Toute ambition de rupture systémique doit s’accompagner d’une revue détaillée du monde légué par le capitalisme. Cet inventaire doit faire la part entre ce qui s’apparente à des faits nécessairement réversibles et ce qui, par contre, s’inscrit de manière beaucoup plus prolongée dans l’évolution de l’humanité. La première catégorie se résume peu ou prou à des mécanismes que la transition post-capitaliste doit s’efforcer de subvertir. La seconde catégorie est d’une dimension beaucoup plus complexe, car elle se rapporte à des effets cumulatifs qui ne se rattachent pas seulement ou parfois pas essentiellement au capitalisme lui-même (science, techniques, etc.). Une démarche programmatique anticapitaliste doit donc savoir repérer ce qui est « à sa portée » à horizon temporel concevable et ce qui, à l’inverse, s’imposera « de toute manière » comme facteurs objectifs sur le long terme. Il en est ainsi pour certains aspects de la mondialisation, de l’organisation productive et des évolutions technologiques.
Autant dire qu’il faut éviter de tout ramener à de simples contingences et symptômes du capitalisme ou pire à la seule séquence actuelle du capitalisme financiarisé. Si la marque du capitalisme est presque partout, elle ne rassemble pourtant pas à elle seule tous les facteurs explicatifs du monde réel au sein duquel nous tentons de formuler une alternative au système dominant. Le « faisons table rase » est faux pour plusieurs raisons. D’abord parce que cela ne tient pas compte des rythmes complexes d’une transition systémique, tout le monde le sait. Mais aussi parce que le capitalisme a – à sa manière, j’y reviendrai – introduit certaines formes de rationalité à l’organisation économique qu’il faut dépasser dans un sens progressiste et non régressif. Enfin et surtout parce qu’une partie de l’héritage objectif dépasse le capitalisme lui-même.
Une autre forme d’intégration plutôt qu’une désintégration
Le mal intrinsèque du capitalisme c’est que sa rationalité n’est commandée que par le profit et son accaparement. La rationalité au niveau de l’entreprise disjoncte avec les besoins rationnels de la société. Le capital a besoin d’économiser des moyens « à sa manière » dès lors que cela améliore le compte de résultat et donc le solde des produits et des charges qui va être in fine confisqué. Il va donc être, au niveau de l’entreprise, très regardant en ce qui concerne les gâchis en tous genres (ce qui n’exclue pas les phénomènes bureaucratiques). Sauf que cette économie de moyens se fait en partie au détriment des salariés et dans le cadre de la concurrence marchande. Le gâchis est donc renvoyé au niveau global, il est en partie externalisé. Nous visons donc une autre forme de rationalité à la fois au niveau de l’entreprise et au niveau de l’organisation productive globale, celui de la société et du bien commun.
Mais le capital, dans sa quête du profit, nous aura préalablement légué un système productif contenant une part de rationalité tangible. Pour qui veut économiser du travail, par exemple, la question de la taille critique et des économies d’échelle est importante. Tout le monde comprend que les capacités de production dans l’industrie et certains services essentiels ne peuvent pas être segmentées de manière aventureuse. Il faut prendre en considération la complexité des process et le niveau de production de masse. C’est ainsi qu’au fil du temps, nous sommes passés d’industries aux débouchés locaux à des industries servant un marché national unifié. Aujourd’hui l’organisation productive se rationalise au niveau continental et mondial, car il s’agit d’économiser du capital, de concentrer certains actifs et de contrôler des marchés toujours plus vastes. La plupart des sites industriels travaillent en Europe en direction de marchés européens bien plus vastes que celui de leur pays d’implantation. Mais contester les besoins propres du capital dans cette évolution nous exempte-t-il du problème ? Au-delà même de l’héritage capitaliste, faudrait-il revenir à une segmentation nationale (ou même régionale) de l’organisation productive ? Est-ce que la dénonciation du capitalisme devrait nous conduire à reconstituer des espaces productifs nationaux stricto sensu ? La réponse me semble être non pour une majorité de cas. Mais à certaines conditions : qu’un juste point d’équilibre soit trouvé en matière de flux physiques et de trace carbone et que l’investissement et l’allocation des moyens se préoccupent de l’aménagement de l’ensemble des territoires. Plutôt qu’une désintégration c’est une autre intégration qu’il faut concevoir. Ceci étant largement commandé, comme je l’ai dit, par les volumes à produire, la sophistication technologique et les économies de moyens à mettre en œuvre (économie de temps de travail, de matières premières, efficacité de l’offre) – plus que jamais dans une société post-capitaliste ! L’exigence environnementale commande justement que dans certains cas la production soit cantonnée à un débouché local ou régional et dans d’autres cas qu’elle soit rationalisée et concentrée pour servir des besoins continentaux.
