XXIe siècles, il y a toujours eu la complicité intéressée de certains autochtones. Ceux-ci sont bien plus nombreux qu’avant-hier et assez visibles dans cette phase néolibérale : la nouvelle bourgeoisie compradore est la principale bénéficiaire locale des fruits d’une croissance socialement et écologiquement nocive. Pour une partie importante de cette nouvelle bourgeoisie il sera impossible à court terme, voire à moyen terme, d’effacer de la mémoire populaire les traces de ses procédés d’accumulation primitive et de reproduction de son capital. Ces dirigeants politiques ou administratifs habiles en détournement des biens publics, des rentes minières et pétrolières (les kleptocraties pétrolières du Golfe de Guinée, par exemple), qui sont corrompus par des investisseurs étrangers, habiles en surfacturations et en chantiers parfois inachevés bien que souvent déjà payés, en fraude fiscale et autres privilèges illégaux. Toute cette immoralité aux graves conséquences sociales est oubliée par les apologistes de la croissance africaine et du dynamisme du secteur privé africain.
Un boom des classes moyennes ?
Avec le développement du capitalisme africain, la croissance est censée avoir produit une « émergence » des « classes moyennes ». Une étude de la Banque mondiale a évoqué leur triplement de 1980 à 2010, alors que la population régionale n’a fait que doubler dans la même période [28]. Après le « dégraissage » des Fonctions publiques, les liquididations des entreprises d’État, etc., pendant les années 1980-1990, qui avaient gravement affecté aussi les classes moyennes, il y a de nos jours comme une sorte de retour dynamique. Dans un contexte de développement de la culture de l’ostentation, du spectacle consumériste, de prolifération des gadgets censés symboliser la réussite sociale, elles ont beaucoup plus de visibilité dans bon nombre de sociétés africaines. Sans oublier les réseaux clientélaires des dirigeants politiques et administratifs ainsi que les agents des institutions internationales, y compris ceux de certaines ONG internationales. Ce qui rejouit celles et ceux qui clament ce développement des classes moyennes, c’est la visibilité d’un nombre plus important de jeunes — les diplômé-e-s MBA et assimilé-e-s — dont les attitudes professionnelles ainsi que les modes de vie manifestent l’adhésion à ce que l’on nommerait des versions locales des yuppies produits par le reaganisme. Leur vie est une publicité en faveur du néolibéralisme.
Cependant, contrairement à ce que laisse entendre la fameuse étude de la BAfD, la situation réelle est en décalage avec les statistiques. Les critères de classification sont peu rigoureux, voire fantaisistes. À l’instar des quelques cents de $ qui distingueraient l’appartenance à la catégorie des pauvres — moins de 2 $/jour ou plutôt 1,25 $/jour — de celle des classes moyennes — à partir de 2 $/jour [29]. Dans les faits, une partie importante de la part dite flottante des classes moyennes vit dans la pauvreté. Les 20,88 % de la « floating class » devraient être repartis entre les 60,85 % de pauvres ( « 1st poverty line » et « 2nd poverty line ») et les 13,44 % des vraies classes moyennes (« lower middle » et « upper middle »). Par ailleurs, il n’est pas acquis que cette nouvelle vague de classes moyennes ou de petite-bourgeoisie échappera à moyen terme à la stagnation de la création d’emplois de « classes moyennes », et au déclin progressif qui les caractérise dans bon nombre de sociétés capitalistes développées depuis environ une vingtaine d’années. À moins de prendre pour des oracles les projections optimistes faites par des institutions idéologiques du capital qui tablent plutôt sur une stabilité des rapports de force actuels dans les luttes de classes, au profit des capitalistes. Il y a au moins une chose positive dans cette campagne de propagande des classes moyennes, c’est la reconnaissance de l’existence des classes sociales, déclinées en « classe riche » et en « pauvres ». C’est aussi une façon de reconnaître que la croissance africaine n’est pas pour ces dernier-e-s.
