« Les pays des Balkans se trouvent aujourd’hui aux portes de l’Union européenne et souhaitent une adhésion rapide. La perspective européenne est le garant de l’irréversibilité des réformes politiques et économiques que ces pays doivent mettre en place, mais également de la paix et de la stabilité régionales. » [1] Tel est le « message » de la politique européenne dans les Balkans depuis la fin des années 1990. Mais il ne dit pas que cet « élargissement » historique s’est en quelque sorte imposé... en plein milieu de la guerre de l’OTAN (mars-juin 1999), alors qu’elle tournait au fiasco. Or cet « épisode » laisse d’autant plus de traces que l’objectif des Etats-Unis y était précisément d’élargir et de péréniser l’OTAN et d’établir un encadrement « euroatlantique » des Balkans comme zone de libre-échange. C’est dire de quel type sont les réformes « irréversibles » que les pays « doivent » (démocratiquement ?) mettre en place. Les politiques de désengagement social des Etats, de marché généralisé et de privatisation forcée n’ont nulle part produit de stabilité et d’égalité. L’encadrement « euroatlantiste » s’est donc installé pour contenir les mécontentements sociaux et nationaux alors que la crise exacerbe plus que jamais le besoin d’une Europe ouverte, égalitaire et solidaire.
L’UE ou/et l’OTAN ?
La diplomatie étasunienne a exploité la crise yougoslave à partir de 1995 en BosnieHerzégovine (accords de Dayton-Paris) et dans les négociations de Rambouillet sur le Kosovo pour maintenir, redéfinir et redéployer l’OTAN alors que son adversaire de la guerre froide, le Pacte de Varsovie, s’était dissout en 1991. Il s’agissait d’étendre les bases militaires étasuniennes notamment dans la zone stratégique des Balkans, Mais Washington voulait aussi intégrer la construction européenne (et donc sa politique extérieure) dans un cadre atlantiste, contre toute velléité de politique autonome de l’UE.
Or, si les Etats-Unis avaient dominé les accords de Dayton sur la BosnieHerzégovine en 1995, la première phase de négociations sur le Kosovo à Rambouillet en février 1999 était menée par la France et la Grande-Bretagne. Hubert Védrine et Robin Cook n’avaient repris à leur compte que les deux premiers volets du plan préparé par les EtatsUnis – le projet d’autonomie substantiel dans le cadre des frontières existantes ; mais le troisième volet fut écarté : il attribuait à l’OTAN le rôle de contrôler l’application de l’accord. Et c’est pourquoi, à l’issue de cette phase, les Albanais du Kosovo refusèrent de signer le projet qui enterrait l’indépendance – raison pour laquelle il était au contraire accepté par Belgrade. Il s’agissait, comme le commenta l’Express d’un « double échec de Madeleine Albright : au Kosovo, ni accord, ni frappes... [2] Mais elle obtint gain de cause dans la dernière phase de Rambouillet : la signature des Albanais du Kosovo – et le rejet serbe – furent obtenus en spécifiant la présence au sol de l’OTAN (avec, en coulisse, la promesse d’un futut vote d’autodétermination de ce qui devait initialement rester comme « province » serbe). La « campagne aérienne » commença, censée durer quelques jours. Elle dégénéra en guerre – sans mandat de l’ONU.
L’OTAN... fut au bord d’éclater [3]. Il était manifeste que les bombardements avait catalysé (et non pas « empêché ») une catastrophe au Kosovo – 800 000 Albanais fuyant la province ; et une population civile serbe prise pour cible, soit par « dégâts bilatéraux » soit volontairement car le commandement étasunien espérait ainsi que la population serbe se retournerait contre S.Milosevic. Mais le patriotisme face aux bombes, le renforça au contraire dans l’immédiat et piégeait son opposition [4] : le journaliste de Belgrade Stanko Cerovic, adversaire déclaré de Milosevic, l’a amèrement analysé [5]. Mais quels qu’aient été leurs désaccords, les gouvernements de l’UE se turent. La solidarité atlantiste l’emporta.
