Les déclarations récentes du président rwandais Paul Kagamé permettent aux dirigeants français qui ont eu à conduire ou à connaître la politique menée au Rwanda de 1990 à 1994 de reprendre la posture de l’indignation outragée : comment peut-on accuser la France de complicité dans le génocide des Tutsi ? Cette imposture a déjà été dénoncée par le journaliste Patrick de Saint-Exupéry : le noyau de responsables politiques et militaires qui, sous la houlette de François Mitterrand, a conduit une politique secrète à l’insu du Parlement tente, en s’abritant derrière « la France », de rendre les citoyens français solidaires d’une politique menée en leur nom sans qu’ils en aient été informés.
Si l’on en croit les responsables français de l’époque, leur objectif aurait été d’obliger toutes les parties (le président Habyarimana, son opposition et le Front patriotique rwandais, FPR) à trouver un accord politique refusé, selon eux, aussi bien par les extrémistes hutu que par le FPR, désireux d’exercer un pouvoir sans partage. Puis, une fois le génocide enclenché, la France aurait été le seul pays à intervenir pour y mettre fin avec l’opération « Turquoise ». Ce récit édifiant n’est qu’une falsification des événements visant à dissimuler de lourdes responsabilités individuelles, dissimulation qui explique que, vingt ans après, aucune conséquence n’ait encore été tirée des choix politiques qui ont été faits, de 1990 à 1994, au plus haut niveau de l’Etat français. Et ce en dépit des travaux menés par de nombreux chercheurs et journalistes qui, depuis 1994, ont soulevé quantité de questions demeurées sans réponse. En voici quelques-unes.
Une politique de conciliation ou une guerre contre les Tutsi ? Pourquoi, en avril 1991, à Ruhengeri, dans le nord du Rwanda, des militaires français ont-ils participé avec leurs collègues rwandais à des contrôles d’identité lors desquels ils ont trié les Tutsi, qui étaient tués par les miliciens à quelques mètres d’eux ? Pourquoi, en septembre 1991, Paul Dijoud, directeur des affaires africaines et malgaches au Quai d’Orsay, a-t-il dit à Paul Kagamé que si les combattants du FPR s’emparaient du pays, ils retrouveraient leurs familles exterminées à leur arrivée à Kigali ?
ACCORDS DE PAIX SIGNÉS À ARUSHA
Pourquoi l’armée française a-t-elle sauvé le régime Habyarimana en juin-juillet 1992 et en février-mars 1993, alors que des massacres de Tutsi avaient déjà lieu de manière récurrente depuis octobre 1990 ? Pourquoi, après l’assassinat, le 7 avril 1994, des responsables politiques rwandais partisans des accords de paix signés à Arusha, l’ambassadeur Marlaud a-t-il accueilli les responsables politiques extrémistes à l’ambassade de France et cautionné la formation du gouvernement intérimaire rwandais (GIR) qui encadra le génocide ? Pourquoi le colonel Poncet ne s’est-il pas opposé, à Kigali, à « l’arrestation et l’élimination des opposants et des Tutsi », mentionnées en ces termes dans l’ordre d’opération « Amaryllis » du 8 avril 1994 ?
Pourquoi, dans la nuit du 8 au 9 avril 1994, l’un des avions d’« Amaryllis » a-t-il débarqué des caisses de munitions de mortier qui ont ensuite été chargées sur des véhicules des Forces armées rwandaises (FAR) ? Pourquoi, les 14 et 16 juin 1994, des fonds en provenance de la BNP sont-ils venus créditer un compte suisse permettant au colonel Bagosora, directeur de cabinet du ministère de la défense du GIR, de régler deux livraisons d’armes en provenance des Seychelles ? Pourquoi, le 18 juillet 1994, une cargaison d’armes destinées aux FAR a-t-elle été débarquée sur l’aéroport de Goma où se trouvait le PC du général Lafourcade, commandant de la force « Turquoise » ?
