Un an après la catastrophe du Rana Plaza : « Tant qu’il n’y a pas de scandale, personne ne veut agir »
Il y a bientôt un an, le 24 avril 2013, l’immeuble du Rana Plaza à Dacca au Bangladesh s’effondrait sur 4.000 ouvriers du textile, mais aussi sur la bonne conscience des consommateurs occidentaux et l’indifférence des entreprises : le prix de vêtements bon marché, c’est aussi celui des conditions de travail mortelles des forçats employés à l’autre bout du monde. Parmi le millier de morts et les décombres, les étiquettes de marques occidentales, dont plusieurs impliquant des entreprises françaises comme Carrefour ou Auchan.
C’est sur ce drame de la mondialisation qu’enquête le documentaire de Anne Gintzburger, Anne-Sophie Le Conte et Franck Vrignon, Les damnées du low-cost, diffusé mardi sur France 5, et précédé la veille d’une manifestation organisée à Paris par Peuples Solidaires et le collectif Éthique sur l’étiquette, afin d’exiger des multinationales du textile qu’elles procèdent à l’indemnisation des victimes. Pour comprendre ce qui a conduit à une telle tragédie et ce qui pourrait éviter qu’elle ne se reproduise, nous avons interrogé Nayla Ajaltouni, coordinatrice d’Éthique sur l’étiquette.
Regards. Avez-vous le sentiment que la catastrophe de Dacca a fait progresser, auprès de l’opinion, la conscience du coût humain d’un textile à bas prix ?
Nayla Ajaltouni. Effectivement, le drame a suscité une mobilisation citoyenne, médiatique et politique sans précédent, et aujourd’hui les phénomènes d’exploitation que nous, ONG, dénonçons depuis plus longtemps sont portés à la connaissance du plus grand nombre. Maintenant, la question essentielle est de savoir comment agir collectivement pour faire en sorte qu’il n’y ait plus de Rana Plaza.
Les consommateurs veulent-ils vraiment voir la réalité de la production textile, et peuvent-ils entendre l’éventuelle nécessité de payer plus cher ?
Les consommateurs sont pris dans une sorte de dichotomie qu’il est compliqué de résoudre. D’une part, les sondages et les contacts que nous pouvons avoir montrent qu’ils ne veulent plus être les complices malgré eux de cette exploitation généralisée. Dans le même temps, ils continuent de mettre le prix au cœur de leurs critères d’achat. Mais il s’agit d’un faux problème. Il faut d’une part prendre conscience qu’un tee-shirt aujourd’hui ne doit pas coûter quatre euros, et d’autre part que l’on pourrait continuer à avoir des vêtements peu chers étant donnée la faible part du salaire de l’ouvrier, à l’autre bout de la chaîne, dans les coûts de production. La question est de savoir qui doit faire en sorte que les droits de l’Homme ne soient pas violés, que les ouvriers reçoivent un salaire décent. Certes, il y a une responsabilité du consommateur qui doit prendre conscience de son implication et faire évoluer ses comportements de consommation – car au-delà du prix, il y a aussi la question de la fréquence des achats, puisque lorsqu’on achète une douzaine de tee-shirts par an à six ou sept euros, on a au bout du compte dépensé une somme assez importante. Mais la responsabilité première est celle des multinationales et des donneurs d’ordres : ce n’est pas le consommateur qui exploite directement les ouvriers du textile.
Comment les multinationales impliquées ont-elles réagi à l’événement et aux mobilisations qui l’ont suivi ?
Nous dialoguions bien avant la catastrophe du Rana Plaza avec la grande distribution et les marques concernées. Leur première réaction a consisté à nier leur présence, en l’occurrence le fait qu’une partie de leur production était sous-traitée au Rana Plaza, avant, dans un deuxième temps, de jouer l’ignorance. Si les circonstances n’étaient pas tragiques, ce serait risible : comment une entreprise peut-elle penser que prétexter l’ignorance lui donne une bonne image ? Il est très probable qu’il y ait eu sous-traitance dissimulée, c’est-à-dire que ces multinationales – par exemple Auchan – n’aient pas eu connaissance qu’un de ses fournisseurs avait sous-traité dans une des usines du Rana Plaza. Mais c’est précisément le problème : est-il normal qu’une multinationale de cette dimension ne sache pas où elle fait fabriquer les vêtements qu’elle vend ? C’est symptomatique de la façon dont les grandes entreprises, notamment du textile, ont utilisé la mondialisation et le phénomène de la sous-traitance pour ne pas avoir à rendre de comptes et se dégager de toute responsabilité. Le cœur de notre action vise à enrayer ce système.
Ces entreprises ont-elles, depuis, pris des engagements concrets, notamment sur le plan de la « traçabilité » de leurs produits ?
