S’approprier la science, continuer le débat...
Même si des désaccords existent sur différents points abordés dans cet article, l’initiative de la revue de constituer un dossier sur la science mérite d’être saluée, et on peut convenir avec l’auteur qu’effectivement, « la science fait partie de la culture nécessaire à la compréhension de ce monde que nous voulons changer. Cette tradition du mouvement ouvrier s’est estompée notamment au NPA ». Mais une explication plus précise de cette faiblesse du NPA, en termes de culture scientifique, manque à cet article. Certaines formules pourraient être comprises comme une critique des prises de positions écologistes du NPA plutôt que de son manque de culture scientifique.
Certaines formulations peuvent en effet sembler souvent hâtives et imprécises et de nature à mener vers de faux débats. Elles pourraient laisser entendre, par exemple, que les militants impliqués dans des luttes écologistes feraient « preuve d’une ignorance, voire d’une méfiance généralisée vis-à-vis de la science – du moins des sciences dures », qu’ils auraient une méconnaissance « concernant les bases matérielles sur lesquelles elle s’édifie » et ne feraient donc pas preuve de matérialisme puisque, « sans connaissance de la chose »... ils confondraient « Monsanto et les OGM », se tromperaient de bataille, passeraient à côté « des conquêtes de l’esprit humain » (« OGM, radioactivité ou les études des nanoparticules »).
Dire cela avec autant de flou, c’est minorer le fait que les luttes écologistes soutenues par le NPA s’appuient sur des études ou des données scientifiques, quand ce ne sont pas justement des individus qui à partir de leur bagage scientifique prennent fait et causes pour telles ou telles luttes.
Les exemples ne manquent pourtant pas : sur le climat [1], sur le danger du nucléaire [2] et les possibilités d’en sortir [3], sur l’épuisement des ressources [4’, etc.
Luttes écologistes et données scientifiques
C’est donc bien souvent à partir de leur propre (contre) expertise ou de celles de scientifiques, dont les connaissances sur un domaine précis sont reconnues, que les militants écologistes prennent position dans l’espace public. Pour ce qui est de la CNE, si elle ne compte pas forcément que des « scientifiques », elle a le droit d’avoir et de défendre des avis politiques sur ces sujets scientifiques, tout simplement parce que ses membres travaillent, lisent, discutent de ces différents sujets.
Allons maintenant à l’essentiel. Tout en voulant se distinguer de certains « épigones » qui auraient « parfois dérivé vers un scientisme naïf à la mesure d’un optimisme historique qui débouchait sur la vision d’une humanité irrésistiblement en marche vers le progrès et le socialisme. », H. Sandor semble malheureusement reprendre à son compte l’idée si souvent répandue parmi ces derniers que la technique serait neutre socialement.
En effet, selon l’auteur, le problème ne semble pas résider dans certaines technologies en elles-mêmes, mais dans le fait qu’elles seraient nuisibles seulement dans la société capitaliste (une « société fondée sur le profit ») et sans doute pas dans une autre société où nous pourrions faire de « bons choix ».
Nous sommes d’accord avec l’auteur pour considérer que le progrès technique est aussi socialement déterminé. Marx expliquait que « tous les progrès de la civilisation ou toute augmentation des forces productives n’enrichissent pas le travailleur mais le capital et ne font donc à leur tour qu’accroître le pouvoir qui exerce sa domination sur le travail, augmentent seulement la force productive du capital. Comme le capital est l’opposé du travailleur, ces progrès n’augmentent que la puissance objective qui règne sur le travailleur. » [5]
Des technologies socialement neutres ?
Mais pour être en rupture avec le socialisme productiviste défendu par différents courants du mouvement ouvrier du siècle dernier (et encore, malheureusement, du siècle présent), l’écosocialisme revendiqué par le NPA doit, entre autres, considérer comme le rappelle Daniel Tanuro que « les sources énergétiques et les méthodes de conversion employées ne sont pas neutres socialement. Le socialisme, par conséquent, ne peut pas se définir à la mode de Lénine comme ‘‘les soviets plus l’électricité’’. Le système énergétique capitaliste est centralisé, anarchique, gaspilleur, inefficient, intensif en travail mort, basé sur des sources non renouvelables et orienté vers l’accumulation. » [6]. C’est un point théorique qu’il semble important de souligner.
