« Disons à l’Europe que si les cabinets engagent les rois dans une guerre contre les peuples, nous engagerons les peuples dans une guerre contre les rois ».
La formule du député Isnard, ami du girondin Brissot et des partisans de la « guerre révolutionnaire » force incontestablement l’admiration et l’enthousiasme. La réponse de Robespierre le 18 décembre 1791 est néanmoins des plus lapidaires : « Les plus nombreux, les plus dangereux de ces ennemis sont-ils à Coblence ? Non, ils sont au milieu de nous [1]. », et de poursuivre en expliquant que c’est le roi qui souhaite la guerre, et tous les ennemis de la révolution pariant sur la défaite de la France.
Il évoque alors d’une manière presque prophétique le renforcement du pouvoir des généraux qui finissent par prendre goût au pouvoir après avoir été acclamés en « sauveurs » ; mettant en garde contre l’illusion qui consisterait à croire qu’on puisse « faire le bonheur des peuples à la pointe des baïonnettes » alors qu’une occupation étrangère même armée de bonnes intentions reste toujours une source de désordres suscitant rapidement l’hostilité des peuples libérés.
La guerre occupe pourtant une place paradoxale et en même temps centrale dans le cours de la révolution. A sa façon, elle a contribué à mettre un point final à une décennie d’agitation révolutionnaire avec la prise du pouvoir par un général, Napoléon Bonaparte, le 18 Brumaire An VII (9 novembre 1799). Elle a été en même temps durant cette période un puissant accélérateur à chaque étape du processus révolutionnaire, favorisant la prise du pouvoir par les Montagnards en 1793 et la mise en place d’un gouvernement révolutionnaire appliquant des mesures extrêmes justifiées par la nécessité et la défense « despotique » de la liberté. Elle a surtout puissamment contribué à étendre la révolution en Europe et au-delà [2].
La guerre au cœur des événements
La doctrine des révolutionnaires est au départ très nettement partagée entre deux préoccupations, la dimension universelle de la Déclaration des droits de l’homme adoptée le 26 août 1789, et celle du décret adopté par l’Assemblée constituante le 16 mai 1790 : « [La France] n’emploiera jamais ses forces contre la liberté d’aucun peuple ». Très vite, les événements en ont décidé autrement.
Dès octobre 1789, après que le roi ait été ramené de force à Paris, son propre frère le futur Charles X prend la tête d’un vaste mouvement d’émigration en Europe, notamment à Coblence où il appelle les souverains étrangers à former une coalition pour intervenir au plus vite avant que l’incendie ne gagne le reste du continent. Le 20 juin 1791 Louis XVI - qui tente de rejoindre ces armées - est arrêté à Varennes, moment décisif qui rompt le charme d’une possible entente et d’une possible stabilisation de la révolution autour d’un projet de monarchie constitutionnelle légitimé par le suffrage censitaire.
En avril 1792, le duc de Brunswick à la tête de l’armée Prussienne – après avoir écrasé la révolution dans les Provinces-Unies (les Pays-Bas actuels) – se voit déjà piller de fond en comble Paris à la tête de 40 000 hommes seulement. Mais au lieu de terroriser, il suscite la colère. Danton met sur pied une « Commune révolutionnaire » puis déclenche l’insurrection le 10 août 1792. Le 20 septembre à Valmy, une « armée de sabotiers » dépenaillés, rescapés de la débandade qui a littéralement explosé l’armée royale, résiste. Sous la mitraille, les soldats ne connaissent qu’une chose, « La Marseillaise », une piètre tactique militaire en apparence mais qui sidère l’Europe entière par sa nouveauté. Les 21 et 22 septembre avec la proclamation de la République et l’adoption du suffrage universel (masculin), l’heure est au « soldat-citoyen ».
C’est bien une « guerre révolutionnaire » que mène le nouveau régime. Deux décrets (le 19 novembre et le 15 décembre 1792) indiquent clairement les objectifs politiques qui sont recherchés : l’un qui accorde l’aide de la France « à tous les peuples qui voudront recouvrer la liberté », l’autre qui organise la propagande révolutionnaire dans les territoires étrangers occupés par l’armée française.
La guerre en précipitant la chute des assignats, tout en exigeant du peuple des sacrifices considérables, met au cœur de la politique une nouvelle problématique et impose de nouvelles mesures : maximum sur les prix, réquisitions des biens, aide aux nécessiteux et d’abord aux familles de soldats. Un nouveau droit s’affirme face au droit de propriété qui trouve sa transcription dans la nouvelle constitution de 1793.
