Enrobé d’un discours pseudo social – la sous-enchère salariale qui se généralise, les prix du logement qui prennent l’ascenseur – et écologique – la surcharge des trains et des axes routiers –, le projet de loi soumis au vote dimanche passé plongeait bien ses racines dans l’idéologie de la « lutte contre l’Ueberfremdung », la prétendue « surpopulation étrangère », inaugurée par les autorités helvétiques après la première guerre mondiale.
Un projet qui plonge ses racines dans la xénophobie d’antan
C’est cette même idéologie qui avait donné lieu à la montée xénophobe des années 1970, celle qui, à quatre reprises avait soumis à scrutin populaire des propositions de renvoi chez eux des travailleurs étrangers. Les racines ne sont d’ailleurs pas qu’idéologiques puisque une filiation quasi directe peut être établie entre les initiants d’alors et ceux d’aujourd’hui. Il n’y a donc pas de doute à avoir sur la nature nationaliste et xénophobe du texte soumis au vote.
Son contenu a trouvé un public naturel dans la Suisse des campagnes ou, comme l’ont fait remarquer certains analystes, celle qui se situe au-dessus des 700 mètres d’altitude alors que la Suisse des villes l’a rejeté. Comme ailleurs en Europe, c’est dans les régions comptant le moins d’étrangers – ou alors des étrangers friqués clients des stations huppées – qui se sont le plus fortement exprimées contre « la surpopulation étrangère ».
Ce sont ces couches qui ont fait le socle dur du résultat de dimanche comme elles l’ont fait, en matière d’immigration et d’asile ces quarante dernières années. Mais, à elles seules elles ne font pas encore une majorité, ne fût-elle que de vingt-mille voix.
La jeunesse absente
C’est sur ce socle que se sont ajoutés aux moins deux autres phénomènes. En premier lieu, c’est dans certaines couches de la jeunesse qu’on a pu constater un regain de discours nationalistes, d’identification aux valeurs « nationales », les autres formes d’identification, sociale, de classe, déjà fort peu présentes dans la jeunesse de ce pays, s’étant réduites à peau de chagrin.
C’est le résultat d’un long processus d’intégration politique et structurel du mouvement ouvrier, politique et syndical, à l’appareil d’Etat de la bourgeoisie suisse et de sa subordination aux intérêts du capitalisme national symbolisée par la pratique durant huit décennies de la politique de « paix du travail » [1].
Encore relativement minoritaire, ce regain de nationalisme dans la jeunesse, se manifeste notamment par l’émergence de jeunes cadres de la droite, que ce soit dans les organisations de jeunesse de l’Union démocratique du centre -le plus patronal et anti-ouvrier des partis bourgeois- ou dans celles du parti libéral radical.
Présentes – certes marginalement, mais toutefois présentes – dans la jeunesse scolarisée, ces forces pèsent de tout leur poids dans le déplacement à droite de l’épicentre du débat politique. Ainsi, contrairement à ce qui s’était manifesté encore dans les années 1990 – et même après – en termes de manifestations spontanées dans les écoles contre le repli nationaliste, cette fois, il n’y a rien eu. Ce n’est certes pas ce qui a été le facteur décisif dans l’issue de la votation, mais le désarroi créé dans la jeunesse a probablement joué un rôle. C’est en tout cas son absence d’initiative publique, qui, contrairement à l’autre votation du week-end, celle sur le droit à l’avortement a laissé un espace vide.
Ce désarroi a été encore plus grand que, mises à part quelques rarissimes expériences d’organisation de campagnes indépendantes, de gauche, contre l’initiative xénophobe mais sans réelle visibilité, aucun contenu n’est venu de la gauche.
La seule campagne de la gauche aura été celle de la droite
Et c’est justement à ce niveau, qu’un autre strate, celui représenté par ce qu’on a un peu trop vite appelé le « vote ouvrier », est venu s’ajouter au socle nationaliste traditionnel. Je reviendrais ultérieurement sur la nécessaire prudence en matière de « vote ouvrier », mais force est de reconnaître que le discours protectionniste a largement pénétré les milieux populaires.
