Les élections européennes interviennent sur fond de crise économique et politique dans la zone euro. Cette crise, bien qu’elle ait commencé à refluer depuis un an, a ravivé le débat à gauche sur l’attitude à adopter face à l’Union Européenne. Ce débat est posé dans les termes concrets imposés par cette crise. Les attitudes des différents courants varient, voire divergent.
Certains militent pour plus de fédéralisme, notamment fiscal, avec l’objectif d’organiser des transferts financiers des pays du Nord vers les pays du Sud. D’autres défendent la sortie de l’euro, voire de l’UE, et une stratégie de développement économique centrée sur l’Etat-Nation – ou les Etats-Nations – dont la gauche radicale réussira à s’emparer.
L’intérêt d’aborder le problème en adoptant une perspective de longue durée est que cela permet de se situer au niveau des tendances de fond qui déterminent le développement du processus d’unification européenne. Trop souvent le débat se pose à gauche de façon volontariste, faisant fi précisément des tendances lourdes qui pourtant devraient en être le point de départ.
Le cœur du problème
La question de l’unification européenne est devenue la question centrale du développement historique du continent européen à partir de la fin du 19e siècle, peu après l’unification nationale en Italie et en Allemagne. Condensée en une seule phrase, cette question est celle de l’inadéquation du cadre économico-politique de l’Etat-Nation, tel qu’il s’est développé en Europe à partir de l’avènement du capitalisme deux siècles plus tôt, avec la poursuite du développement des forces productives au-delà des limites atteintes au début du 20e siècle. Une autre façon de le dire est qu’à partir du début du 20e siècle, le progrès matériel des nations européennes est devenu dépendant de l’organisation de la division sociale du travail à l’échelle continentale. L’alternative a été d’un côté la fragmentation économico-politique, synonyme de stagnation et de déclin relatif de l’Europe, de l’autre l’avènement d’une économie et d’une communauté politique européennes et la poursuite du progrès.
Pour comprendre pourquoi la question de l’unification européenne se pose en ces termes, il faut faire un détour par l’analyse de la dynamique du développement capitaliste. Marx a identifié différents éléments et tendances qui caractérisent le mode de production capitaliste. L’exploitation du travail par le mécanisme du salaire qui permet l’extraction de plus-value et l’accumulation du capital en est un. Un deuxième élément est le caractère structurant de la concurrence entre capitaux, qui les pousse à investir dans les moyens de production afin d’augmenter la productivité du travail et réaliser des profits supérieurs à ceux de leurs concurrents. Une troisième tendance est celle de la baisse du taux de profit qui conduit aux crises. Mais pour ce qui nous concerne ici, la tendance la plus importante décrite par Marx est celle à la concentration et à la centralisation du capital. Par concentration, Marx entendait l’accumulation élargie de moyens de production au sein d’un capital (la tendance des firmes capitalistes à croître en investissant). Par centralisation, Marx entendait le fait que des capitaux peuvent fusionner, augmentant leur taille mais également réduisant le nombre de firmes concurrentes dans leur secteur.
Le développement des forces productives sous le capitalisme procède de la combinaison de ces tendances. La concurrence pousse les firmes capitalistes à investir et lorsque des crises éclatent, les firmes à faible productivité, donc à faible rentabilité, font faillite et sont rachetées pour une bouchée de pain par les survivantes. Ainsi, une tendance inhérente au capitalisme est que le progrès, outre qu’il est jalonné par des crises douloureuses, va de pair avec l’apparition d’organisations industrielles, commerciales et financières de plus en plus grandes et de moins en moins nombreuses. Cette course au gigantisme économique génère des bénéfices supplémentaires : plus les firmes sont grandes, plus elles sont en mesure de réaliser des « économies d’échelle ». Plus le volume de production est grand, plus le coût d’une unité produite baisse. Et plus une firme est grande, plus elle est en mesure de mobiliser les vastes ressources nécessaires pour investir dans le développement de nouvelles technologies.