C’est d’ailleurs l’une des critiques que nous avons émises lors de la discussion des « thèses écosocialistes » du Parti de gauche : « Le chemin qui reste à parcourir peut se mesurer notamment au fait que le Manifeste écosocialiste du PG considère les technologies comme socialement neutres (Thèse 13 : ‘‘Le problème n’est pas la technique en soi mais bien l’absence de choix et de contrôle citoyen’’… comme si l’hypothèse d’un ‘‘nucléaire socialiste’’ était envisageable !) » [7]
Cette considération semble essentielle pour une organisation véritablement antiproductiviste. Le NPA a d’ailleurs souvent écrit que « le nucléaire porte la catastrophe comme la nuée porte l’orage » – la référence à la phrase de Jaurès sur le capitalisme n’est pas sans intérêt. Hubert Sandor se trompe donc lorsqu’il écrit que sur ces sujets « les positions officielles du NPA, (...) Dieu soit loué, n’existent pas. »
Un nécessaire droit d’inventaire
La technique n’est pas neutre socialement, elle est en partie autonome, elle a un effet structurant sur le reste de la société. [8] Cela ne veut pas dire qu’il faudrait interdire toutes les techniques mais poser la question d’un droit d’inventaire sur ces dernières. Il faut donc refuser les techniques aliénantes et celles dont les conséquences en cas de catastrophes (par exemple : les OGM, l’électronucléaire, les nanotechnologies, etc.) remettraient en cause la possibilité même d’un « bien vivre » pour l’humanité. Il se pose bien sûr toujours la question d’utiliser seulement certaines technologies jusqu’à un certain seuil de contre-productivité au-delà duquel certaines d’entre elles deviennent véritablement aliénantes voire possiblement catastrophiques, l’exemple du tout-voiture est ici parlant : aliénant pour les citadins (santé, embouteillage, architecture, etc.) et possiblement catastrophique au regard du basculement climatique.
Cela n’épuise bien sûr pas le débat de savoir comment serait décidé dans une autre société ce qui doit être ou non produit, et si oui, en quelle quantité. Ni comment on établit un rapport de force pour en avoir véritablement le choix.
Mais nous souhaitons au moins que notre réaction à l’article de H. Sandor marque un désaccord fécond en espérant que ce débat sera repris dans le NPA avec l’auteur ou avec d’autres, car la crise écologique globale nous demande aussi d’être un parti antiproductiviste, autant qu’anticapitaliste.
Frédéric Burnel, François Favre et Sophie Ozanne
Notes
1. Voir la contre-expertise militante à partir des différents rapports du GIEC.
2. Maîtriser le nucléaire. Sortir du nucléaire après Fukushima, Jean-Louis Basdevant (directeur de recherche au CNRS, l’auteur est spécialiste de physique des hautes énergies et d’astrophysique nucléaire).
3. En finir avec le nucléaire : Pourquoi et comment, Benjamin Dessus et Bernard Laponche, Seuil, 2011. Ingénieur des télécommunications et économiste, le premier a travaillé à EDF, à l’Agence française pour la maîtrise de l’énergie (AFME) et au CNRS. Le second est un ancien ingénieur au Commissariat à l’énergie atomique.
4. Quel futur pour les métaux ? : Raréfaction des métaux : un nouveau défi pour la société, sous la direction de Philippe Bihouix et Benoît de Guillebon, EDP sciences, 2011. Les métaux, ressources minérales naturelles non renouvelables, sont à la base de notre civilisation industrielle. Leur raréfaction sera un des défis majeurs du 21e siècle : notre modèle de développement, qui repose sur la croissance économique et un accroissement continu du prélèvement des ressources, se heurte à la finitude de la planète. C’est ce thème qu’a choisi de traiter ici un groupe d’ingénieurs de l’association des centraliens.
5. Manuscrits de 1857-1858, Karl Marx.
6. Par manque de place, nous renvoyons le lecteur à son texte « Les fondements d’une stratégie écosocialiste » disponible sur ESSF (article 20954).
8. Comme l’explique si bien Stéphane Lavignotte dans un article de la revue Contretemps (numéro 11 de mai 2004, page 130), « nos vies valent plus que la seule critique de leurs profits » (http://www.contretemps.eu/sites/default/files/Contretemps%2011.pdf).
Le relativisme comme adversaire, le capitalisme comme ennemi ?
Le dossier de L’Anticapitaliste consacré à la science a le grand mérite d’avoir soulevé quelques débats… tout en suscitant peut-être quelques malentendus : critiquer durement ce qu’on appelle aujourd’hui le « relativisme » ne conduirait-il pas à une vision dogmatique de ce qu’est la « vérité » en science ?
Nous partageons l’inquiétude d’Hubert Krivine (« A Propos du relativisme : la science n’est pas un discours comme un autre ») sur la diffusion d’un relativisme radical, atténuant la distinction entre les théories scientifiques et les croyances. Comme lui, nous jugeons important de « réhabiliter la notion réputée naïve de vérité scientifique contre l’idée que la science ne serait qu’une opinion socialement construite ».