Finalement, le capital ne répond lui-même que de manière chaotique à cette contrainte, même si au demeurant sa tendance naturelle est à l’élargissement constant de son accumulation et de ses marchés. Car, il fait face à des situations de suraccumulation et de surcapacités et doit alors détruire de la richesse pour passer à une étape supérieure d’intégration et de synergies (comme le montre la crise actuelle de l’industrie automobile européenne). C’est bien cela qu’il faut aussi dépasser.
Complexité scientifique et technologique
L’autre vague de fond qui s’impose à toute démarche transitoire est celle de la longue histoire cumulative de la science et des technologies. Plus forte valeur ajoutée pour les uns, plus grande valeur d’usage pour d’autres. Mais il semble incontestable qu’une part grandissante des biens et des services produits nécessite une quantité de travail croissante dont une part grandissante de travail intellectuel. Il est toujours possible d’en nier la portée en stigmatisant la seule cupidité du capitalisme productiviste dans chaque évolution scientifique ou technologique. Ce peut être un choix, mais je ne crois pas que cela puisse s’appliquer en toute chose. On sait du capitalisme que les investissements affluent sur de nouveaux procédés lorsque la généralisation de ceux-ci annonce de nouveaux profits. Mais dans bien des cas, le capital se contente d’être opportuniste par rapport à des « offres » nouvelles de la science. On peut alors simplement souligner qu’un autre système économique en ferait sans doute un meilleur usage au profit de la collectivité. Mais ce qui importe ici c’est de pointer la complexité cognitive croissante qui ne se réduit pas à un legs du capitalisme. Ceci s’est imposé au capitalisme comme cela s’impose à nous dans un avenir post-capitaliste.
Or, quelles conséquences cela a-t-il sur l’organisation productive ? Déjà aujourd’hui sous le règne de la marchandise, on peut dire que ces « contenus productifs » tirent vers le haut la complexité des process, des réseaux de collaborations, des dépendances cognitives et technologiques. Simultanément cela augmente les risques d’échec. A cela, le capital a essentiellement répondu par la transnationalisation de son organisation, à commencer par la recherche et le développement, par des associations productives entre divers sites, par des partenariats, par l’intégration au sein d’une organisation continentale ou mondiale des divers savoir-faire, etc. Et il a aussi répondu par des alliances capitalistes pour réduire le risque financier et par une offre à l’échelle mondiale afin évidemment d’amortir sur le marché le plus vaste les énormes coûts en capital de telle ou telle production. Il est facile de comprendre que l’on ne conçoit pas des trains à grande vitesse pour le seul espace national, qu’on ne développe pas des lanceurs de satellites pour les seuls satellites français ou italiens. Beaucoup de secteurs enregistrent ce mouvement : pharmacie, imagerie médicale, énergie, transport aérien, nouveaux matériaux, etc. Est-ce que cela ne découle que du capitalisme ? Non. Le renversement de ce dernier ne supprimera pas ce qui relève d’une autre contingence que celle de la marchandise. La rupture systémique modifiera sans doute la part liée aux mécanismes du profit mais elle devra s’adapter à ce qui découle de la complexité scientifique et technologique grandissante de certains biens. Sur ce point les réponses ne seront pas systématiquement à l’inverse de celles du capital. Au contraire même, car les solutions de ce derniers sont toujours empruntes de demi-teintes, à mi-chemin, en raison de ses contradictions. Là aussi les notions de taille critique, de transnationalisation de la recherche, des process et… des débouchés se poseront. La complexité appelle des réponses productives qui ne peuvent plus être rassemblées au plan national.
L’intérêt national est-il progressiste et de gauche ?