Croissance, pauvreté et chômage
En effet, ces performances économiques en Afrique subsaharienne, si elles réduisent le ralentissement de l’économie capitaliste mondiale, ne s’accompagnent pas d’une réduction effective de la pauvreté. Le dernier rapport, année 2013, du Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) affirme qu’une personne sur quatre vivant dans l’extrême pauvreté dans le monde est Africaine subsahariene. Les « objectifs du millénaire pour le développement », s’avèrent ainsi, à deux ans du terme, être l’attrape-gogos qu’ils paraissaient dès le départ concernant, entre autres objectifs, l’élimination de « l’extrême pauvreté » et de la faim en Afrique comme dans le reste du monde [30]. Cette « extrême pauvreté » tend d’ailleurs à se développer dans les sociétés capitalistes développées, qui étaient exclues du programme onusien. Jusque dans le pays capitaliste qui est encore considéré comme le plus développé.
La quasi-totalité des pays africains se caractérisent par la coexistence d’une forte croissance du PIB avec un taux élevé de pauvreté. C’est d’ailleurs la même BAFD qui a constaté la croissance des pauvres en Afrique subsaharienne [31].
Si en Angola, l’un des champions du monde de la croissance pendant la première décennie du XXIe siècle, l’oligarchie peut acquérir des parts majoritaires dans certaines banques principales et autres entreprises de l’ancienne métropole coloniale, aller à Lisbonne pour y faire ses courses (consommées à Luanda), elle n’empêche pas qu’en même temps les indices du développement humain demeurent catastrophiques : environ 60 % de la population est classée comme pauvre et un peu plus d’un quart de la population active est au chômage. Ce qui ne peut s’expliquer uniquement par les effets de la longue guerre entre le gouvernement du MPLA et l’Unita (1975-2002).
Les indicateurs, excepté le taux moins élevé de la croissance du PIB, sont presque les mêmes au Nigeria, premier producteur de pétrole de la sous-région, que certains analystes, à l’instar de ceux du National Intelligence Council états-unien, présentent comme une très prochaine puissance émergente et dont on ne pourrait pas reprocher à la population un manque de dynamisme en matière d’initiative économique. Dans ce pays — comme dans d’autres tels l’Ouganda, la Zambie, l’Ethiopie (10 % de croissance du PIB) — la pauvreté frappe autour de 80 % de jeunes. Une pauvreté qui sévit parmi des gens qui travaillent, en particulier en milieu rural, qui n’a cessé d’alimenter l’exode rural. Ce qui est aujourd’hui accru par l’accaparement des terres. Des puissances émergentes dites du Sud que sont la Chine et le Brésil s’y illustrent : les capitaux chinois sont parmi les accapareurs dans une dizaine de pays africains alors que les capitaux brésiliens, peu répandus en la matière (quatre pays) ont déjà, dans le cadre du projet d’agro-business ProSavana (partagé avec des capitaux japonais) accaparé 10 millions d’hectares au Mozambique, soit plus de la moitié du potentiel local, en expulsant aussi des petit-e-s paysan-ne-s.
L’accaparement des terres est un phénomène producteur d’un prolétariat agricole surexploité aussi bien que facteur de la prolifération des bidonvilles où coexistent prolétariat et lumpenprolétariat. Car l’Afrique subsaharienne demeure une sous-région où prolifèrent les emplois dit vulnérables ou non décents, surtout pour la main-d’œuvre féminine [32]. Ce qui, compte tenu de l’enracinement de la culture de l’inégalité des genres, est souvent considéré comme un fait normal. Cette pauvreté des travailleuses/travailleurs s’explique non seulement par la place qu’occupe le secteur informel, mais aussi par la violation permanente des droits des salariés quand ils n’ont pas été réduits quasiment à néant par les législations néolibérales — les dites réformes des années 1980-1990 — plus préoccupées par l’attraction des investissements étrangers que par la protection sociale des petit-e-s salarié-e-s. De nombreux législateurs locaux, chargés d’entériner les instructions de la technocratie internationale en la matière, étant par ailleurs des employeurs de main-d’œuvre servile ou en ayant le projet.