Mais les initiatives d’ouverture de l’UE aux Balkans s’intègrent dans ce contexte : il s’agissait de sauver une désastreuse « politique extérieure » quitte à diaboliser le régime de Belgrade sur lequel les diplomaties s’étaient en réalité appuyées [6], pour à Dayton comme au début de Rambouillet. L’engrenage des mots qui avait accompagné l’engrenage des bombes [7] – et pour l’Allemagne un engagement dans une guerre, devait conforter l’identité Milosevic = Hitler et tout faire pour obtenir sa chute.
L ’émergence d’un cadre euroatlantique de gestion des Balkans
Ce fut en effet en mai 1999, en pleine guerre de l’OTAN sur le Kosovo, que le « Pacte de stabilité de l’Europe du Sud-Est » fut accepté par le Conseil des ministres européens, sur proposition allemande. L’abandon du mot « Balkans » visait à souligner le tournant vers une « perspective européenne » pour les pays de la région [8]. Le Pacte leur fut soumis le 10 juin 1999. C’était le jour même où était adoptée la résolution 1244 par laquelle le Conseil de sécurité des Nations unies mettait fin à trois mois de guerre de l’OTAN par un compromis signé par Belgrade – et dont les dirigeants serbes se réclament jusqu’à aujourd’hui [9], contre l’indépendance du Kosovo...
Le Pacte, officiellement lancé lors du sommet de Sarajevo les 29 et 30 juillet 1999, fut présenté comme une sorte de plan Marshall ouvert aux pays de la région. La RFY (République fédérale yougoslave – Serbie, incluant le Kosovo et Monténégro), était incluse évidemment dedans, sous condition... qu’elle écarte du pouvoir Slobodan Milosevic. Et l’on peut penser que là était le motif premier. Le 26 mai 1999 la Commission européenne avait enfoncé le clou en posant les jalons du « processus de stabilisation et d’association » (PSA) s’adressant spécifiquement aux Balkans occidentaux – à l’exclusion de la RFY de S. Milosevic. Une dynamique de préadhésion allait ensuite s’enclencher avec la négociation d’ASA (Accords de stabilisation et d’association), négociée par la Commission européenne.
En décembre de la même année, le Conseil d’Helsinki allait confirmer le « big bang » de l’élargissement à l’Est promis aux dix candidats que l’on avait auparavant divisé en deux vagues de cinq sans dates précises.
Dans la paix comme par la guerre, loin d’être le couronnement d’un succès au sens escompté par les populations (un mieux être économique et une liberté de choix stabilisant la cohésion des sociétés), le processus d’élargissement à l’Est – y inclus les Balkans cachait mal des critères géopolitiques non explicités, donc de plus en plus perçus comme relevant des choix discrétionnaires des grandes puissances [10].
L’instabilité produite par la guerre de l’OTAN [11] dans les pays voisins comme en SerbieMonténégro ne pouvait être contenue par de simples moyens militaires. En outre, même sur ce terrain, un certain passage de relais à l’UE intéressait les EtatsUnis « engagés » sur des fronts bien plus essentiels ailleurs. Ils étaient donc demandeurs d’un retrait de leurs troupes au profit de l’UE mais dans un cadre de commandements et de règlements politiques conçus de façon concertée. Autrement dit, l’élargissement vers l’Europe de l’est et du SudEst de l’UE autant que l’implication de ses principaux gouvernements dans la guerre de l’OTAN vont signifier sa transformation euro atlantique...