Dans la phase actuelle de mondialisation, avec ses vagues régulières de fusions-absorptions, la question de « l’intérêt national » a resurgi, y compris au sein d’une partie de la « gauche de la gauche ». Mais de quoi s’agit-il au juste et quelle peut être la fonction progressiste et libératrice de cette notion à l’ère d’un système productif mondialisé ? Trois éléments s’entrecroisent, avec des pondérations différentes selon les cas, dans cette indignation patriotique.
La première, sans doute la plus frustre, consiste à vouloir défendre la nature « française » d’une entreprise, ce qui plus ou moins explicitement équivaut à vouloir défendre le principe d’une propriété du capital majoritairement détenue par des structures financières, elles-mêmes qualifiables de françaises. Cette approche quelque peu naïve du capitalisme contemporain renvoie à une conception économique du monde dans laquelle primerait encore le critère des échanges et des concurrences entre nations. Or, si ce facteur n’a pas disparu – pour diverses raisons et selon les branches – il n’a plus valeur de facteur essentiel pour comprendre l’organisation géostratégique du capital et ses multiples raisons. Ce contresens a d’autres implications que doctrinales. Car pour ces tenants-ci de l’intérêt national, il est bien entendu que le rachat d’une entreprise étrangère par un capital estampillé français ne fait par contre pas problème. Que Renault prenne 40% de Nissan, qu’Orange rachète nombre de petits opérateurs téléphoniques dans le monde, que les banques françaises fassent leur marché au dépend de petites entités étrangères et c’est le silence assourdissant. Par contre, pas de Donfeng dans PSA, pas de Siemens dans Alsthom ! Libre au capital « français » d’aller coloniser le capital étranger, mais de l’inverse il n’en est pas question. Quand ce genre de pensée s’habille d’anticapitalisme formel, il y a de quoi grincer des dents.
La seconde ligne de défense de l’intérêt national est plus sérieuse. Elle consiste à expliquer qu’une industrie maintenue sous contrôle français fait sens du point de vue des besoins économiques et sociaux de la société française dans son ensemble. Une politique industrielle (pour peu qu’elle existe) aurait donc besoin d’entreprises plus ou moins assujetties aux volontés gouvernementales. Sans doute. Mais dans ce cas il faut aller plus loin, il faut exproprier le capital financier en place dans ces entreprises, y compris « français », pour se prémunir de toutes transnationalisations abusives de leur organisation. Le problème n’est donc plus la nature française de la famille Peugeot ou l’identité nationale des membres du conseil d’administration d’Airbus mais celui du contrôle politique. Mais comme la transnationalisation industrielle de ces groupes est en partie indépendante de la composition nationale du capital, faut-il encore s’assurer qu’une entreprise ainsi soumise aux besoins « nationaux » reste une possibilité objective. Car l’adresse du siège social ne fait pas tout. Les grands groupes dits français sont d’ores et déjà des firmes transnationales dont l’organisation productive ne se réduit pas, loin s’en faut, à l’espace hexagonal. Faudrait-il renoncer à ce capital délocalisé, mais au prix de quels risques productifs et technologiques ? Il n’y a que les présentateurs des JT de 20 heures pour laisser planer l’idée qu’Ariane Espace ou Airbus sont « français ». Et les tenants (notamment syndicaux) de l’indépendance énergétique de la France oublient que la filière nucléaire française n’existerait pas en l’état s’il n’y avait pas les commandes à l’étranger mais surtout la part importante des systèmes complexes achetés au monde pour entrer dans les activités d’Arkema, EDF et Alsthom.
La troisième approche flirtant consciemment avec « l’intérêt national » consiste à défendre le principe d’une entreprise ancrée dans une histoire nationale et donc moins encline à sacrifier (volontairement ou sous la pression publique) l’emploi en France. L’histoire « nationale » d’une multinationale a en effet un poids réel en dépit de son dépassement accéléré. Elle joue de toute évidence dans les secteurs fortement dépendants de la diplomatie (pétrole, énergie, armement entre autres). Pour le reste l’incantation du caractère « national » de tel ou tel entreprise pour « sauver l’emploi » est une galéjade qui sent bon la nostalgie d’un temps révolu, d’une période dépassée du capitalisme sans retour en arrière possible.