L’avenir promet une croissance de ce type d’emplois, eu égard aux projets de zones franches économiques que de nombreux gouvernements déclarent avoir au programme de leur coopération avec les investisseurs étrangers. Quand des technocrates déplorent la quasi-absence de création d’emplois par l’actuelle croissance, c’est pour miser sur la délocalisation éventuelle de certaines unités de production asiatiques vers l’Afrique [33]. Une délocalisation qui fera plaisir à ceux qui reprochent au capital chinois de ne presque pas réaliser de la valeur ajoutée sur le continent. Peu importe les conditions de réalisation de celle-ci, ainsi que l’instrumentalisation de tel prolétariat contre tel autre : le coût de la main-d’œuvre africaine étant en moyenne inférieure à la chinoise, tant pis pour les prolétaires chinois-e-s qui sont considérés comme dépourvu-e-s de réalisme en revendiquant trop. Les dévaluations monétaires des années 1980-1990 et l’existence d’importantes armées de réserve dans presque toutes ces sociétés africaines favorisent les faibles prix de la force de travail. Des réserves de main-d’œuvre composées en grande partie de jeunes, dont une forte proportion est détentrice d’un diplôme, qui, le plus souvent, ne sera pas pris en compte par les employeurs. Par exemple, dans une dite « success story » comme Maurice, ce n’est pas moins d’un-e jeune sur cinq qui est au chômage, alors qu’au Swaziland 52 % de jeunes sont au chômage. Mais, l’essentiel, pour les gouvernants — dont certains ont ou auront des intérêts privés dans ces « pôles de croissance » — c’est l’amélioration des statistiques du chômage, voire la fidélisation d’une clientèle électorale, même si elle sera oubliée, abandonnée en matière de protection sociale et de conditions de travail décentes. Au moins, certain-e-s de leurs gouverné-e-s seront passé-e-s de « l’extrême pauvreté » à la pauvreté — un grand mérite pour les « décideurs » politiques.
Ladite croissance s’accompagne presque partout de l’aggravation des inégalités, des injustices sociales. L’Afrique du Sud et l’Angola font partie des pires cas mondiaux, mais d’autres pays tels que la Zambie, le Nigeria, le Rwanda, le Kenya, le Mozambique, le Ghana, l’Ouganda, la Côte d’Ivoire, le Sénégal, figurent dans le palmarès de la croissance des inégalités.
D’un côté, il y a un peu plus d’Africains, dans le palmarès du magazine Forbes [34] ainsi que celles et ceux qui sont encore insuffisamment riches pour y figurer, mais qui font partie des 4,84 % de riches détenant près de 20 % des revenus en 2009 (l’Afrique avait alors 8 milliardaires, 20 en 2012). Il s’agit seulement de revenus déclarés : Forbes ne prend pas en compte, dans son classement, les kleptocrates de longue durée des pays du Golfe de Guinée et des autres économies extractivistes de la sous-région, qui sont presque partout les plus riches, les plus capitalistes du pays. La mauvaise conscience concernant leurs modalités d’accumulation contraint les kleptocrates à brouiller aussi les pistes de leurs différents placements à l’extérieur.
De l’autre côté, tout en bas de l’échelle sociale, c’est la croissance de la mendicité pour ceux et celles qui ne sont pas sûrs d’avoir l’équivalent de 1,5 dollars pendant la journée afin de ne pas être obligés de voler pour acheter un morceau de pain ou quelques doigts de bananes et des cacahuètes ; c’est la déscolarisation massive des jeunes filles dictée par la phallocratie des familles incapables d’assurer les charges scolaires ; ce sont les enfants qui meurent de maladies bénignes dans les dispensaires ruraux dépourvus de presque tout, ou d’épidémies récurrentes, par exemple de choléra, dues à l’insalubrité des villes gérées par des kleptocrates ; ce sont les masses de jeunes chômeurs dans les bidonvilles où les fractions politiciennes néocoloniales arrivent à recruter, entre autres, des victimes de l’exode rural qui serviront de main-d’œuvre milicienne pour les guerres civiles motivées par l’accumulation, mais revêtues d’identité ethnique, régionale ou religieuse. Ce sont ces prolétaires aux salaires de misère, et s’essayant, parfois, en même temps dans le petit commerce informel dans l’espoir de joindre les deux bouts.