L’impasse du relativisme
Les partisans du relativisme utilisent les limites du savoir scientifique et les torts de l’institution scientifique pour remettre en cause la supériorité du discours scientifique. Le lobby créationniste, notamment à l’œuvre aux Etats-Unis, rabaisse la théorie de l’évolution des espèces au niveau d’une simple hypothèse, la réfute au passage et érige le créationnisme au niveau d’une théorie scientifique. Dans un autre registre, Bruno Latour, un sociologue des sciences, s’est ainsi attaqué au discours scientifique : « les textes scientifiques ou techniques (…) n’appartiennent pas à un autre monde et ne sont pas écrits par des auteurs différents de ceux qui écrivent les articles de journaux ou les romans. Lorsque vous vous y plongez, vous ne quittez pas la rhétorique pour les eaux plus calmes de la raison pure » (La Science en action, 1987). Les textes scientifiques pourraient alors être mis au même niveau que les fictions romanesques ? Il n’y aurait pas de vérités scientifiques, seulement des opinions qui se valent toutes… Il omet de préciser que le discours scientifique est sans cesse confronté – par les scientifiques eux-mêmes, qui polémiquent entre eux – à la réalité observable, et à une obligation d’adéquation avec elle sous peine d’être réfuté. C’est de là qu’il tire sa supériorité. Le religieux, le superstitieux, font exactement l’inverse : quel que soit le constat réel, ils lui trouvent une explication ou une justification dans leurs croyances et leurs textes sacrés, immuables par définition.
La « vérité » en science
La question de la « vérité » en science n’en est pas moins complexe. Elle est bien différente de ce que nous appelons ainsi dans le langage courant, et qui signifie une adéquation entre l’intellect et la chose. « Cette chaise existe » est un énoncé vrai. Mais la vérité en science est forcément différente, puisque la chose à juger n’est jamais directement accessible. Nous entendons bien autre chose par « vrai » lorsque nous affirmons que des théories scientifiques, ensembles complexes d’hypothèses, sont « vraies ». Et nous parlons bien ici des « sciences de la nature », dites parfois, malencontreusement, « dures » ou « exactes ».
Lorsque Darwin défendait les mécanismes de l’évolution des espèces, il était confronté à deux difficultés. Sa théorie ne permettait pas de concevoir les expériences nécessaires à sa vérification, et elle était confrontée à l’âge de la terre, dont l’estimation faisant consensus parmi les physiciens était de quelques dizaines de millions d’années. Kelvin faisait remarquer que la terre était donc trop jeune pour avoir abrité des phénomènes aussi lents que ceux décrits par Darwin. C’est celui des deux discours qui correspondait le mieux aux critères de scientificité qui s’est finalement avéré faux, quand de nouvelles connaissances et méthodes de datation de l’âge de la terre l’ont « vieillie » de plusieurs milliards d’années.
Les scientifiques ont depuis longtemps intégré la réalité des limites auxquelles ils sont confrontés : théoriques, techniques, et même culturelles.
Le scientifique a besoin d’un cadre théorique pour faire de la science. Soit il utilise celui qui fait consensus dans la communauté scientifique, soit il en propose un autre, et c’est un rapport de forces qui s’engage, pour savoir quel paradigme prévaudra.
Il subit aussi les limites des outils d’expérimentation et d’analyse, qui lui sont indispensables. La position d’un électron est ainsi impossible à déterminer précisément, car pour « l’observer », il faut un photon dont le choc en modifie inévitablement la position : c’est le principe d’incertitude d’Heisenberg. A cette échelle, on est contraint d’inventer des modèles, dont l’adéquation avec la réalité ne peut être qu’indirectement et partiellement vérifiée, et qui intègrent inévitablement une dimension probabiliste.
Science en évolution… et révolutions
De façon encore plus générale, Einstein et Infeld (autre physicien d’envergure) écrivaient dans L’Evolution des idées en physique : « Les concepts physiques sont des créations libres de l’esprit humain et ne sont pas, comme on pourrait le croire, uniquement déterminés par le monde extérieur. Dans l’effort que nous faisons pour comprendre le monde, nous ressemblons quelque peu à l’homme qui essaie de comprendre le mécanisme d’une montre fermée. » Ils rompaient avec la conception naïve qui voudrait qu’une théorie scientifique soit une « image » fidèle de la réalité. Elle se rapprocherait davantage d’un « modèle » permettant moins « d’expliquer » la réalité que de la prédire. Ce qui dans leur esprit n’en faisait pas pour autant une croyance, puisque sans cesse soumise à réfutation. C’est pourquoi ils refusaient d’écarter de leur propre discours la référence aux termes traditionnels de vérité ou d’objectivité.