Car le problème est bien là. Si toute réponse revendicative et surtout programmatique n’est qu’hypothèse, encore faut-il formuler correctement les données du départ. Ainsi, en est-il de toute revendication que l’on oppose aux mécanismes économiques actuels. Car il ne s’agit pas ici de nier les réalités nationales quand elles se rapportent à l’histoire, à la culture, aux institutions, mais au contraire de comprendre la perte avancée de rapport entre ces « nécessités nationales », démocratiques, le fonctionnement réel du capitalisme contemporain, mais aussi l’évolution irréversible des systèmes de production.
L’alternative à l’Europe c’est l’Europe
Je ne parle ici ni de la confection de filets de pêche, ni de l’impression de journaux, ni de la fabrication de tuyaux en PVC pour le BTP… Là, la dimension régionale ou « nationale » doit parfois suffire pour éviter le coût social et écologique du transport à longue distance. Mais singulièrement, il n’est jamais autant question d’intérêt national que lorsque l’on parle justement des grands secteurs technologiques que sont, par exemple, l’énergie, le transport terrestre et aérien, la pharmacie, les télécommunications, les systèmes intelligents etc.
Sur ces branches, l’intérêt social ou démocratique ne se retrouve pas dans l’intérêt national, et réciproquement. Observons le capitalisme, apprenons de ses réponses contradictoires, notons ce qui est irréversible, soulignons ce qui ne lui est pas imputable et qui s’impose aussi à nous dans le cadre d’une histoire plus longue encore que celle du capitalisme. On ne peut répondre à la mondialisation et même à l’organisation européenne des grandes firmes par une vision primitive de la production elle-même. « Primitive » au sens d’un monde révolu. Il n’y aura plus, sur beaucoup de secteurs, de retour en arrière et toute politique de rupture avec le capitalisme doit non seulement en tenir compte pour la crédibilité de ses slogans mais l’intégrer à sa propre construction alternative. Les réponses industrielles et énergétiques pour ce qui est des grands systèmes technologiques ne peuvent plus être « françaises ».
De ce fait la « nationalisation » (qu’elle soit « socialisation », « sous contrôle des travailleurs » ou autres) doit se concevoir comme un acte politique premier mais de court terme. La réponse progressiste, systémique, rationnelle est désormais européenne car si elle ne l’était pas c’est toute la construction productive léguée par le passé qui pourrait s’écrouler et qui ferait de la « rupture » un cauchemar régressif. La référence à l’intérêt national est donc plus que jamais un poison du propagandisme. Sans autre horizon que la nostalgie du passé, elle donne une vision fausse des enjeux internationalistes. Et le mot d’ordre de « nationalisation », voire d’expropriation, ne devrait rien à voir avec le patriotisme économique. Il faut, plus que jamais, rappeler que la rupture commence au niveau national mais qu’elle doit impérativement se poursuivre au niveau international au risque de tourner très vite à la sclérose. Sur les grands systèmes industriels, le capitalisme n’a pas introduit trop d’internationalisation mais plutôt pas assez. Il serait erroné de penser qu’une inversion du processus –toujours possible ou inévitable au départ – puisse être une réponse durable. Beaucoup de salariés d’ailleurs le conçoivent eux-mêmes dès lors qu’ils connaissent un peu la cartographie de leur groupe et les échanges entre filiales.
Cela soulève sans doute bien d’autres questions, notamment celle du retard politique de la gauche sur l’organisation internationale du capital lui-même. Les approches autogestionnaires, quelles que soient leurs formes, doivent être rediscutées et adaptées à la nouvelle donne. Mais un repli sur « on produit chez nous, pour nous » n’est plus la réponse adéquate. La démagogie chauvine pas plus que la naïveté patriotique sont à l’échelle de ce qui s’est passé depuis plusieurs décennies. Elles facilitent le travail de ceux qui ont conçu l’intégration européenne sur le double registre d’un nouvel espace de concentration du capital et d’une mise en concurrence sociale. Finalement qu’y a-t-il de mieux pour eux que de voir les salariés de chaque pays s’affronter à la concurrence des autres et se réclamer de leur « intérêt national » respectif ?
Claude Gabriel