Cette dynamique nécessite pour se déployer pleinement un marché (un ensemble de ressources naturelles et humaines) suffisamment grand pour permettre à la fois qu’émergent de grandes firmes et qu’elles ne monopolisent pas l’activité dans leur secteur, ce qui élimine l’incitation à améliorer leur productivité et leur procure des rentes. Une petite économie comme la Suisse ne pourrait jamais fonctionner isolée de ce qui l’entoure et connaître le même niveau de prospérité. Les petites économies sont d’ailleurs les plus ouvertes précisément pour cette raison.
Or, la fragmentation politique de l’espace européen à la fin du 19e siècle agit comme un frein à la poursuite de ce processus. Les unifications nationales du même siècle posent les bases pour un développement capitaliste qui transforme les sociétés rurales héritées du féodalisme, mais deviennent par la suite un obstacle à la poursuite de ce développement. La question de l’unification européenne apparaît alors. Elle consiste à savoir comment cette fragmentation économico-politique va être dépassée.
L’échec de la tentative d’unification européenne par la force
La comparaison entre le développement des Etats-Unis et celui de l’Europe entre environ 1870 et la Deuxième Guerre mondiale illustre parfaitement le problème européen.
A la fin de la Guerre de sécession, l’industrie du nord des Etats-Unis réalise les conditions économico-politiques qui permettent à la fois sa domination politique et la poursuite de son développement. Le système politique devient beaucoup plus centralisé et le marché domestique plus unifié. Rapidement émerge ce qu’on a appelé depuis le « Big Business » – de vastes firmes industrielles, commerciales et financières, principalement localisées sur la côte Est et la région des Grands Lacs. Or, dans un premier temps, voulant empêcher le processus par lequel certaines firmes doivent être absorbées par d’autres lorsqu’une crise éclate, celles-ci organisent des « trusts » et des cartels. Cela leur permet de se maintenir en vie au moyen d’un partage des marchés et de la suspension de la concurrence entre elles. Cette situation conduit à la quasi stagnation des investissements et à la sous-utilisation des capacités productives. Cependant, la structure centralisée du système politique américain permet à l’administration fédérale d’organiser à partir de 1890 (le célèbre Sherman Act) une politique anti-trust (aujourd’hui on dirait une politique de la concurrence) obligeant les firmes à continuer à se livrer une concurrence entre elles. Cette politique opère sur l’ensemble du territoire des Etats-Unis. La taille du marché américain dépasse de loin celle des marchés nationaux européens pris chacun séparément. Les trusts et les cartels sont cassés, une vague de concentrations a lieu entre 1890 et 1905, les capacités productives sont rationalisées, et l’industrie américaine accomplit rapidement de nouveaux bonds en avant – symbolisés par l’apparition de la chaîne de montage chez Ford. Dès le nouveau siècle, les Etats-Unis deviennent la principale puissance industrielle, et peu après la principale puissance tout court.
L’Allemagne connaît, après son unification nationale, un développement industriel massif. Apparaissent, rapidement, les grandes firmes industrielles de l’Allemagne occidentale et les grandes banques que l’on connaît toujours aujourd’hui (la Deutsche Bank est fondée en 1870). Très vite, celles-ci se sentent à l’étroit dans leur cadre national et partent à l’assaut des marchés européens. Mais les autres puissances européennes, notamment la France, ne sont pas prêtes à permettre à l’industrie allemande de pénétrer et dominer leurs marchés domestiques. Elles résistent à la perspective d’une unification européenne sous la houlette de l’Allemagne. Au niveau diplomatique, l’objectif de la France est le démembrement de celle-ci. Au niveau commercial, le protectionnisme morcelle le marché européen. Les pratiques anti-concurrentielles se généralisent en Europe – chaque Etat peut donc maintenir ses propres firmes en vie. La plus célèbre de ces ententes est le cartel sidérurgique international de 1926. Aucune force politique supérieure aux souverainetés nationales n’est en mesure d’intervenir pour casser ces accords restrictifs. La gauche française – sociale-démocrate et communiste – se met à dénoncer les trusts et à les accuser de « malthusianisme économique ».
La puissance européenne ascendante tente alors, par deux fois, de dépasser cette fragmentation par la force. Les deux guerres mondiales de la première moitié du vingtième siècle sont essentiellement des guerres européennes, déclenchées par l’Allemagne avec l’objectif d’élargir le marché domestique dont peuvent disposer ses grandes firmes pour qu’elles puissent continuer à croître et ainsi rester dans la course avec les Etats-Unis.