Résistances populaires et impasse politique
Face à cette situation de croissance économique accompagnée par le développement des inégalités/injustices sociales, les peuples africains ne réagissent pas que par des mécanismes efficaces « d’externalisation », à l’instar de la croyance en la sorcellerie familiale comme facteur de la galère sociale individualisée ou par une résignation au système D quotidien, fardeau souvent porté dans les familles par les femmes. Les exploités et les dépossédés n’ont pas manqué d’exprimer collectivement leur rage ces dernières années dans plusieurs pays, après accumulation de différentes frustrations, à l’appel des syndicats (qui n’ont pas encore viré au « syndicalisme responsable » prôné dans les stages de formation organisés par les fondations social-démocrates européennes ou l’AFL-CIO des États-Unis) ou par « spontanéisme » ou auto-organisation.
Les mouvements contre la vie chère ont eu lieu, du Niger à Madagascar, en passant par le Gabon, le Kenya et l’Afrique du Sud. Depuis les longues mobilisations populaires et catégorielles (des jeunes au chômage aux mineurs, en passant par les juges et les pêcheurs — contre la pollution occasionnée par l’exploitation minière) de février à juin 2011 contre le régime néo-colonial et oligarchique du Burkina Faso [35], aux récentes mobilisations tragiques des mineurs et du prolétariat agricole sud-africains en passant par les luttes syndicales dans l’industrie sucrière mauricienne, la grève générale organisée par le Nigerian Labour Congress contre la hausse des prix des carburants, les grèves du secteur public au Botswana réputé très prospère et paisible. Des mobilisations contre l’accaparement des terres au Sénégal aux manifestations contre les violences que subissent les populations en général, les femmes en particulier, dans l’Est de la RDC soumis au pillage des matières premières , en passant par la lutte contre le déguerpissement des certains peuples autochtones africains et autres coupables de vivre près ou sur des gisements à rentabiliser. Ces damné-e-s des « pays réels » ont parfois remporté de maigres victoires, malgré la mise en marche habituelle de la machine répressive (mort-e-s, blessé-e-s, emprisonné-e-s) par des régimes qui se revendiquent représentants des peuples qu’ils oppriment, selon la bonne hypocrisie classique de la démocratie représentative.
Ces mobilisations pour la justice sociale et environnementale, pour le respect des libertés, tout en manifestant une capacité certaine de réaction et d’auto-organisation populaire, sont révélatrices du déficit flagrant d’une dynamique politique alternative.
Les organisations de la gauche social-démocrate, arrivées au pouvoir depuis le cinquantenaire des indépendances, à l’instar du Rassemblement du peuple de Guinée et du Parti nigérien pour la démocratie et le socialisme ne sont pas différents de celles qui les avaient précédées — le Parti socialiste du Sénégal et autres organisations au pouvoir en Afrique et membres de l’Internationale socialiste — en matière de gestion des États africains. Leurs politiques sociales relèvent de l’humanisme version Banque mondiale, du social-libéralisme en situation néocoloniale. Il est difficile de les distinguer de celles des partis membres du Réseau libéral africain, à l’instar du Parti démocratique sénégalais d’Abdoulaye Wade ou du Rassemblement des Républicains d’Alassane Ouattara.
Le cas le plus représentatif du social-libéralisme de cette gauche social-démocrate, proportionnellement aux espoirs entretenus dans le peuple ainsi que dans les milieux progressistes africains et au-delà, c’est la politique menée par l’ANC, membre de l’Internationale socialiste, qui gouverne l’Afrique du Sud en alliance tripartite avec le Parti communiste sud-africain (SACP, orphelin du « bloc communiste » et centrale théorique de l’alliance) et le puissant Congrès des syndicats sud-africains (COSATU).