Mais après la victoire de Fleurus en 1794 puis la dislocation de la coalition qui menaçait la France en 1795, tout change et les mesures d’exception justifiées par la « Patrie en danger » ne sont plus indispensables. On assiste en fait à un double processus. Privé d’une véritable base populaire – qui a déjà commencé à faire défaut à Robespierre au moment de son arrestation – mais hostile au retour de la monarchie, le Directoire s’appuie de plus en plus souvent sur l’armée pour écarter ses adversaires, à droite comme à gauche. En même temps cette armée en prenant l’offensive et en occupant de nouveaux territoires, devient plus nettement une armée d’occupation qui alimente les caisses de l’Etat par ses pillages. Forte de près de 1,4 millions de soldats à son maximum, elle se replie sur elle-même et se renouvelle peu (moins de 30 000 recrues entre 1794 et 1797). Elle se professionnalise.
Quant aux généraux, ils ont pris leur indépendance. Bonaparte se conduit en véritable chef d’Etat lors de sa campagne d’Italie en 1796. En 1799 son coup d’Etat met en place un nouveau régime qui cherche à assurer par-dessus tout l’ordre tout en préservant certains acquis de la révolution.
« La révolution armée » [3]
« Paix aux chaumières, guerre aux palais ». Aux débuts de la révolution, une guerre d’un nouveau genre qui a commencé à s’imposer en Europe, et avec elle une nouvelle armée.
Mais avant qu’un nouvel outil ne prenne place, il fallut que l’ancien disparaisse. Après des années de paix, les liens étaient déjà fort distendus entre soldats et officiers, tandis que la troupe n’échappe pas à l’agitation qui l’entoure. Le 14 juillet 1789 ont lieu les premières fraternisations avec la foule révolutionnaire, début de l’alliance nouvelle du « soldat-patriote » et de la Nation.
Les tensions sont extrêmes. Un tiers des régiments sont touchés par des révoltes, la plus célèbre et la plus durement réprimée étant celle de Nancy au mois d’août 1790. A l’été 1792 au moment de la chute de la monarchie, plus de 70 % des officiers membres de la noblesse ont déjà quitté une armée qui finit de se désagréger face à l’avance de l’ennemi.
De nouveaux corps sont apparus entre temps : la Garde Nationale en juillet 1789 pour assurer l’ordre intérieur, les bataillons de Volontaires pour renforcer l’armée royale aux frontières dès l’année 1791. Mais l’enthousiasme ne peut suppléer à tout. La Convention met en place un nouveau système dont la portée révolutionnaire a conservé sa pleine actualité jusqu’à la révolution russe, et au-delà, en même temps qu’elle recrute à tour de bras.
La levée de 300 000 hommes, tout en suscitant une forte opposition dont se saisissent les ennemis de la révolution, donne en effet un formidable élan à cette entreprise. En août 1793 est voté le principe de la « levée en masse » c’est à dire le peuple en arme. Pour lui donner les compétences nécessaires, on cherche à unifier l’armée soit au niveau de la brigade en créant de nouvelles unités à partir d’un bataillon de ligne (soldats professionnels) et de deux bataillons de volontaires, soit au niveau de la compagnie par « l’amalgame » entre « culs blancs » de l’ancienne armée royale et « faïences bleues » fraîchement débarquées.
La formation politique du soldat n’est pas non plus négligée : exercice de la citoyenneté par le droit de vote même sous l’uniforme, chants, théâtre et journaux des armées expliquant entre autre les buts d’une guerre destinée à libérer les peuples… Même la manière de faire la guerre a changé : à la tactique en ligne – conservée par les armées ennemies qui suppose une discipline absolue du soldat marchant au pas – succède la tactique en colonne reposant sur l’enthousiasme et la supériorité en nombre (n’oublions pas que la France est de loin le pays le plus peuplé d’Europe à cette époque !).
Les généraux sont sous surveillance, surtout après la trahison de Dumouriez en mars 1793 tandis que l’avancement de jeunes officiers donne naissance à de nouveaux mythes. « Représentants en mission » et « représentants aux armées » sont là pour affirmer la prééminence du pouvoir civil, sortes de commissaires politiques avant l’heure. Au printemps 1794, l’arrivée de Saint-Just délégué aux armées du Nord et du Rhin est précédée d’une guillotine, l’avertissement est sans ambiguïté. En quelques semaines, il trouve de quoi équiper des dizaines de milliers de soldats en armes, chaussures, chevaux…
Certes, la situation n’est plus la même après 1795. Il ne s’agit plus ni de la même guerre ni de la même armée. Néanmoins, au cours de ses conquêtes, l’armée française est encore secondée en 1800 par de puissants corps d’auxiliaires étrangers volontaires, car elle apporte avec elle la fin de la féodalité. Dans ses fourgons, Napoléon n’a pas oublié non plus pas d’emporter avec lui les nouveaux principes de la propriété bourgeoise contenus dans le Code civil, contribuant puissamment à désagréger la société d’Ancien Régime dans toute l’Europe.