Cette tentative échoue parce que la puissance déclinante du moment – la Grande Bretagne – réussit à s’allier avec les Etats-Unis pour empêcher l’Allemagne de dominer le continent. La Grande Bretagne craint beaucoup plus une superpuissance européenne dominée par l’Allemagne qui serait située à ses portes que les Etats-Unis, dont l’isolationnisme incite la bourgeoisie britannique à nourrir l’espoir qu’ils accepteraient de partager le monde avec elle.
Trotski et la stratégie de l’Internationale communiste révolutionnaire
Le conflit entre les puissances européennes, incapables de se mettre d’accord pour permettre l’unification pacifique de l’économie européenne, bouleverse l’ordre social européen et génère une vague révolutionnaire qui commence comme un mouvement antiguerre pour se muer en un défi organisé à l’échelle paneuropéenne lancé contre la domination du capital. L’Internationale Communiste (IC) naît dans ce contexte.
Le dirigeant communiste qui a le mieux cerné le lien entre la question de l’unification européenne et la possibilité d’une révolution sociale est Léon Trotski. La perspective qu’il développe dès 1914 dans un ouvrage intitulé La guerre et l’Internationale [1] fournit la perspective stratégique qu’adoptera formellement l’IC en 1923 (résumée par la formule des Etats-Unis Socialistes d’Europe [2])).
En août 1914, le mouvement ouvrier européen est plongé dans une crise sans précédent. Les partis sociaux-démocrates se rangent sous la bannière de leurs bourgeoisies nationales respectives. La tâche pour les sociaux-démocrates oppositionnels est de renouer avec l’internationalisme proclamé maintes fois par l’Internationale Socialiste avant la guerre et de tracer une politique distincte de celle des bourgeoisies nationales pour les travailleurs européens. Le texte le plus important de Trotski à ce sujet est justement intitulé Le programme de la paix [3].
Son point de départ est justement le développement des forces productives [4]. La guerre résulte du fait que celles-ci « étouffent dans le cadre des États nationaux européens ». Les tarifs qui segmentent le marché européen sont le pendant commercial du militarisme. L’Allemagne a déclenché la guerre avec l’ambition d’unifier l’économie européenne sous sa houlette. Mais le rapport de forces militaires qui s’établit suite à la bataille de la Marne (septembre 1914) conduit à l’impasse.
La politique de ce qu’il appelle la « troisième force », c’est-à-dire l’action indépendante du mouvement ouvrier européen, ne peut aller contre la tendance fondamentale du développement historique. « En luttant contre les formes impérialistes de la centralisation économique, le Socialisme non seulement n’attaque pas cette tendance, mais, au contraire, en fait son principe directeur ». Il s’oppose à tous ceux qui, au sein de l’Internationale socialiste, prônent le retour au statut quo politique d’avant-guerre comme condition de la paix. Il considère que si d’une façon ou d’une autre (une victoire allemande ou un accord franco-allemand suite à une « partie nulle ») les bourgeoisies européennes réussissaient à avancer vers l’unification, cela constituerait un pas en avant pour le mouvement ouvrier. Mais les divergences d’intérêts qui opposent les bourgeoisies rendent utopique cette perspective. Il en tire la conclusion que « cette union, source de développement tant de la production que de la culture, ne peut être réalisée que par le prolétariat combattant le protectionnisme impérialiste et son instrument, le militarisme ». Le programme que doit défendre le mouvement ouvrier se résume ainsi dans le mot d’ordre des Etats-Unis d’Europe. La construction du socialisme dans un seul pays est exclue parce que le développement des forces productives nécessite l’unification du marché européen. Trotski considère que la différence entre l’IC et la social-démocratie « sociale-patriote » tient justement au fait que les communistes formulent leur stratégie en partant d’une analyse des tendances fondamentales du développement historique et non pas des caractéristiques des situations nationales particulières dans lesquelles ils se trouvent.