Organisation populaire parmi les plus dynamiques surtout pendant la deuxième moitié du XXe et ayant bénéficié d’une grande solidarité internationale, y compris de la part des régimes néo-coloniaux du continent, son gouvernement de l’Afrique du Sud post-apartheid non seulement demeure prisonnier des conditions de son accès au pouvoir, mais paraît séduit par le néolibéralisme. En effet, il est arrivé au pouvoir à partir d’un compromis avec la fraction réaliste du capital blanc sud-africain, ayant compris l’impasse, économique et sociale, dans laquelle se trouvait le régime d’apartheid constitutionnel. L’ANC n’a cessé, depuis 1994, de brader le programme minimum qu’était l’historique « Charte de la Liberté » de 1955, vite balayée par le Reconstruction and Development Programme, incluant le BEE [36]. Conçu et assumé par l’Alliance tripartite, à partir de 1994, le BEE, projet politique de constitution d’un puissant capitalisme noir, portait en soi la consolidation du capitalisme sud-africain — devenu effectivement multiracial — et la croissance exponentielle des inégalités au sein de la population noire. L’identité noire étant politiquement exploitée par la bourgeoisie noire pour la conservation du pouvoir et la poursuite de l’accumulation du capital et sa reproduction, principalement par des éléments petits-bourgeois noirs de la direction du mouvement anti-apartheid. À l’instar des dirigeants syndicaux Mosimo “Tokyo” Sexwale ou Cyril Ramaphosa, qui sont devenus de vrais capitalistes, d’ailleurs érigés en exemples à suivre par une partie de la jeunesse africaine. Par ironie de l’histoire, Cyril Ramaphosa, l’ancien dirigeant du COSATU et un des participants aux négociations ayant abouti au compromis entre les représentants du mouvement anti-apartheid et la bourgeoisie blanche au pouvoir — est l’un des principaux dirigeants-actionnaires de l’entreprise minière Lonmin que la police a protégée en tirant sur les mineurs en grève à Marikana, revendiquant une augmentation des salaires. ce pic de la répression policière des travailleurs dans l’Afrique du Sud post-apartheid, avec sa trentaine de morts qui ne peuvent être justifiés ni par la conjoncture sud-africaine en général — recul de la croissance —, ni par la baisse du cours du platine — ayant augmenté à cause de la grève —, et qui n’ont pas plus ébranlé Ramaphosa que la chef de la police sud-africaine, une Noire [37]. l’héritage réformé du capitalisme d’apartheid s’accompagne en toute logique de l’assomption de sa culture répressive, comme le prouvent toutes les répressions policières antérieures à la tragédie de Marikana et celle subie par le prolétariat agricole en grève au lendemain de Marikana. Ramaphosa est par ailleurs devenu tout récemment, dans l’après-Marikana, vice-président de l’ANC et candidat (avec le soutien de Nelson Mandela) à la succession future de Jacob Zuma. Criminalité classique du capitalisme que ne peut couvrir le geste philanthropique d’un autre bénéficiaire de la BEE, Patrice Motsepe, généreux donateur de l’ANC par reconnaissance du ventre, qui met la moitié de sa fortune de milliardaire (neuvième fortune africaine) dans une fondation philanthropique [38]. D’un côté nous avons le cynisme structurel du capitalisme, de l’autre, son accidentel côté dame patronnesse. Nelson Mandela attendait du BEE la constitution d’une « bourgeoisie patriotique » noire, les prolétaires et autres victimes du capitalisme arc-en-ciel se retrouvent avec une ploutocratie/oligarchie au pouvoir qui instrumentalise le nationalisme culturel africain. Thabo Mbeki s’était fait le chantre de la « Renaissance Africaine », jusqu’à rejoindre le camps des opposants à la consommation des anti-rétroviraux concernant la thérapie du sida, au nom d’une supposée spécificité africaine. Son adversaire et successeur, Jacob Zuma, .s’est aussi érigé en défense des « valeurs africaines » en général, zoulou en particulier [39], exhibant sa phallocratie et son luxe, d’une particulière indécence dans le pays des townships où la pauvreté et la misère ont banalisé la violence. Une africanité qui doit profiter au capital sud-africain en déploiement dans le reste du continent. D’autre part, elle reproduit les conditions d’une xénophobie à l’égard des immigré-e-s économiques africain-e-s, y compris ceux des pays voisins, pourvoyeurs de quasi-esclaves des mines du capitalisme d’apartheid. Ainsi va le panafricanisme bourgeois.
