Je n’ai pas l’intention de vous parler de l’aventure de Georges Boudarel ni de l’itinéraire qui l’a conduit d’enseignant au lycée Marie Curie à Saïgon à sa carrière d’enseignant-chercheur à l’Université Paris VII en passant par les maquis de la résistance vietnamienne et la République démocratique du Vietnam. Pour cela je vous renvoie à son Autobiographie publié en 1991 chez Jacques Bertoin éditions, Paris.
Mon but est de comprendre pourquoi ce qu’on appelle ‘l’affaire Boudarel’ a éclaté 37 ans après la guerre d’Indochine (1945-1954) alors que la guerre d’Algérie s’était achevée en 1962 et que le conflit néo-calédonien recevait un début de règlement en 1988-1989. En quoi l’affaire éclaire-t-elle l’état de l’opinion française sur ce qu’il est convenu d’appeler la décolonisation, que révèle-t-elle sur la mémoire française : occultation, perduration ou recyclage des souvenirs et des représentations collectives ? Cet examen est conduit en ayant présent à l’esprit qu’il n’y a pas une mémoire française, une opinion française pas plus que la France n’est un espace politique et culturel isolé du reste du monde. Par conséquent, une affaire de ce type n’est pas franco-française à 100%.
Bref retour sur “l’affaire”
Le 13 février 1991, Georges Boudarel participe à un colloque sur le Viet-Nam dans une salle du palais du Luxembourg, siège du Sénat français. Il est interpellé par Jean-Jacques Beucler, ancien officier de l’armée française, ancien prisonnier du Viet Minh (ainsi que les Français appelaient leur adversaire). J-J Beucler dénonce en Boudarel un déserteur donc un traître qui, devenu “commissaire politique”, a maltraité les prisonniers, voire les a fait torturer. Le soir même, les principales chaînes de télévision en parlent, la photo de Boudarel est projetée sur les écrans comme s’il s’agissait d’un dangereux criminel recherché. Dans les jours qui suivent, Boudarel est pourchassé dans la rue par les cameramen, insulté par des passants, harcelé chez lui au téléphone et cela va durer plusieurs mois. Claude Baylé, ancien prisonnier et auteur de lettres anonymes fait surface et trouve un éditeur (Perrin) alors que jusque là son manuscrit le Camp 113, le camp de Boudarel avait été refusé.
Il n’est pas jusqu’à la gauche qui ne participe au concert d’imprécations accusatrices, le socialiste Lionel Jospin, alors ministre de l’Éducation nationale, déclare Boudarel indigne d’être professeur de l’Éducation nationale, il lui applique le terme infamant de « kapo » (auxiliaire des gardiens des camps nazis). En revanche, c’est un homme politique de droite, François Léotard, qui a parlé de « lynchage médiatique ».
L’agitation publique retomba très vite, mais une action judiciaire fut engagée contre Boudarel pour « crime contre l’humanité », elle aboutit à un un non-lieu en novembre 1991. Suivirent quatre procès, dont deux en appel, le tribunal prononça un non-lieu définitif en septembre 1997. Entretemps, le public français s’était complètement désintéressé de l’affaire. Les médias s’occupèrent d’autre chose, on ne parla plus de Boudarel que dans une série de livres écrits par d’anciens prisonniers qui se multiplièrent à partir de 1991.
Contexte général et mémoire spécifique
À partir des années 1980, de nombreux événements en France et dans le monde, stimulèrent les retours sur le passé douloureux que l’humanité avait traversé à partir de la Seconde Guerre mondiale : la politique nazie d’extermination de peuples entiers, les ’guerres coloniales’, les guerres locales et régionales. L’apparition d’un courant idéologique ’négationniste’ appela en réaction, une exhortation à cultiver la mémoire et, plus encore, à accomplir le « devoir de mémoire ».
Une série d’événements s’inscrit dans le flot des commémorations et des procès rétroactifs pour tenter de solder « un passé qui ne passe pas » ni dans un bord ni dans un autre. Il en résulta pour nous une tentation de lier toutes ces ‘affaires’ de rattrapage en un enchaînement d’opérations et de contre-opérations en relations réciproques. Même si toutes les arrestations (pour ne rester qu’en France : Barbie, Touvier, Papon, Bousquet) ont créé un climat d’émulation incontestable pour intensifier la traque contre les auteurs de crimes contre l’humanité, les poursuites contre Boudarel se situaient dans le droit fil d’une mémoire spécifique, celle des anciens combattants du corps expéditionnaire français en Indochine.