L’analyse de Trotski est à la base de la stratégie du mouvement communiste international dans sa phase révolutionnaire. L’IC est conçue comme l’expression organisationnelle de cette « troisième force » dont la tâche est l’extension de la révolution russe à l’Europe occidentale. Sans surprise alors, à partir de 1924 et de la montée en puissance de la contre-révolution stalinienne, cette perspective stratégique est remise en cause. La formule qui la résume est remplacée par celle de la construction du socialisme dans un seul pays. Progressivement, l’IC devient l’instrument de la politique étrangère de l’Etat soviétique qui, ayant abandonné la perspective internationaliste, formule celle-ci de la même façon que les autres Etats capitalistes du système interétatique. La politique des partis communistes évolue au gré des réalignements des alliances poursuivies par l’Etat soviétique.
La réalisation du scénario utopique
L’échec de l’IC ouvre la voie aux événements tragiques que nous connaissons tous. Cependant, à la fin de la Deuxième guerre mondiale, la prépondérance des Etats-Unis empêche un remake du traité de Versailles. L’influence américaine renforce tous ceux qui, à l’instar de Jean Monnet, plaident pour un accord franco-allemand, cherchant à réaliser l’unification européenne sur la base de compromis partiels. Le traité de Paris de 1951 instituant la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier (CECA) empêche une répétition de l’occupation française de la Ruhr de 1924 en unifiant la production charbonnière de la Ruhr et la production sidérurgique lorraine. S’ensuit le traité de Rome en 1957, qui programme l’élimination des protections tarifaires et ainsi accomplit un pas crucial vers l’unification du marché européen. Les instigateurs de ces traités sont également les importateurs de la politique anti-trust en Europe. Jean Monnet initie cette politique à la tête du Plan en France à partir de 1947 et insiste pour que la CECA soit dotée de pouvoirs similaires.
Mais les contradictions d’intérêts entre les bourgeoisies européennes ne disparaissent pas pour autant. C’est la raison pour laquelle le processus d’intégration européenne avance par étapes, jalonnées par des compromis durement négociés entre les bourgeoisies européennes sur la base du rapport de forces qui s’établit entre elles [5]. Ainsi, durant une trentaine d’années, la politique antitrust consiste à casser les ententes et à promouvoir la centralisation du capital au sein de grandes firmes nationales. Chaque Etat européen, notamment la France qui est en retard par rapport à l’Allemagne, constitue activement des « champions nationaux » qui, tout en commençant à s’européaniser, se développent en s’appuyant sur leur propre marché national auquel ils ont un accès privilégié. De même, la faiblesse relative du capitalisme français par rapport au capitalisme allemand conduit au gaullisme. La France accepte l’intégration européenne et la concurrence allemande mais refuse le passage rapide à une fédération européenne fortement centralisée, ce que prône le premier président de la Commission, le négociateur allemand du traité de Rome, Walter Hallstein. La bourgeoisie française (et la gauche jacobine « sociale-patriote ») craint que si elle abandonne l’instrument que constitue l’Etat jacobin, elle ne pourra intervenir en faveur de ses propres grandes firmes pour les promouvoir dans la concurrence intra-européenne qui va s’intensifiant.
La deuxième phase de l’unification « par le haut »
Entre 1951 et 1986, l’intégration du marché européen progresse mais reste partielle. Tout en ayant éliminé les tarifs, les bourgeoisies européennes mobilisent d’autres barrières comme les réglementations pour réserver à leurs propres firmes un accès privilégié à leur marché national. Par ailleurs, les politiques macroéconomiques (fiscale et monétaire) demeurent décentralisées. Tout cela est remis en cause avec l’Acte Unique en 1986.
Les « champions nationaux » commencent dès les années soixante-dix à s’européaniser et à plaider pour une nouvelle étape dans l’intégration. Avec ce processus prend progressivement forme une grande bourgeoisie spécifiquement européenne. En 1983 se constitue le plus puissant lobby patronal européen : la Table Ronde des industriels européens. Elle réunit une cinquantaine de PDGs des plus grandes firmes européennes et défend l’unification complète du marché européen.
