En quoi consistait, le projet de loi dit-Florange ? En cas de fermeture d’un site appartenant à un groupe de plus de 1.000 salariés, le dirigeant devait en informer les salariés, par la voie du comité d’entreprise et disposait d’une période de trois mois pour rechercher un repreneur. Cette recherche devait être « active » avec une obligation de moyens. Si le comité d’entreprise considérait que l’employeur n’avait pas « joué le jeu », il pouvait prendre l’initiative de lancer une procédure devant le tribunal de commerce. Celui-ci devait alors vérifier que l’effort de recherche de repreneur a bel et bien été fourni. Dans le cas contraire, l’entreprise devait verser une pénalité, d’un montant maximum de vingt fois la valeur mensuelle du SMIC par emploi supprimé.
Rien que de la frime
Si ce projet de loi portait le nom de Florange c’est que les pouvoirs publics s’étaient effectivement heurtés à ArcelorMittal à propos du site éponyme. Le milliardaire indien voulait partir, qu’il parte mais qu’il trouve un remplaçant ! Tel a été le débat à un moment donné. Bonne idée, en théorie, car le dossier Florange est un mélange complexe dans lequel se mêlaient le surendettement du groupe, une sourde bataille sur les prix et les marges au niveau mondial et…des surcapacités européennes au niveau européen. Soit il fallait trouver un autre fabriquant d’acier soit il fallait, au frais de Mittal bien sûr, reconvertir le site vers d’autres activités. Mais généralement quand on parle de reprise, il s’agit bien de maintenir une activité identique ou proche et cette option avait peu de chance de voir le jour contrairement à toute la démagogie déversée alors. En situation de surcapacité continentale sur fond de croissance chétive, aucun autre groupe du secteur ne pouvait décemment se lancer dans cette aventure.
Dans un contexte de désespoir des salariés et de fanfaronnade de Montebourg, beaucoup d’âneries ont donc été dites. Le gouvernement qui voulait désamorcer l’affaire, alors que Mittal n’avait aucune envie de se lancer dans un simulacre de reprise, ne trouva pas mieux que de lancer l’idée d’une loi bancale. « Vous allez voir ce que vous allez voir ! ». Et on a vu, Edouard Martin aussi.
La loi ne s’appelait-elle pas « loi visant à reconquérir l’économie réelle ». On sourit. De nombreuses affaires anciennes auraient pourtant permis aux créatifs du gouvernement de comprendre la ligne de démarcation entre droit à l’emploi et « liberté d’entreprendre » dans le droit actuel, c’est-à-dire sous le règne du marché et de la concurrence, la fameuse « économie réelle » justement.
Par exemple, il a ainsi été plusieurs confirmé que, dans un plan de licenciement collectif, le juge n’a pas à rechercher en quoi une réorganisation mise en œuvre est efficace pour endiguer la menace pesant sur la compétitivité d’une entreprise. Seul importe qu’il soit reconnu qu’une réorganisation est nécessaire pour assurer la sauvegarde de la compétitivité (cass.soc. 24 mars 2010, rjs 2010 n° 494). Dans un arrêt du 14 septembre 2010, la Cour de Cassation juge : « Ayant constaté les difficultés de l’entreprise, la Cour d’Appel n’avait pas à contrôler le choix effectué par l’employeur de supprimer une catégorie particulière de postes ». Le principe de non-immixtion n’est donc pas nouveau. Il a été initié par l’arrêt de l’assemblée plénière de la Cour du 8 décembre 2000 énonçant le principe de non-immixtion du juge dans le choix effectué par l’employeur entre les différentes solutions possibles pour assurer la sauvegarde de la compétitivité de l’entreprise.
C’est donc sans surprise qu’au nom de la liberté d’entreprendre et du droit de propriété, le Conseil constitutionnel, cette fois-ci, a censuré le fait de n’autoriser que les refus de cession motivés par « la mise en péril de la poursuite de l’ensemble et l’activité de l’entreprise cessionnaire ». Il a jugé que ceci prive l’entreprise de sa capacité d’anticiper des difficultés économiques et de procéder à des arbitrages économiques. La loi confiant au tribunal de commerce le soin d’apprécier si une offre de reprise est sérieuse, le Conseil a refusé que le juge puisse substituer son appréciation à celle du chef d’entreprise pour des choix économiques relatifs à la conduite et au développement de cette entreprise. Encore une fois, rien de très surprenant ni de nouveau. Nous sommes en régime économique capitaliste et céder un site interfère avec la bataille concurrentielle pour peu qu’il y soit projeté une activité identique ou que cela implique un risque de transfert technologique.