A la base de ce vote, à ne pas en douter, on trouve la généralisation des politiques de sous-enchère salariale pratiquée par un patronat qui, fort d’une disponibilité de main-d’œuvre sans limites – l’armée industrielle de réserve, pour reprendre un concept qui fait sens – et de la capitulation préventive du mouvement syndical, peut tout se permettre.
Au Tessin, par exemple, Canton périphérique souffrant d’un sous-développement régional marqué, l’exploitation sans limites d’une main-d’œuvre immigrée, frontalière, payée au lance-pierre exerce une pression constante et à la limite du supportable pour les couches populaires. C’est dans ce Canton que la figure du « plombier polonais » d’autrefois prend les traits de « l’électricien de Reggio Emilia » payé à des tarifs qui sont ceux… de Reggio Emilia.
Or, face à cette situation la gauche institutionnelle, politique et syndicale, a été totalement incapable d’apporter ne serait-ce que des débuts de réponse. Elle s’est en effet bornée, dans la continuité de la subordination aux intérêts de l’industrie suisse d’exportation, à relayer le discours patronal expliquant à des centaines de milliers de salariés inquiets pour leur pouvoir d’achat et leur place de travail « l’importance de l’immigration pour notre bien-être » et « la nécessaire ouverture à l’Europe, gage de notre prospérité ».
C’était en effet ce dernier aspect qui était essentiel pour le capitalisme helvétique, la remise en cause des accords avec l’UE pouvant signifier des restrictions majeures pour son accès aux marchés européens. Sauf que si l’on pouvait demander aux salariés de faire des sacrifices à une époque où le capitalisme suisse voulait bien leur redistribuer quelques miettes, cela devient plus ardu lorsque ce sont des entreprises qui réalisent des bénéfices milliardaires qui licencient et baissent les salaires.
Coupable béatitude
C’est le vide sidéral laissé par la dite « gauche » qui a laissé la place au discours rassurant de l’UDC, celui qui promet de rétablir les contrôles sur les flux migratoires à travers les contingents ; c’est ce vide qui l’a laissé prendre dans les couches populaires.
A ce titre, c’est aussi la béatitude d’une « gauche » qui, sous prétexte de « progrès de civilisation » n’a pas voulu se battre en 2005 lors du vote sur les accords bilatéraux avec l’Europe pour imposer des conditions contraignantes -extension obligatoire des contrats de travail, salaires minimaux à respecter, engagement d’inspecteurs du travail- à la prétendue « libre circulation », qui est coupable. Et alors qu’elle s’accroche à ces « valeurs d’ouverture » sans leur donner de contenu social, elle voit une partie des couches les plus exposées aux effets de la mondialisation marchande chercher une réponse chez les xénophobes.
Antidotes embryonnaires
A contrario de ce qui s’est passé ces derniers mois, dans les années 1970, les initiatives xénophobes avaient aussi été contrées, dans les trois régions du pays, par des comités unitaires de travailleurs suisses et immigrés, les CUTSI. Ils avaient mené la campagne sous un angle qui était celui de la communauté d’intérêts, de classe, entre travailleurs quelle que soit la couleur de leur passeport. C’est d’ailleurs dans des luttes que cette communauté d’intérêt avait pu se manifester et laisser des traces, notamment sous la forme de structures intégrées de salariés suisses et immigrés.
Et c’est là où ces expériences de lutte ont été les plus avancées, soutenues par la permanence d’une propagande et agitation politique anticapitalistes que l’initiative xénophobe du 9 février a obtenu ses plus mauvais résultats, le « vote ouvrier » en sa faveur n’ayant pas eu le même poids que là où la gauche institutionnelle a déserté le terrain.
Lutter plutôt que stigmatiser
C’est pourquoi, c’est d’abord dans la construction d’une opposition sociale, de classe, internationaliste que l’on combat la prégnance d‘un discours nationaliste et xénophobe, pas par la dénonciation abstraite du « racisme » qui finit par assumer les contours d’une stigmatisation concrète de celles et ceux qui, par manque d’alternative et désespoir ont pu accorder du crédit aux discours des xénophobes.
Voilà une tâche, de longue haleine, à laquelle il est impératif de s’atteler.
Paolo Gilardi, 11 février 2014