Par ailleurs, la centralisation du capital durant la période précédente crée des situations monopolistiques dans chaque marché national, ce qui réduit les avantages découlant de l’augmentation de la taille des firmes. La politique antitrust doit maintenant opérer sur l’ensemble du territoire européen. L’Acte unique renforce le pouvoir de la Commission d’imposer la concurrence entre les « champions nationaux ». Ce faisant, elle opère au détriment des firmes les moins compétitives (pour la plupart localisées en France, en Italie et dans les autres pays méditerranéens). Suite à l’Acte unique, une vague de concentrations en deux temps a lieu au sein de l’économie européenne, d’abord entre 1987 et 1990 puis dix ans plus tard. Le résultat, c’est que durant les années 2000 apparaissent en Europe des « champions européens », c’est-à-dire des grandes firmes opérant sur l’ensemble du territoire de l’Union Européenne et n’étant plus étroitement dépendantes de leur marché national d’origine [6]. Quant aux économies nationales, elles deviennent entièrement interdépendantes. Leur ouverture commerciale (l’importance des importations et des exportations) et financière devient très élevée. Cela reflète le fait que les « champions européens » organisent leur production en disséminant sur l’ensemble du territoire européen leurs capacités productives. On ne peut plus parler d’économies nationales capables d’organiser l’ensemble des tâches productives nécessaires à la reproduction sociale au sein de leur territoire.
La réalisation de ce marché européen unifié stimule l’intégration des politiques macroéconomiques. Les mêmes forces sociales sont à la manœuvre. En 1988 se constitue l’Association pour l’Union monétaire en Europe. Elle est composée par quasiment les mêmes PDGs que la Table Ronde, en plus de PDGs de grandes banques européennes. Leur logique est que maintenant que leurs firmes sont devenues paneuropéennes, elles ont besoin d’une monnaie unique pour éviter l’instabilité qui découle des variations des taux de change entre les monnaies européennes. Cela renforcera l’intégration du marché européen. Par ailleurs, avec l’approfondissement de l’ouverture commerciale et notamment financière des économies européennes, la politique monétaire européenne est, de fait, conduite par la Bundesbank, la banque centrale allemande. Celle-ci commande la monnaie européenne la plus solide qui devient la monnaie de référence. Quand elle relève ses taux d’intérêts, par exemple, les autres banques centrales européennes sont obligées de la suivre sans discuter, sinon elles s’exposent à des fuites de capitaux déstabilisatrices. C’est cette prépondérance allemande en matière monétaire qui incite la France à abandonner sa méfiance traditionnelle à l’égard du fédéralisme et à négocier la création d’une banque centrale européenne pour remplacer la Bundesbank. Mais la France n’entend pas fédéraliser la politique fiscale, ce qui impliquerait de renforcer la Commission et le parlement européen, et donc repousse les propositions allemandes récurrentes d’un bond en avant fédéral (réitérées en 2012 par Angela Merkel). C’est ainsi que l’euro naît en 1999 avec une architecture institutionnelle bancale, facteur aggravant l’impact en Europe de la crise capitaliste déclenchée en 2008 aux Etats-Unis. Cette crise va jusqu’à soulever la perspective de l’implosion de la zone euro (en particulier dans la presse financière anglo-américaine), ce qui déclenche une spéculation financière très violente entre 2010 et 2013 contre les dettes publiques des pays les moins compétitifs de la zone.
Mais justement parce que l’attachement des bourgeoisies européennes à l’unification relève d’une tendance historique lourde, la crise de la zone euro agit comme un catalyseur pour l’approfondissement du processus. Ainsi, en septembre 2012, par l’intermédiaire du président de la BCE, Mario Draghi, un signal clair est envoyé aux spéculateurs : il est exclu que l’euro implose. En même temps, le chantier est lancé pour la prochaine étape du processus d’unification, qui a déjà commencé avec l’union bancaire (la centralisation du contrôle public des systèmes bancaires européens, ce qui est loin d’être anecdotique) et qui durant la décennie suivante concernera l’union fiscale et l’union politique (le contrôle par le Parlement européen de la nouvelle politique fiscale centralisée qui sera mise en place).