La science n’énonce donc pas de vérité immuable et elle ne progresse pas de façon graduelle, vers des théories de plus en plus vraies. Elle alterne des périodes de stabilité (la « science normale » selon l’épistémologue Thomas Kuhn) où les paradigmes en place font consensus et des périodes de crise où la légitimité de ces paradigmes est remise en cause, à cause d’une divergence devenue inacceptable par rapport à la réalité observable. Ces paradigmes sont alors soit réformés soit remplacés par d’autres suite à une révolution scientifique, qui redéfinit ce que l’on pourra désormais considérer comme « vrai », mais aussi les critères de scientificité d’une théorie.
Drôle de « vérité », évolutive et jamais « vérité vraie ». Drôle de travail d’imagination, de bricolage, d’expérimentation et d’auto-réfutation que celui du savant, qui nous rappelle ces mots de Bertolt Brecht (Histoires d’almanach) : « ‘‘A quoi travaillez-vous ?’’ demanda-t-on à Monsieur K. Monsieur K. répondit : ‘‘j’ai beaucoup de mal, je prépare ma prochaine erreur’’. »
Le capitalisme contre la science
Tout ceci ne conduit pas pour autant à ravaler la notion de vérité en science à l’état de simple croyance. Mais affirmer qu’une théorie scientifique n’est pas une opinion socialement construite n’est pas nier que la science, et ceux qui en font, soient l’objet de multiples influences qui n’ont rien de scientifique.
La science se construit au sein d’une communauté soumise à la fois aux contraintes de l’idéal d’objectivité et aux pressions de son environnement social. Mais il faut faire ici quelques distinctions. D’abord, tout le monde sait comment la communauté scientifique – ayant ses préjugés comme tout être humain – s’est souvent laissé contaminer par les vilaines opinions du temps, contre ses propres normes. Ensuite, les sciences de la nature ont des applications qui contribuent à en fonder la légitimité en garantissant la confrontation avec le réel, mais qui amènent aussi à leur mise en tutelle par le système économique dominant (qui tente de ramener vers la sphère marchande de plus en plus d’activités humaines).
Le capitalisme s’y prend aujourd’hui de différentes manières : en recrutant des chercheurs dans les centres de R&D des entreprises privées, mais aussi en s’engouffrant dans la sphère de la recherche dite publique, que l’Etat délaisse de plus en plus. Les entreprises privées font littéralement vivre des laboratoires publics de recherche, et se permettent en retour d’en conditionner les thématiques. Les conflits d’intérêt se multiplient, par exemple lorsqu’un même laboratoire de recherche publique est sollicité par des organismes de contrôle et par des entreprises privées supposées être soumises à ces organismes.
Un exemple parlant est celui du décodage du génome humain, qui a longtemps alimenté l’illusion de soigner toutes les maladies. Illusion parce que toutes les maladies ne sont pas génétiques ! Parce que l’adéquation gène-maladie n’est pas si simple ; et que l’épigénétique (la transmission non génétique de certains caractères) reste encore très mal connue. Les Etats riches ont mis des sommes colossales pour subventionner les entreprises privées engagées dans ce décodage. Ces dernières ont été les principales bénéficiaires de l’opération, ont spéculé pendant des décennies sur le potentiel thérapeutique (largement surestimé) ouvert par ce décodage.
Mais peu importe : il fallait orienter la recherche vers des applications susceptibles de générer du profit, et pour cela l’enfermer dans le carcan théorique du « tout génétique ». La pression du capitalisme ne conduit donc pas seulement à orienter la recherche vers des domaines moins socialement utiles que d’autres, ou dans des directions dangereuses pour l’humanité. Elle produit aussi des « idéologies scientifiques », qui sont anti-scientifiques mais s’épanouissent dans les labos et les esprits de nombreux scientifiques. C’est une torsion des théories scientifiques, et même une courbure de ce que certains scientifiques envisageront comme « de la science ».
L’institution scientifique est donc largement critiquable, comme toute institution dans le cadre du système capitaliste (l’école, l’université, l’hôpital…). Mais il y a un glissement qu’il ne faut pas opérer : attribuer à la science elle-même les torts de cette institution et les dangers que le capitalisme y crée. Il faut prendre le temps de faire le tri entre ce qui est à rejeter et ce qui est à retenir des productions faites dans le cadre ce système que nous combattons, sans tout rejeter en bloc.
Wafa Guiga et Yann Cézard
Pour aller plus loin
Thomas Kuhn, La structure des révolutions scientifiques (Champs Flammarion)
Hubert Krivine, La terre, des mythes au savoir (Cassini)
Albert Einstein et Léopold Infeld, L’évolution des idées en physique (Champs Flammarion)
Gérard Lambert, La légende des gènes (Dunod)