La mémoire des anciens d’Indochine n’était pas limitée au cercle des soldats survivants qu’ils aient été prisonniers ou non du ’Vietminh’. Une partie de l’opinion de droite et de gauche ayant en commun l’anticommunisme adhéra et perpétua cette mémoire. Il faut rappeler qu’après la guerre (1954), les Français n’avaient pas quitté l’Indochine, ils étaient toujours présents dans le Sud-Vietnam, au Cambodge et au Laos à travers leurs représentations diplomatiques, leurs intérêts économiques, leur action culturelle et la coopération pour le développement. Si jusqu‘aux années 1980, les travaux universitaires furent dans le creux de la vague, une littérature relativement abondante fut produite de façon régulière sous forme d’ouvrages généraux, de témoignages d’anciens combattants et d’anciens prisonniers.
L’année 1975 fut un premier tournant parce que la péninsule indochinoise tout entière vit le triomphe militaire et politique des communistes indochinois. Les conséquences les plus médiatisées furent la fuite des boat people et les massacres perpétrés par les Khmers rouges. Du coup l’Histoire parut donner raison à ceux qui s’étaient battus contre les communistes et les ‘anciens d’Indo’ rappelèrent haut et fort qu’ils avaient mené le bon combat.
Rien qu’entre 1975 et 1978, 27 livres et quatre albums-photos apparurent sur les rayons des librairies puis, à partir de 1985, pas loin d’une dizaine d’ouvrages sur les camps de prisonniers furent édités. Parallèlement à cette multiplication des publications visant à amplifier et populariser cette expérience indochinoise, on assista à la revitalisation du mythe Indochine entendu comme ensemble de représentations idéalisées du passé, fusion parfaite de mémoire et d’idéologie à travers des livres et surtout des films, notamment l’Amant, Indochine et Diên Biên Phu.
Ce courant est renforcé par le déclin des Etats socialistes et de la mouvance internationaliste et tiers-mondiste. Le réveil de nationalismes émancipateurs à l’est et au centre de l’Europe correspondit à la montée du nationalisme de fermeture et d’exclusion à l’ouest (montée du Front national en France). Pour autant, ’l’affaire Boudarel’ fut elle le signe d’un regain du nationalisme français ?
La signification de « l’affaire »
Celle-ci ne fut pas, comme le supposèrent les amis et les soutiens de Boudarel, une diversion de la part de l’extrême droite pour faire oublier ou pour minimiser les poursuites contre Barbie, Touvier et les autres collaborateurs des Allemands. Certes, c’était plausible parce que le milicien Paul Touvier, gracié par le président Pompidou en 1971 fut arrêté en 1989, mais aussi parce que le défenseur de Klaus Barbie (dont le procès se termina en juillet 1987), Me Jacques Vergès, demanda que l’on ouvrît le procès de la colonisation française au chapitre des crimes contre l’humanité.
Tous ces rappels de responsabilités et de culpabilités passées ont incontestablement engendré un climat général propice à la mise en accusation et à l’ouverture du procès de Georges Boudarel ; cependant il faut cerner la logique et la chronologie du déroulement de l’affaire pour éviter de tout confondre et de ne rien éclairer.
Entre 1954 et 1991, la mémoire des ’anciens d’Indo’ fut portée et entretenue par des associations : celle nationale des anciens d’Indochine (ANAI), celle des anciens prisonniers d’Indochine (ANAPI), les périodiques, les livres et d’une façon limitée par le cinéma (La 317e section de P. Schoendorfer). Un peu en veilleuse, elle est réveillée, bien avant la campagne contre Boudarel, par ce que l’on peut appeler le « scandale Henri de Turenne ». Le cinéaste Henri de Turenne avait coréalisé le film Vietnam avec le journaliste américain Stanley Karnow. Le film passa à la télévision française sur Antenne 2 en 1984, et provoqua un tollé, il fut qualifié de « film anti-français » parce que le commentaire était jugé défavorable à la colonisation et exprimait une sympathie évidente pour ceux qui luttèrent pour l’indépendance de leur pays. De Turenne fut même accusé d’imposture parce qu’il ne précisait pas que le défilé des prisonniers français après la capitulation du camp de Diên Biên Phu était une reconstitution et non un tournage en direct. L’ancien ministre des États associés, Jean Letourneau, alla plus loin « c’est le panégyrique du communisme » écrit-il dans Le Figaro du 30.1.1984.