De quoi parle-t-on ?
La démagogie ayant pris le pas sur la lucidité, dût-elle être une lucidité combative, le gouvernement s’est embarqué dans les mêmes errements conceptuels que ceux que l’on lit régulièrement sur les « licenciements boursiers ».
Soulignons d’abord un fait statistique. Il y a en permanence au niveau des grands groupes dominants et des ETI (48% des salariés et 85% des immobilisations) des décisions d’arrêter des activités ou de fermer un site. Dans l’écrasante majorité des cas, il y a cession pour peu effectivement que l’activité ait été analysée comme rentable par le repreneur. Les cas de rentabilité cachée, donc de fermeture crapuleuse sont rares… pour des raisons capitalistiques évidentes : il faut mieux vendre des actifs que les liquider. La première raison, et de loin, des fermetures de sites ou des arrêts d’activités sans cession est due à une crise du marché ou aux effets destructeurs de la concurrence (dépôt de bilan, assèchement de clientèle, incapacité à financer l’activité faute de croissance etc.). Il n’y a dans cette éventualité peu de chance d’une reprise sérieuse (les aventuriers du capital existent toutefois). Mais après un dépôt de bilan, les rachats « à la barre du tribunal » restent fréquents. Près d’un millier d’entreprises en redressement judiciaire sont vendues chaque année.
Reste les fermetures qui étaient visées par le projet de loi. Elles sont très rares, ce qui ne veut effectivement pas dire absentes, notamment dans le cas d’un calcul oligopolistique pour limiter l’offre et défendre les marges ou dans des affaires à forte valeur ajoutée comportant un risque concurrentiel de transfert de technologie.
Notons que dans le dossier Molex, la condamnation du groupe américain s’est faite en prud’hommes, actant le fait qu’il n’y avait pas de motif économique à la fermeture du site et donc aux licenciements collectifs. Conformément à la loi, en l’absence de motif économique, le groupe en question ne pouvait se débarrasser ainsi de ses salariés. Mais il n’est pas condamné pour une fermeture illicite du site, droit de propriété oblige. La nuance peut paraître formelle, mais elle ne l’est pas une fois admis que la loi repose sur le droit de propriété.
Notons aussi que dans le dossier Fralib (Unilever) l’obligation s’est imposée aux salariés de réinventer courageusement un nouveau modèle industriel et commercial, mais sous forme de Scop. Le marché, lui, éliminait la possibilité d’un repreneur faisant la même chose de la même manière. Il ne s’agit pas d’une disqualification technologique du site (pas plus que ce n’était le cas à Florange), mais seul un projet de Scop fait sens dans une situation où l’équilibre des pouvoirs de marché entre les différents acteurs ne créé pas les conditions d’une cession en bonne et due forme. D’ailleurs Unilever a cédé beaucoup d’autres sites au cours des vingt dernières années. Le gouvernement n’était d’ailleurs pas complètement ignorant de cela, son projet de loi laissant une large place à la notion de reprise par les salariés. Mais les salariés de Fralib sont suffisamment conscients de ces questions pour placer leur projet au-delà du droit courant, à la différence du gouvernement : « Un changement de société s’impose. D’autres choix sont urgents, la question de la répartition des richesses créées, de sa réappropriation par le plus grand nombre, par le peuple est plus que jamais d’actualité. Nous, sommes convaincus de la rentabilité de notre usine. Pour une grande majorité, nous avons décidé de prendre notre destin en main. Nous refusons le chômage et la précarité, la fatalité de la misère, nous n’acceptons pas l’injustice, nous sommes convaincus que d’autres choix sont possibles » (CGT Fralib, 20 juin 2011).
Une loi de onzième heure
Ne peut-on rien faire ? Si, bien sûr. Mais, il faut reprendre le problème à sa base. La loi peut effectivement encadrer le marché. La toute récente organisation européenne de l’Union bancaire en est une spectaculaire illustration. Mais c’est jusqu’à un certain point bien sûr. La loi peut aussi limiter la « liberté d’entreprendre » en posant des restrictions réglementaires ou techniques à l’entrée dans telle ou telle activité. Au-delà il faut changer tout le système du droit, ce qui implique un changement de société. Dans les cas qui nous occupent ici, il est parfois question de « nationaliser ». Pourtant on ne nationalise pas un site ou une activité localisée. On nationalise un groupe, à la condition que ce ne soit pas un groupe mondialisé organisé en réseau au niveau continental et mondial car dans ce cas c’est toute sa structure économique et financière qu’il faut bouleverser, ce qui nous fait revenir au changement global de système.