À la suite de l’affaire, un accord qui constitue une réelle avancée a été signé entre des syndicats internationaux et bangladais, l’OIT (Organisation internationale du travail), et 150 marques internationales qui produisent au Bangladesh. Il les oblige à financer des systèmes d’inspection indépendants et à trouver les moyens, y compris financiers, à effectuer les rénovations en cas de problèmes de sécurité constatés dans les installations. Malheureusement, ce type d’accord, qui arrive une fois que le mal est fait, n’est sûrement pas de nature à éviter de futurs Rana Plaza. Nous avions soumis cet accord à la signature des multinationales presque un an avant l’effondrement du bâtiment à Dacca, à la suite d’une douzaine d’accidents graves dans l’industrie textile du Bangladesh qui était déjà mondialement connue pour l’état déplorable de ses unités de production. Les marques nous disaient alors qu’elles disposaient de systèmes volontaires internes performants. Quelques mois plus tard, le Rana Plaza s’effondre et toutes se précipitent pour signer cet accord et tenter de sauver ce qu’il reste de leurs images de marque. Tant qu’il n’y a pas de scandale, personne ne veut agir. Aujourd’hui, l’accord, tout comme le fonds de compensation mis en place sous l’égide de l’OIT, sont vraiment à mettre au crédit de la mobilisation des ONG et des syndicats internationaux. Mais à l’avenir, on n’évitera pas d’autres Rana Plaza tant qu’une multinationale – pas seulement pour le textile – continuera à ne pas être responsable juridiquement de ses impacts à l’étranger et de ce qui se passe tout au long de sa chaîne d’approvisionnement. On ne peut qu’en passer par la loi.
« Le gouvernement verse des larmes de crocodiles sur cet accident »
Quels espoirs fondez-vous sur le projet de loi, déposé en début d’année par le PS et les Verts rejoints par le PRG, rendant les donneurs d’ordre responsables de leurs filiales et de leurs sous-traitants ?
Cette loi introduit un devoir de vigilance de la part d’une maison-mère vis-à-vis de ses filiales, et d’un donneur d’ordres vis-à-vis de sa chaîne de sous-traitance, sur le plan des droits de l’Homme et du droit de l’environnement. Elle consiste à mettre en œuvre une politique active de prévention de leur violation – avec des sanctions le cas échéant. Cette loi mettrait un terme à l’impunité, et nous pensons que c’est l’outil le plus adéquat.
Quelles sont ses chances d’adoption face aux lobbies ?
C’est au gouvernement d’écouter les parlementaires de sa majorité et de se saisir du projet. À ce jour, il a manifesté un blocage politique certain, mais nous allons recommencer à aller voir les cabinets. Pour l’instant, nous avons l’impression qu’il verse des larmes de crocodiles sur cet accident, dans la mesure où il n’a pas pris de mesures ambitieuses et contraignantes. L’autre facteur de blocage, ce sont deux autres grands acteurs qui ont dit – officieusement bien sûr – qu’ils ne voulaient pas de cette loi : l’AFEP (Association française des entreprises privées) et le Medef. Les grandes entreprises ne veulent évidemment pas d’une loi contraignante qui les responsabiliserait juridiquement et mettrait un terme à leur impunité, donc à leur recherche de profits sans contreparties.
Le problème n’est-il pas sans fin ? L’augmentation des salaires au Bangladesh aurait ainsi conduit à des délocalisations vers l’Éthiopie, ce qui indique la nécessité d’une mobilisation mondiale, au-delà d’une loi française…
C’est une loi française, mais qui responsabiliserait les multinationales pour leurs agissements en dehors du territoire français, là en est bien l’intérêt. Les victimes des violations dans les pays en développement, moins-disant socialement, auraient ainsi accès à la justice. C’est une loi qui vise d’abord à prévenir les risques. S’il y a des pollutions irréversibles, des violations massives du droit du travail, des déplacements de populations, c’est parce que les investissements des multinationales ne sont pas soumis à des critères qui les obligent à limiter les risques. Effectivement, agir au niveau européen serait tout à fait pertinent. Mais nous pensons que le courage politique d’un pays est indispensable, parce que l’Europe se cache derrière les États-membres et que les États-membres se cachent derrière l’Europe. C’est inacceptable. D’autres pays comme les États-Unis, l’Angleterre ou l’Italie ont déjà introduit dans leurs législations des dispositions relatives à l’obligation de vigilance – sur la corruption ou les violations des droits. L’idée est que cette loi fasse tache d’huile. La France, qui concentre une bonne partie des grandes multinationales dans le monde, doit s’engager.
Entretien par Jérôme Latta