Si la crise a fragilisé l’équilibre politique du capitalisme européen, elle est loin de l’avoir menacé de rupture. La comparaison avec les années trente est parlante : cinq ans après la crise de 1929, les nazis installaient fermement leur pouvoir sur la principale puissance européenne ? ; cinq ans après la crise de 2008, leurs héritiers sont réprimés par la justice dans le seul pays de la zone euro où ils ont réussi une très modeste percée, la Grèce, c’est-à-dire aux marges du capitalisme européen. Quant au mouvement ouvrier, il en va de même. En 1936 la France est secouée par un vaste mouvement de grève alors qu’en Espagne les organisations ouvrières sont à l’avant-garde du camp républicain. En 2013, hormis les grèves générales à répétition en Grèce entre 2010 et 2012, le principal fait d’armes du mouvement ouvrier européen est une journée d’action paneuropéenne « à la carte » en novembre 2012.
Quelle attitude de la gauche face au processus d’unification par le haut ?
Si l’on considère que l’héritage de l’IC révolutionnaire constitue l’expérience la plus précieuse dont dispose le mouvement ouvrier européen, alors répondre à cette question devrait passer par une confrontation avec cette expérience.
Trotski s’est beaucoup trompé dans ses analyses de l’évolution du capitalisme, notamment sur l’« agonie finale » de celui-ci. Mais l’expérience historique des décennies qui ont suivi la Deuxième Guerre mondiale lui a donné raison sur le point central de l’analyse présentée plus haut : la politique du mouvement ouvrier ne peut aller contre les tendances de fond du développement historique ? ; sa bataille la plus directement liée à ce postulat étant contre la perspective stratégique de la construction du socialisme dans un seul pays. La monstruosité stalinienne et le recul qu’elle a représenté pour le mouvement ouvrier européen, incapable pendant longtemps de se défaire de l’emprise stratégique et idéologique de la bureaucratie stalinienne, illustrent parfaitement la justesse de cette position.
La différence majeure avec la perspective stratégique élaborée par Trotski est évidente : le scénario qu’il a jugé utopique jusqu’à la fin de sa vie s’est réalisé. Mécaniquement, la conclusion stratégique qu’il en a tirée et résumée dans le mot d’ordre des Etats-Unis Socialistes d’Europe (« seul le mouvement ouvrier révolutionnaire peut accomplir l’unification européenne ») devient obsolète.
Trotski propose tout de même une perspective dans le cas de la réalisation de ce scénario. « Le prolétariat devrait alors se battre non pour le retour à des Etats nationaux ‹ autonomes ›, mais pour la conversion du trust d’Etats impérialistes en une Fédération Républicaine Européenne ». Encore une fois, la question n’est pas de s’opposer aux tendances fondamentales du développement historique mais de se battre pour leur donner une forme progressiste.
La réalisation du marché européen unifié et ce qui en découle – de grandes organisations industrielles, commerciales et financières déployées à l’échelle continentale, l’interdépendance définitive des économies nationales le composant et l’unification croissante des politiques macroéconomiques – font que toute perspective de développement économique national est définitivement illusoire ; encore plus qu’elle ne l’était il y a un siècle lorsque Trotski écrivait.
De même, la crise de la zone euro donne à voir de façon concrète ce à quoi pourrait ressembler une économie européenne socialiste. En effet, la seule issue progressiste à la crise actuelle qui divise la zone euro passe par d’importants investissements productifs (y compris dans l’éducation et la qualification professionnelle) dans les pays les moins compétitifs pour y ramener la productivité du travail au niveau des pays du Nord. Sortir de l’euro, à supposer que ce soit possible sans bouleverser les économies sortantes, n’y changerait rien. Or, ces investissements ne peuvent potentiellement provenir que des pays du Nord, à la suite d’une décision politique étant donné que les investisseurs privés n’y sont pas disposés. Cela implique non seulement une solidarité intra-européenne et une certaine organisation politique fédérale mais également un certain niveau de planification des investissements à l’échelle européenne. La même chose vaut pour toute une série de secteurs industriels comme les transports ou les télécommunications et peut-être surtout l’énergie, qui gagneraient à être organisés de façon planifiée à l’échelle continentale. Une telle politique mettrait, par ailleurs, fin à la crise économique puisqu’elle relancerait l’investissement.
Christakis Georgiou