La loi française n’est pourtant pas totalement muette sur la fermeture d’un site. Des conventions de revitalisation du bassin d’emploi s’imposent en théorie aux entreprises de plus de 1.000 salariés qui procèdent à des licenciements collectifs. Cette obligation de revitalisation doit contribuer à la création d’activités et au développement de l’emploi, pour atténuer les effets du licenciement économique.
Ces conventions sont destinées à soutenir l’activité économique du bassin d’emploi touché par ces licenciements (article L1233-84 du code du Travail). Elles apportent des financements au développement d’entreprises dans le bassin d’emploi mis en difficulté. Les entreprises qui licencient doivent verser une contribution financière, destinée à alimenter le fonds de revitalisation. Or, tout cela reste effectivement modeste et fort peu opérationnel dans une situation de morosité économique. Mais ce dispositif pourrait être bien plus contraignant et mieux surveillé.
Surtout, à la différence de ce qu’était le projet Florange, cette disposition du code du Travail se situe à postériori de la fermeture. Elle ne remet pas en question le droit de « vie ou de mort » du propriétaire sur son capital. En voulant, par une disposition législative isolée, traverser cette muraille de Chine le gouvernement transgressait une loi fondamentale du système capitaliste, le libre arbitre du propriétaire face aux conditions de marché.
Surprenant ? Pas tant que cela, car le projet de loi fut d’abord commandée par la démagogie et l’urgence tactique. De vrais réformistes convaincus auraient porté le fer sur l’anticipation, sur les politiques économiques et industrielles, sur une fiscalité contraignante. Se réveiller à la onzième heure pour finalement dévoiler son impuissance face au capital fait l’effet d’un leurre. La crise de l’automobile, pour prendre cet exemple, est perceptible depuis le début des années 2000. Qu’a-t-il été fait pour anticiper ? Rien pratiquement. Or l’automobile c’est aussi la sidérurgie, le caoutchouc, la plasturgie…
L’exemple de La Redoute et de la VAD
L’accord final a été signé à La Redoute. Il y a reprise et le groupe Kering (Pinault) peut ainsi se désengager de cette activité. Au prix d’une réduction massive d’emplois et d’une restructuration draconienne, l’entreprise ne tombe pas en dépôt de bilan. Voilà de quoi réjouir les champions de la « reprise ». Mais la vraie histoire n’est pourtant pas celle-ci…
La question de La Redoute et de toute la vente à distance traditionnelle émerge en effet dès le premier tiers des années 2000. La massification progressive du commerce en ligne déstabilise le modèle commercial du catalogue papier. Surtout, le surgissement de « pure players », c’est-à-dire d’entreprises n’agissant que sur Internet et ayant donc beaucoup moins de frais fixes, prend de vitesse les enseignes de la VAD historique. Le choc Internet est inévitable, annoncé, programmé avec tout ce que cela signifie en termes d’emplois, d’évolution des métiers, d’organisation et d’investissements. Le signal est visible au niveau du chiffre d’affaires dès 2006. Que se passe-t-il alors ? Rien ou pas grand-chose. Un premier grand plan social est mis en œuvre en 2008 à La Redoute avec l’illusion que cela devrait suffire pour faire face. La dégringolade continuera pourtant. Qu’a fait alors l’actionnaire en termes de formations et de préparation des salariés à une reconversion professionnelle probable ? Rien. Qu’a fait la branche de la VAD sur le bassin d’emploi de Roubaix immensément exposé à cette crise annoncée ? Rien. Qu’ont fait les pouvoirs publics, la région, Martine Aubry (qui pourtant n’a pas manqué de se rappeler au bon souvenir des salariés de La Redoute à la veille des élections municipales) ? Rien.
Sans rentrer dans trop de détails, Kering qui annonce sa volonté de céder ne trouve aucun repreneur sérieux. Eh oui ! Il doit se replier sur une solution de fortune en cédant à deux de ses cadres dirigeants, moyennant un chèque global de sortie de 520 millions d’euros (incluant un accompagnement social). Mais la majorité du personnel sait combien le projet économique est fragile, les repreneurs se donnant jusqu’à 2017 pour, disent-ils, redresser l’entreprise. Et après ? Ceux et celles qui restent dans l’entreprise (et c’est tant mieux pour eux) souhaitent évidemment que cela marche et que leurs emplois survivent. Mais, ils savent que ce pari est des plus hasardeux malgré tous les discours tenus par le duo de repreneurs. Car la notion de « reprise » n’a aucun sens économique indépendamment d’un marché et d’un environnement concurrentiel.
