L’establishment politique helvétique, en rang serré derrière Economiesuisse, association faîtière du patronat, a combattu l’initiative de l’UDC « contre l’immigration de masse » avec des positions quasi identiques à celles mises en avant par ses partisans. De part et d’autre, il s’agissait de défendre la prospérité de la Suisse, les uns en donnant un tour de vis supplémentaire à l’immigration en revenant à la préférence nationale, les autres en poursuivant une politique d’immigration « choisie », fondée sur la préférence européenne. La campagne menée par le Conseil fédéral et Economiesuisse ne répondait en aucun cas au désarroi des milieux populaires face aux conséquences de la crise. Elle ne constituait en tout cas pas une réponse un tant soit peu convaincante pour celles et ceux qui ne bénéficient pas de cette « prospérité », ne trouvent pas de logement à loyers abordables, craignent le dumping social et salarial lié à l’utilisation par les employeurs des immigré-e-s pour faire pression à la baisse sur leurs conditions de travail, ou enfin qui sont inquiets pour leur retraite, vu les attaques annoncées contre l’AVS et le 2e pilier, pilotée par le conseiller fédéral socialiste Alain Berset.
Le mécontentement social a trouvé un bouc-émissaire : les travailleuses et travailleurs étrangers. La gauche gouvernementale et les appareils syndicaux ont développé une argumentation en concordance avec Economiesuisse : nous avons besoin des migrant-e-s pour continuer à vivre bien. En d’autres termes, la main d’œuvre étrangère est une main d’œuvre exploitable et corvéable à merci ; elle profite à tous, autrement dit, nous sommes sur le même bateau…Cette prétendue « union nationale » ne résiste pas au constat des inégalités sociales qui se creusent ; elle s’inscrit par contre dans la longue histoire nationaliste, et parfois ouvertement raciste, des positions des directions syndicales relatives à l’immigration. Rappelons, par exemple, que le comité de l’Union syndicale suisse (USS) déclarait en 1956 : « Le nombre actuel des travailleurs immigrés devrait constituer une limite supérieur à ne pas dépasser ». Willi Ritschard, ancien président du syndicat FOBB (des ouvriers du bois et du bâtiment, devenu SIB puis UNIA, après la fusion avec la FTMH), ancien conseiller fédéral socialiste, affirmait que, grâce aux travailleurs immigrés, « nous possédons une soupape qui permet de régler la marché du travail (…) c’est un principe inaliénable que les travailleurs indigènes se soient pas prétérités par l’existence de travailleurs immigrés » (Correspondance syndicale suisse, 20 mars 1958). La politique du contingentement de la main d’œuvre étrangère était prônée par une très grande majorité du mouvement syndical suisse. C’est celle qui est inscrite aujourd’hui dans la Constitution, après l’acceptation de l’initiative UDC !
L’acceptation de cette initiative n’a hélas rien de surprenant, même si peu d’entre nous l’avaient pronostiquée : elle s’inscrit dans le courant des multiples propositions qui ont marqué la période dite des « trente Glorieuses » à la suite de la seconde guerre mondiale : 15 initiatives ou référendums déposés par l’Action Nationale, les Démocrates suisses, le Mouvement national d’action républicaines de James Schwarzenbach. De 1996 à 2013, l’UDC a lancé 6 initiatives contre les étrangers. Deux d’entre elles, pour le renvoi des étrangers criminels et pour l’interdiction des minarets, avaient également été plébiscitées. L’approbation de l’initiative « contre l’immigration de masse » trouve ses racines dans la culture politique helvétique, qui a fait de la lutte contre l’« Überfremdung » – traduit improprement par « surpopulation étrangère », alors qu’il s’agit d’une formule raciste liée à l’altération de l’identité suisse – un des piliers de la « démocratie helvétique ». Cette lutte a constitué et reste le socle de référence pour la politique migratoire helvétique.
Au lendemain de l’acceptation par 50,3% de l’initiative de l’UDC, d’autres échéances se profilent : d’une part, celle du débat autour de l’initiative ECOPOP, demandant que le solde migratoire annuel ne dépasse pas 0,2% de la population résidente permanente en Suisse, Cette initiative propose qu’au moins 10% des dépenses de la coopération au développement soient affectés à la planification familiale volontaire et qu’aucun traité international contraire à ces dispositions ne soient conclus. L’application de cette initiative impliquerait de réduire l’immigration de plus de 80% par rapport à ces dernières années. Autre échéance de votation, celle d’un éventuel vote référendaire sur l’adhésion de la Croatie à l’Accord de libre circulation des personnes (ALCP), avec sa clause « guillotine » par rapport aux autres traités avec l’Union européenne.
La résistance au rouleau compresseur xénophobe s’articule aujourd’hui autour de la défense des droits des migrant-e-s, les grands absents du débat public, en particulier par une affirmation de principe, celle de leur droit d’être là, avec une égalité de droits sans exception aucune, droits politiques et sociaux. Cela implique qu’il est nécessaire de se battre pour l’abolition de tous les régimes discriminatoires liés aux statuts de séjour, pour une régularisation collective de tous les sans-papiers, pour la dénonciation des accords Schengen-Dublin. Face au mécontentement social qui a conduit au succès de l’initiative contre l’immigration de masse, la première échéance est celle de faire gagner le 18 mai prochain l’initiative populaire pour le droit à un salaire minimum de fr.22.- l’heure. Au-delà, il s’agit surtout de reconstruire un front social et syndical de gauche qui refuse toute collaboration avec les partis bourgeois pour engager le combat dans les entreprises, dans les quartiers et dans la rue, contre « la préférence patronale » et le démantèlement d’un déjà bien maigre Etat social.
Jean-Michel Dolivo