Ce glissement à droite de l’ANC est accompagné aussi bien par le COSATU, malgré la combativité de certaines branches face au capital et à son État, que par le SACP, dont la référence au communisme ne semble plus que de forme, malgré sa longue et riche histoire (« stalinienne » certes, mais anti-apartheid) et l’existence, assez particulière en Afrique subsaharienne, d’un prolétariat très organisé.
Cet accompagnement du néolibéralisme est le cas d’autres organisations africaines de la gauche ne s’identifiant pas à la social-démocratie, se considérant même à sa gauche, mais qui, par électoralisme servent de forces d’appoint aux principales fractions néocoloniales en lutte pour l’alternance au pouvoir – entraînant avec elles les bureaucraties syndicales qu’elles se sont subordonnées et qui peuvent aussi être par elles-mêmes peu portées vers la construction de l’alternative politique [40]. Avec quelques évocations de la situation particulière des pauvres en général, de la lutte contre la corruption et les biens mal acquis, que la démagogie électoraliste des partis néocoloniaux classiques à la tête des fronts électoralistes constitués, n’a aucune peine à intégrer. Le principal point de désaccord entre les fractions candidates à la gestion des États dont la nature néocoloniale n’est pas en fait remise en cause, est plutôt le partage inéquitable des rentes, des marchés et autres privilèges que l’intention d’une succession népotique pouvait renforcer. Comme dans le cas du Sénégal en 2012. Les divergences ne portaient même pas sur le sort à réserver aux fondamentaux du capitalisme néolibéral périphérique ou dépendant. Ainsi, une fraction bourgeoise compradore a remplacé une autre consolidant ainsi localement l’idéologie du capitalisme comme horizon indépassable de notre époque, que la « bonne gouvernance » rendrait équitable dans ces sociétés aux classes politiques considérées moralement sous-développées, plutôt que mues par l’appât du gain capitaliste [41].
Projet alternatif à l’ordre capitaliste
L’Afrique subsaharienne est depuis les lendemains de la « démocratisation » confrontée à un flagrant déficit de projet alternatif à l’ordre capitaliste. Celui-ci a, en effet, réussi à réduire les perspectives politiques et sociales à une démocratie échappant à toute critique sérieuse (sinon à la mauvaise farce nationaliste culturaliste d’une « démocratie à l’africaine »). Si ailleurs un anti-néolibéralisme a pu se développer, justifié soit par la tactique ou par quelque souci pédagogique à l’égard des masses, mais ressemblant dans la pratique à un néo-keynésianisme, ce n’est pas bien audible en Afrique subsaharienne. La croissance actuelle, tant clamée, apporte plutôt une espèce de crédibilité au néolibéralisme, censé offrir des opportunités, prouvées par la visibilité de nouvelles classes moyennes et de nouveaux capitalistes. Les effets sociaux négatifs, qui frappent la majorité dans les populations, sont plutôt perçus comme des dysfonctionnements que la « bonne gouvernance » finira par régler, avec l’existence d’une « société civile » dynamique dont les composantes sont censées, au défi de la logique et de l’histoire, avoir les mêmes intérêts, les mêmes desseins. cet usage abusif de « bonne gouvernance » et de « société civile », illustre l’hégémonie idéologique du capitalisme, dans les espaces de production et de diffusion de la connaissance — des institutions financières internationales aux facultés des sciences sociales et humaines, en passant par les revues culturelles — indéniablement pire que pendant les années 1960-1980, en Afrique comme ailleurs.
Les organisations de la gauche anticapitaliste, qui existent encore dans quelques pays africains, mais qui se caractérisent le plus souvent par une très grande faiblesse numérique, paraissent quasiment absentes sur le terrain de la lutte de classe dans la théorie. Nombreuses ont été les désertions. Quasi-inexistante a été la transmission intergénérationnelle. Il y a aussi l’influence du pragmatisme, de l’empirisme, décliné en termes de priorité accordée aux actions concrètes avec les masses, qui sont censées ne pas s’intéresser à la théorie. Comme si la thèse de Marx sur le passage de l’interprétation du monde à sa transformation, prétendait faire l’économie de la compréhension critique de la dynamique des sociétés à transformer. Comme si elle invalidait le principe de l’unité réciproquement fécondante de la pratique et de la théorie. Qui s’avère d’une plus grande exigence aujourd’hui, avec la complexification du capitalisme et de ses mécanismes de domination, en totalisation ou globalisation, d’intégration plus subtile dans la logique de sa reproduction. Cependant, le caractère incomplet de la totalisation de la domination capitaliste, en Afrique comme ailleurs, rend encore possible son interruption/refoulement et la construction des alternatives.