On retiendra donc que la focalisation sur le maintien d’une activité sous forme de cession n’offre pas mécaniquement d’assurance sur l’avenir. Elle peut même être une manière élégante de se débarrasser d’un problème. Surtout, elle ne saurait se substituer à une politique de fond et anticipatoire, soit au plan économique (investissement) soit au plan social (préparation des reconversions professionnelles et création d’emplois alternatifs). Ce n’est pas du tout la ligne du PS évidemment. L’acceptation du capitalisme conduit directement à l’assimilation de ses rythmes et de sa respiration. Plus question de parler de politique industrielle et encore moins d’anticipation sociale. Mais il faudrait aussi que le mouvement syndical y mette du sien et qu’il cesse de nier les crises structurelles qui peuvent s’annoncer dans certains secteurs. Combien de temps a-t-il fallu pour que la restructuration mondiale de l’automobile soit acceptée et prise en compte ? Pareil dans le commerce, les banques, le raffinage pétrolier, etc. Or, objectiver ces tendances permettrait pourtant de prendre un gouvernement en défaut et de montrer le refus du patronat de prévenir le choc social. Ce serait se montrer doublement efficace du point de vue de la démonstration politique et du point de vue de l’anticipation sociale.
Anticiper serait une vraie radicalité
Car il règne en France depuis des années, et dans le sillage du néo-réformisme du PCF des années 1980, l’illusion qu’on peut donner des leçons de capitalisme aux capitalistes (dans la ligne de Paul Boccara, « Intervenir dans les gestions avec de nouveaux critères », Messidor/Éditions Sociales, 1985). S’il est certain que l’entreprise n’est évidemment pas exempte d’erreur grossière de gestion, à contrario de la figure merveilleuse de « l’entrepreneur » véhiculée par le Medef, il n’en reste pas moins qu’il est intellectuellement exorbitant d’accuser le patronat de passer à côté de son sujet, la gestion des actifs et le profit qui va avec.
Aussi, qu’il soit permis, en contre-point de ce néo-réformisme, de poser la question suivante. Si « malgré tout » il y avait eu repreneur à Florange pour désengager Mittal de cette sale affaire alors que le cœur du problème restait objectivement celui de la surcapacité, que ce serait-il passé à moyens termes si ce n’est un très fort risque de dépôt de bilan ?
Le site de Florange était intrinsèquement rentable (cf. le document interne au groupe, rendu public à l’époque par la CFDT). Mais en rester là ne démontre rien. Le profit de ces groupes n’est plus la somme des profits locaux voire nationaux. Le profit consolidé émane de toutes les synergies mondiales. Un haut-fourneau représente une immobilisation financière importante en stocks de minerai de fer notamment. Un simple arrêt pour cause de demande insuffisante poserait beaucoup de problèmes, entraînant des dégradations importantes avec un redémarrage éventuel particulièrement long et délicat. Voilà pourquoi, entre autres, les tentatives de reprise (y compris avec une semi-nationalisation comme cela a été aussi envisagée) ont été sans suite.
Plutôt que de dénoncer à chaque fois un patronat supposé incompétent, casseur ou négligeant dans la tradition des « meilleurs critères de gestion », il serait préférable de prendre le problème autrement, beaucoup plus en amont et de dénoncer bien plus facilement encore l’irrationalité sociale du capitalisme. S’il est normal et légitime que les salariés concernés se sentent abandonnés et laissés pour compte et que leur première revendication est de garder leur emploi hic et nunc, cela n’exempte pas les organisations syndicales de leur déni durant toutes les années qui ont précédé. Et cela n’acquitte pas un gouvernement PS de n’avoir rien fait en amont dès que le problème s’est annoncé. S’il y a une part de l’emploi existant que l’on peut sauver en contestant les petits calculs de l’employeur, il y a une part qu’il n’est pas possible de sauver quand nous sommes confrontés à un changement durable de la demande ou de la division internationale du travail. Pas plus quand il s’agit du basculement d’un modèle technologique à un autre.
Dans ces situations-là (fréquentes aujourd’hui), la notion de « reprise d’un site » est toute relative car elle est arbitrée par le marché final. Tout cela le gouvernement ne voulait pas le voir. L’impotence peut facilement se déguiser en fausse radicalité. C’est tout ce qui fait le « réformisme sans réforme ».
Claude Gabriel