Henri de Turenne comparut devant un véritable tribunal télévisé où l’accusateur public fut Jean-Jacques Beucler qui devait, six ans plus tard, dénoncer Boudarel au Sénat. Presque simultanément, l’Académie des sciences d’Outre-Mer co-édita , avec l’ANAI, Indochine. Alerte à l’Histoire qui se voulait une réhabilitation de l’œuvre de la France en Indochine.
L’année 1988 fut cruciale et un degré de plus fut franchi dans la voie de la réhabilitation des Français d’Indochine. François Mitterand étant président de la République, plusieurs gestes furent accomplis : le premier ministre Jacques Chirac inaugura à Fréjus (qui possédait un monument aux morts de l’Indochine depuis 1983), la nécropole qui reçut les restes de dizaines de milliers de morts en Indochine.
Un hommage solennel fut rendu aux soldats du corps expéditionnaire français dont François Léotard, maire de Fréjus, dit : « Il aura fallu près de quarante ans pour que nous mesurions dans le regard halluciné de boat people, dans le silence englouti des quatre cent mille noyés de la mer de Chine, le sens exact de leur engagement, la vraie dimension, de leur combat » (Le Monde, 21.1. 1988).
Après que Jacques Chirac eût rappelé que le CEFEO s’était battu dans l’indifférence de ses concitoyens, il ajouta que non seulement il fallait rendre hommage aux morts, mais s’occuper des vivants par des mesures « mettant fin à un contentieux de plus de trente ans » (ibid). L’État français avait ainsi créé « un cadre institutionnel de la mémoire » pour reprendre une remarque de l’historien Benjamin Stora.
La parole du premier ministre J. Chirac ne tomba dans l’oreille d’un sourd, car en décembre 1988, G. Boudarel reçut la première d’une série quatre lettres anonymes (échelonnées jusqu’en mai 1990) porteuses d’accusations et de menaces. Par la suite, l’auteur de ces lettres se révéla être G. Baylé. Pour en arriver à la dénonciation publique de G. Boudarel et au procès intenté contre lui sur la plainte de l’ANAPI (Association nationale des anciens prisonniers d’Indochine) en 1991, que s’est-il passé qui puisse expliquer que les ennemis de Boudarel ait attendu février 1991 pour régler leurs comptes ?
Georges Boudarel ne fut pas le seul qui prit le parti de la résistance vietnamienne ni le seul qui mit en accord ses actes avec son idéal anticolonialiste en passant au Viet Minh. Il faut rappeler qu’il y a plus de trente ans Jeanne Bergé, originaire de l’Hérault, téléphoniste à Saïgon et ancienne résistante anti-japonaise, fut condamnée par un tribunal militaire à « 20 ans de travaux forcés, 20 d’interdiction de séjour et confiscation de tous ses biens », en décembre 1951. Elle était accusée d’avoir créé un journal ronéotypé en faveur de la paix en Indochine (« démoralisation de l’armée et de la nation ») avec un officier français et un étudiant vietnamien. En dépit d’un mauvais état de santé, elle ne fut libérée qu’en janvier 1954, après l’officier marinier Henri Martin, lui-même condamné à cinq ans de forteresse pour « sabotages » à l’arsenal de Toulon.
Dans les années 1960 lorsqu’ils revinrent en France, 42 « ralliés » (au Viet Minh) furent l’objet de tracas, de passages à tabac, mais un seul d’entre eux qui avait été propagandiste dans un camp de prisonniers comme Boudarel, fut condamné à cinq années de forteresse (mais libéré un an et demi plus tard par décision du premier ministre P. Messmer). En 1966, le Parlement français vota une loi d’amnistie pour les auteurs de faits de guerre, y compris les crimes, commis en Algérie ; cette loi fut étendue à l’Indochine et permit à Boudarel et deux autres « ralliés » de rentrer en France.
La réhabilitation des soldats du CEFEO aboutit à une loi, un décret et une circulaire (1989 et 1990) en faveur des anciens prisonniers du Viet Minh qui spécifient que « ceux-ci ont subi, outre les phénomènes inhérents à la captivité dure des agressions physiques, climatiques, psychiques, comparables à celle du régime concentrationnaire. Cependant, à la différence du martyre des déportés, celui des captifs du Viet Minh n’avait fait l’objet, jusqu’alors, d’aucune reconnaissance spécifique. Il apparut essentiel de remédier enfin à cette situation en manifestant la reconnaissance de la Nation à l’égard de cette catégorie particulièrement éprouvée de ces ressortissants » (citation d’une lettre du Secrétariat d’État aux anciens combattants, 1er avril 1998 ).