Ainsi, les organisations et les militant-e-s anticapitalistes d’Afrique subsaharienne ont, entre autres, la tâche de recréer une dynamique dont la radicalité ne peut qu’être attachée à la dialectique pratique-théorie. Cette refondation permettrait par exemple d’échapper à une conception de la lutte qui se limiterait, au nom de quelque retard de l’Afrique en matière de développement, à l’amélioration du pouvoir d’achat des masses ou à une alternative qui n’évoquerait que l’appropriation classique des moyens de production. Ce qui reviendrait à renvoyer à bien plus tard la prise en compte de la question écologique, l’appropriation du bilan critique de l’économie identifiée au culte de la croissance, du progrès technique et au consumérisme dont les conséquences nocives ne sont plus considérées que comme des épouvantails. Ce serait une sorte d’étapisme concernant l’écologie.
Par exemple, il ne s’agit pas seulement de demander la transparence sur l’argent versé par les entreprises minières et pétrolières (qui ne devraient pas être les seules à se soumettre à cette transparence), de réformer les codes en vue d’augmenter les taux de rente et de participation étatique, ou d’insérer quelque clause d’internalisation de la pollution. Mais, il est question de réfléchir, à l’instar de l’Équateur [42], sur la politique de gestion nationale et panafricaine de ces ressources en fonction de l’exigence climatique, établie par le GIEC, de non extraction de 75 % à 80 % des réserves, afin d’éviter un réchauffement planétaire au-delà de 2° C. Il ne s’agit pas d’une préoccupation pour intellectuel-le-s critiques et militant-e-s des pays capitalistes développés, car le réchauffement climatique est censé plus frapper les pauvres, même s’ils/elles n’en sont pas les grands responsables, mais plutôt des « créancier-e-s » écologiques du capitalisme développé. La côte orientale de l’Afrique — qui s’avère aussi pétrolifère, gazière — est déjà concernée par une montée des eaux pour cause de rechauffement climatique. Le pire est devant nous, au cas où rien ne serait fait pour le conjurer.
Ainsi l’un des défis de la gauche anticapitaliste africaine, nécessairement écologiste, est de réfléchir sur comment lutter pour d’une part jeter les bases d’une économie ou d’un développement qui permette la bonne satisfaction des différents besoins — alimentaires, culturels… — de chaque être humain. Mais également, de réduire dans la mesure du possible humain, l’impact nocif de la satisfaction de ces besoins sur l’environnement. Autrement dit prendre une direction différente de celle des économies capitalistes développées, reprise et adaptée par les puissances capitalistes émergentes (Brésil, Chine, Inde, Afrique du Sud), des pseudo-solutions apportées par le capitalisme vert ou l’écologie endollardée, proposant en fait la délocalisation des effets nocifs, le report de la catastrophe pour les générations futures. Carcan pseudo-écologique dont demeurent prisonniers les technocrates de la croissance capitaliste en Afrique et les gouvernants qui en tirent profit.
Comme le rappelle un syndicaliste, d’une Afrique du Sud à l’avant-garde de la croissance et du consumérisme écocides en Afrique : « S’attaquer au problème des émissions de gaz à effet de serre n’est pas seulement un problème technique ou technologique. Cela nécessite une transformation radicale de l’économie et de la société de façon à modifier les modes actuels de production et de consommation » [43]. Autrement dit, il s’agit de s’investir avec plus de lucidité et de l’enthousiasme, comme dirait Ernst Bloch, à la construction d’une autre dynamique qui jettera, en Afrique subsaharienne et ailleurs les bases solides du passage de l’humanité à une civilisation socialiste et écologique.
Jean Nanga