Voici comment l’OTAN présente ellemême sur son site son rôle dans la région [12]. « La stratégie globale de l’Alliance pour la région des Balkans occidentaux consiste à renforcer la stabilité dans le sudest de l’Europe et à faciliter l’intégration de l’Albanie, de la BosnieHerzégovine, de la Croatie, du Monténégro, de la Serbie et de l’exRépublique yougoslave de Macédoine dans les structures euroatlantiques ». Et elle ajoute : « L’engagement de l’OTAN dans la région a marqué un tournant dans l’histoire de l’Alliance : cette initiative allait audelà des tâches qui incombaient à l’Organisation au moment de la Guerre froide, à savoir défendre le territoire de ses États membres, pour mettre l’accent sur la gestion de crises se déroulant en dehors des frontières traditionnelles de l’OTAN. »
Une « progression européenne » ?
L’adhésion à l’OTAN fut dans les Etats d’Europe de l’Est et balkanique candidats à l’UE présentée comme faisant partie « d’un tout ». L’image de sociétés « pro-américaines », notamment favorables à la guerre menée en Irak est très largement fausse. Pour les populations, c’est l’adhésion à l’UE qui était attractive notamment par l’espoir d’une libre circulation des personnes, et de contrefeux aux courants les plus xénophobes, mais un grand écart entre le « modèle social européen » imaginé – sur le mode suédois – et la réalité ; donc de grandes désillusions.
Le Conseil européen de Feira (juin 2000) a reconnu à tous les pays des « Balkans de l’Ouest » le statut de « candidats potentiels à l’adhésion » ce que le Conseil de Thessalonique a confirmé en 2003. Mais les aides communautaires ont chuté de plus de 50% après la première année de la chute du régime Milosevic (fin 2000) – passant de 0,9% à du PIB des Balkans occidentaux à peine 0,4 % en 2006 pour un ensemble comptant 21 millions d’habitants. La logique de l’UE est d’encourager la libre circulation des capitaux à la place des financements publics – avec donc à la fois contraction des aides publiques et des fonctions sociales et redistributives des Etats (surtout s’ils demandent l’aide du FMI, comme la Serbie vient de le faire face à la crise : ce sont les budgets de la fonction publique qui doivent trinquer...). Un réseau d’accords bilatéraux de libreéchange a été créé aboutissant, en décembre 2006, à la signature d’un Accord centreeuropéen de libreéchange (ACELE) préparant une zone de libreéchange entre les Balkans occidentaux et leurs voisins.
Les résultats sont clairs : le taux moyen du chômage (officiel) avant même la crise de 20082009 allaient de 1415 % en Croatie et en Albanie, 20 % en Serbie, plus de 25 % au Monténégro, jusqu’à 30 % en BosnieHerzégovine et 40 % au Kosovo. Alors qu’elle a le plus haut niveau de vie par habitant de l’ensemble, la Croatie a connu ces derniers mois une explosion de mouvements sociaux... Mais il n’y a pas de spécificité balkanique à cet égard. Les chiffres des PIB par habitant, de la montée de la pauvreté et des inégalités, du chômage sont proches de ceux des PECO membres de l’UE... et des dynamiques mondiales.
Retour sur l’imbroglio juridique et politique en Serbie et au Kosovo
Si la situation économique et sociale est essentielle a l’absence de cohésion des nouveaux Etats et de leurs rapports, il n’en demeure pas moins également un imbroglio politique, institutionnel et juridique concernant la Serbie et le Kosovo, comme la BosnieHerzégovine avec enlisement dans des logiques de protectorats.
En Serbie, les principaux courants, qu’ils soient dits modérés, proeuropéens ou pas, rejettent l’indépendance du Kosovo et se réclament de la résolution 1244 signée par Belgrade et établissant le protectorat, plutôt que de reconnaître l’indépendance. Ils contestent donc la mission Eurolex envoyée par l’Union européenne pour y remplacer la Minuk (Mission de l’ONU, gérant le protectorat, sorte de passerelle vers l’indépendance. Belgrade mobilise le Droit international pour faire valoir ses « droits de propriété » au sens politique et économique – sur le Kosovo, avec des convoitises conflictuelles sur les ressources inexploitées pendant que le pays connaît toujours des coupures d’électricité. Ratko Mladic coure toujours. Et les mères de Srebrenica réclament aussi justice contre les autorités hollandaises et les Nations Unies...