En 1991, les anciens combattants et prisonniers avaient entrepris de faire reconnaître leurs droits par l’État français : certains d’entre eux pensèrent que la mise en accusation de Georges Boudarel fournirait un argument de poids à leur démarche. Ils y avaient été encouragés par les paroles et gestes officiels qui avaient restauré la dignité de l’armée française et reconnu la légitimité de son combat en Indochine. En 1992, le pèlerinage du président François Mitterand sur le site de Diên Biên Phu est allé dans le même sens, celui d’un hommage adressé au CEFEO (Corps expéditionnaire français en Extrême-Orient).
Conclusion
Les affrontements idéologiques de la Seconde Guerre mondiale se reproduisirent au cours de la guerre d’Indochine, les clivages traversèrent même le corps expéditionnaire français dont une partie de l’encadrement provenait des rangs des résistants à l’occupation allemande. Les uns étaient des républicains démocrates qui estimaient qu’il fallait respecter le droit d’un peuple à disposer de lui-même et à être libre, d’autres étaient des militants du Parti communiste français ou d’anciens Francs-tireurs et partisans et ils abondaient dans le même sens. En outre, pour les soldats sortis de la résistance la conception du soldat-citoyen l’emportait sur celle du soldat-prétorien.
À tous ceux qui rejetaient la vocation impériale de la France, l’Indochine fut la première à poser un dilemme : faire passer l’allégeance à leur nation avant la fidélité à leurs idéaux politiques ou l’inverse. Selon le choix qu’ils firent, les uns participèrent à la guerre de reconquête coloniale envisagée comme un devoir de fidélité et d’obéissance à l’État républicain afin de lui redonner sa stature impériale, d’autres désertèrent ou s’opposèrent à la guerre pour mettre en accord leurs actes avec leur philosophie politique, celle du nationalisme émancipateur ou de l’internationalisme solidaire des autres peuples. Le même dilemme et des options de même nature se posèrent aux Français pendant la guerre d’Algérie : l’ouvrier Yveton et les officiers Maillot et Laban en témoignèrent au prix de leur vie.
Cette constatation éclaire l’affaire Boudarel qui, en effet, ravive les vieilles divisions entre Français au moment où d’autres contentieux franco-français provenant de la période noire de l’occupation allemande et de la collaboration franco-allemande sont rappelés au mauvais souvenir des Français.
L’intégration européenne, le démantèlement de l’Union soviétique, l’effacement du Tiers-mondisme, l’équation communisme = nazisme ont conforté l’anticommunisme, car on remarque que les accusations de désertion et trahison portées contre Boudarel laissent très vite la place à la seule accusation de crime contre l’humanité perpétré au nom d’une idéologie totalitaire, le communisme. Ce transfert est une réplique à celui des années 1950 où la lutte contre le communisme fut substituée à « la restauration de la souveraineté française » comme le but affiché par le gouvernement français en Indochine.
Pierre Brocheux
Bibliographie
1. A. Ruscio, La guerre française d’Indochine 1945-1954. Les sources de la connaissance. Bibliographie et filmographie. Paris, Édit. les Indes savantes, 2002.
2. Chant funèbre pour Saïgon et Phnom Penh, Paris, SPL, 1975.
3. P-A Thomas, Combat intérieur, t.1 : le cas de conscience d’un ancien FTP plongé dans les guerres de reconquête coloniale, éditions Memo.
4. M. Chervel, De la résistance aux guerres coloniales. Des officiers républicains témoignent, Paris, L’Harmattan, 2001.
5. M. Charuel, L’affaire Boudarel, Paris, Édit. du Rocher, 1991.
6. I. Sommier et J.Brugié, Officier et communiste dans les guerres coloniales, Paris, Flammarion, 2005.
Brève chronologie
1985, le colonel Robert Bonnafous, ancien prisonnier du Viet Minh et auteur d’une thèse de doctorat sur les prisonniers français du Viet Minh (Université de Montpellier), fonde l’Association des anciens prisonniers d’Indochine., ANAPI.
Avril 1991, l’ANAPI dépose une plainte contre G. Boudarel, responsable de sévices et tortures contre des prisonniers du camp 113.
1992, la plainte est rejetée par la Cour d’Appel de Paris.
1993, elle est rejetée par la Cour de cassation.
1994, Boudarel dépose une plainte pour « fausses accusations », mais il la retire et ses accusateurs renouvellent la leur.
Janvier 1996, une ordonnance de non-lieu est rendue.
1997, nouvelle plainte contre Boudarel, elle est rejetée, mais les accusateurs font appel.
Septembre 1997, jugement en appel : le tribunal prononce un non-lieu définitif.