En France, la révolution avait été accompagnée d’un vaste mouvement de transfert de propriété. Il s’agissait d’abord pour le nouveau régime d’éteindre la dette par la vente des biens de l’Eglise transformés en « biens nationaux » par le décret du 2 novembre 1789, ce dernier étant complété par celui de l’été 1792 contre la noblesse qui a choisi la voie de l’émigration et de la trahison. Le tout aboutit à un vaste transfert de propriété portant sur des millions d’hectares qui profite d’abord à la bourgeoisie mais aussi à une partie de la paysannerie. Mais en Belgique, en Allemagne (Rhénanie) et en Italie, si le mouvement est plus tardif (à partir de 1796), il n’en est pas moins puissant et contribue selon des modalités un peu différentes mais semblable dans les principes à accélérer d’une manière extraordinaire les transformations de toute la société dans cette partie de l’Europe.
Une vague révolutionnaire en Europe et en Amérique
La révolution française est incontestablement un événement décisif qui a contribué à façonner un nouveau langage politique fondé sur les principes d’universalité et de citoyenneté. Elle s’inscrit en même temps dans un vaste mouvement qui l’a précédé et débordé.
La révolution américaine – mélange de guerre d’indépendance et de principes nouveaux contenus dans la déclaration de 1776 – provoque rapidement des troubles de l’autre côté de l’Atlantique. Les Irlandais mobilisés pour défendre leur île contre une possible invasion de l’armée française (alliée aux « Insurgents » d’Amérique) profitent de leur rassemblement sous les armes pour réclamer en 1780 l’égalité entre catholiques et protestants. C’est pour protester contre cette possibilité qu’éclate en Angleterre la « Gordon Riot », le plus important soulèvement qu’est connu ce pays depuis la mise en place d’une monarchie constitutionnelle en 1688. L’émeute au départ religieuse se transforme rapidement en un mouvement social qui s’attaque aux riches quelle que soit leur religion. Tandis que John Debb en souvenir de la « glorieuse révolution » démarrée en 1640 donne les bases du « radicalisme » britannique au XIX° siècle [4].
En 1782 à Genève, patrie de Jean-Jacques Rousseau, les « bourgeois » (on parlerait plutôt de « classes moyennes » aujourd’hui) chassent les « patriciens » du pouvoir (l’aristocratie marchande). Ils sont renversés à leur tour par une coalition armée venue de Berne, Zurich, mais aussi de France et de Sardaigne. Dans les Provinces-Unies (Pays-Bas actuels), la volonté du statdouder Guillaume V d’Orange de renforcer le centralisme monarchique provoque la révolte de la bourgeoisie hollandaise qui n’hésite pas à mobiliser le monde de l’artisanat à partir de 1783. La révolte est écrasée en 1787 par les armées britanniques et prussiennes.
En 1787 la révolution gronde dans les Pays-Bas autrichiens (la Belgique actuelle) et se transforme en véritable guerre d’indépendance en 1789 débouchant l’année suivante sur un « Traité d’union des Etats belgiques » avant d’être écrasée par l’armée autrichienne en décembre 1790.
En 1791, Thomas Paine qui a participé à la révolution américaine, publie en Angleterre « The Rights of Men » et contribue avec d’autres à la création d’un puissant mouvement jacobin finalement écrasé en 1794. Non sans soubresauts : puissantes mutineries dans la marine britannique en 1797, nouveau soulèvement en Irlande en 1798… Mais surtout les troubles révolutionnaires s’étendent ailleurs : dès 1790-1791 en Autriche, Hongrie, Bohème, Pologne… En 1792 les « démocrates » reprennent le pouvoir à Genève, en 1793 une « convention » de « patriotes rhénans » demande l’union de la Rhénanie à la France. En Italie, manifestations et clubs révolutionnaires se répandent dès 1792 dans le Piémont, à Bologne, à Naples. Quelques années plus tard, le Directoire - après bien des hésitations par crainte des « anarchistes » - accepte la création de « Républiques-sœurs », nées de la rencontre ambiguë entre mouvements d’émancipation et guerres de conquête, avant que Napoléon ne transforme tout cela en joyaux de famille.
Promu général par l’armée française en 1792, Miranda retourne quelques années plus tard dans son pays d’origine, le Venezuela : aux côtés de Bolivar, il joue un rôle de précurseur dans le déclanchement de la révolution en Amérique latine en 1811. En 1825 éclate la première conspiration contre le tsar de Russie au nom des idées nouvelles, celle des « décembristes ». La roue de l’histoire n’a pas fini de tourner…
Jean-François Cabral