Pourquoi le premier ministre, Edouard Balladur, le ministre des affaires étrangères, Alain Juppé, et le conseiller « Afrique » de François Mitterrand, Bruno Delaye, ont-ils reçu, le 27 avril 1994, en plein génocide, le ministre des affaires étrangères du GIR et son directeur des affaires politiques ?
Pourquoi, lors de sa rencontre du 9 mai 1994 avec le lieutenant-colonel Rwabalinda, conseiller du chef d’état-major des FAR, le général Huchon, chef de la mission militaire de coopération, a-t-il estimé : « Il faut sans tarder fournir toutes les preuves de la légitimité de la guerre que mène le Rwanda de façon à retourner l’opinion internationale en faveur du Rwanda et pouvoir reprendre la coopération bilatérale », à un moment où des centaines de milliers de Tutsi avaient déjà été massacrés ?
Comment se fait-il que Bruno Delaye détenait, début mai 1994, une autorité suffisante sur les tueurs pour arrêter, d’un coup de téléphone, une attaque sur l’Hôtel des Mille Collines où étaient réfugiées des centaines de Tutsi ? Le contrat d’assistance militaire et de livraison d’armes signé par Paul Barril, ex-gendarme de l’Elysée, avec le premier ministre du GIR, le 28 mai 1994, faisait-il partie de la « stratégie indirecte » qu’évoque, dans une note du 6 mai 1994, le général Quesnot, chef d’état-major particulier de Mitterrand ? Pourquoi, le 18 mai 1994, à l’Assemblée, Alain Juppé a-t-il employé le mot « génocide » et précisé que « les troupes gouvernementales rwandaises livrées à l’extermination systématique de la population tutsi », avant, le 16 juin 1994, d’incriminer les « milices » et non plus les FAR, et d’évoquer « les » génocides commis au Rwanda, inaugurant ainsi le thème mensonger du « double génocide » ?
PORTER ASSISTANCE AUX SURVIVANTS TUTSI
Mettre fin au génocide ou secourir les assassins ? Pourquoi l’ordre d’opération « Turquoise » du 22 juin 1994 dédouane-t-il les autorités rwandaises de leurs responsabilités dans le génocide en attribuant les massacres à des « bandes formées de civils ou de militaires hutu incontrôlés (…) exhortés à la défense populaire par les chefs de milice » ? Pourquoi le ministre de la défense, François Léotard, et l’amiral Lanxade, chef d’état-major des armées, n’ont-ils pas donné l’ordre de porter assistance aux survivants tutsi de Bisesero alors que, le 27 juin 1994, une patrouille française avait découvert qu’ils étaient attaqués quotidiennement par les tueurs ? Pourquoi n’ont-ils été secourus que trois jours plus tard, grâce à l’initiative de militaires du GIGN et du 13e RDP qui ont dû outrepasser les ordres ? Pourquoi des militaires français ont-ils entraîné des civils rwandais durant l’opération « Turquoise » ?
L’ex-secrétaire général de l’Elysée Hubert Védrine a-t-il quelque chose à nous apprendre sur ce qui a été dit chez le premier ministre sur le sort des responsables politiques du génocide ? Pourquoi, alors que le Quai d’Orsay avait affirmé, le 15 juillet 1994, que les membres du GIR qui trouveraient refuge dans la zone « Turquoise » y seraient arrêtés, l’état-major tactique du lieutenant-colonel Hogard a-t-il organisé leur évacuation vers le Zaïre ?
Ce n’est qu’en répondant à ces questions que les dirigeants français de l’époque pourraient être lavés des soupçons de complicité de génocide qui pèsent sur eux. Les citoyens de notre pays ont le droit d’obtenir des réponses de la part de ceux qui, depuis 1994, dressent des écrans de fumée pour ne pas avoir à rendre compte de leurs actes. Il en va de l’avenir de notre démocratie.
Raphaël Doridant (Enseignant ) et Charlotte Lacoste (Maître de conférences à l’université de Lorraine)