Vue du point de vue des Albanais du Kosovo, l’indépendance du Kosovo ressemble à celle de la BH depuis les accords de Dayton-Paris de 1995 : un Etat « souverain » sous tutelle étrangère, rongé par la corruption et la pauvreté. Le général portugais Raul Cunha, officier de la Minuk affirme que sur les 4 milliards d’euros versés par l’UE au Kosovo, quelque 80% ont été « dépensés en conseils et études de faisabilité », et sont « retournés directement à leur source » [13]...
Le mouvement radical albanais Vetëvendosja (autodétermination) dénonce les rapports explicites (administratifs, symboliques et économiques) affichés avec Belgrade dans les zones serbes – qui illustrent la non reconnaissance de l’indépendance et pourrait déboucher sur un séparatisme. Mais il dénonce également la souveraineté « limitée » dont jouira le Kosovo, et réitère son opposition à la mission européenne Eulex dotée de l’essentiel du pouvoir exécutif. Il reproche aussi à ce plan de ne pas permettre au Kosovo d’avoir une force armée ni le droit de se réunir à un autre État...
Toutes les communautés de la région (serbes, croates, hongroises, albanaises...) aspirent à la fois à vivre mieux, à pouvoir assumer une citoyenneté à facettes multiples et non contradictoire avec leurs diversités nationales, une reconnaissance de leurs histoires et cultures et à la dignité – contradictoire avec la soumission à des rapports de type coloniaux, même s’ils viennent de puissances dont on attend l’aide...
Pas de construction européenne solide sans renversement copernicien...
Olli Rehn, le commissaire européen à l’Élargissement, avait déclaré que 2009 serait « l’année des Balkans occidentaux » mais la « progression européenne » laisse sceptique. On peut accumuler les conflits spécifiques : la Croatie, qui a obtenu le statut de candidat à l’UE, est bloquée par le veto slovène pour des raisons de conflits frontaliers. Mais les négociations se heurtent aussi, comme pour la Serbie, aux insuffisantes collaborations avec le Tribunal pénal international pour l’ex Yougoslavie (TPIY). Zabreb bloque certains documents cruciaux concernant les opérations de l’armée croate pour reprendre le contrôle de la République serbe de Krajina en 1995 ; et le général bosnoserbe Mladic courre toujours. La Macédoine est bloquée par son conflit concernant son nom, avec la Grèce. La BosnieHerzégovine reste, quant à elle, minée par l’opposition des forces nationalistes serbes et croates à un Etat unifié, sur le plan de la police comme des changements constitutionnels. La remise en cause de la fonction de haut représentant de l’UE (qui agit comme un proconsul), prévue l’an passé pour avoir enfin un Etat « souverain », n’a toujours pas eu lieu...
Mais l’essentiel est ailleurs. L’avenir des Balkans est aussi celui de l’UE ellemême. Ils sont tout autant qu’elle « européens » et dignes de vivre ensemble, comme tous les autres peuples, y compris ceux qui se sont trouvés en guerre autrefois... Mais comment ?
Sans un renversement copernicien de la construction européenne commençant par ... les fins (finalités sociales, économiques, démocratiques visant à construire l’Europe par le meilleur, et non par le pire) les moyens de contrôle transparent et démocratique comme de budgets n’existent pas. C’est la concurrence (fiscale et sociale) qui « impose » le constat de l’effet désastreux des élargissements, et suscite les pires xénophobies. Il est possible de partir de l’aspiration à la paix, à la librecirculation des personnes et au mieuxêtre, donc à une Europe solidaire et ouverte. Mais c’est alors la logique de la concurrence et d’un budget de 1% du PIB de l’Union (contre 30% pour le budget fédéral des EtatUnis !) qu’il faut remettre en cause, autant que ses comportements « civilisateurs » aux relents coloniaux et que les échecs (intérieurs) de ses politiques ne légitiment guère...
Catherine Samary 1er juin 2009