« La multitude des dieux antiques sortent de leurs tombes sous la forme des puissances impersonnelles parce que désenchantées, et ils s’efforcent à nouveau de faire retomber notre vie en leur pouvoir tout en reprenant leurs luttes éternelles. »
Max Weber
« Nous ne transformons pas les questions profanes en questions théologiques. Nous transformons les questions théologiques en questions profanes. »
Karl Marx
« L’océan du sacré ». Régis Debray souligne la difficulté à cerner ce qui distingue la religion des rites, des mythes, et autres fétichismes [1]. Elle lui apparaît comme la projection eurocentrique sur les diverses formes de croyance d’un vocable romano-chrétien. Ainsi, ironise-t-il, la confusion, qui identifie couramment religion et foi en Dieu, « eut fait sourire » Dostoïevsky, fin connaisseur en athéisme religieux. Il ne suffit pas de se proclamer athée et de se croire incroyant, pour être libéré du pernicieux besoin de croire, fût-ce aux dieux et aux diables profanes. Tout se passe donc, comme si se tenait, en amont de l’histoire, une religion monothéiste originelle, enracinée dans une culture européenne sous hégémonie chrétienne. Cette illusion rétrospective escorte et sanctifie les missions impérialistes.
Dans nombre de langues, n’existerait guère d’équivalent pooour traduire sans l’altérer le terme de religion. Debray rappelle encore que la chaire, créée en 1888 à l’Ecole pratique des Hautes Etudes pour Marcel Mauss, était baptisée « Religions des peuples non civilisés ». En 1954 seulement, elle fut transformée en chaire de « Religions comparées des peuples sans écriture ». Ces changements soulignent les flux et reflux de la rhétorique coloniale. En sanskrit, en hébreu, ou en arabe, ce que nous traduisons par religion relèverait tantôt de l’obligation, tantôt de la voie, de la loi, de la créance, ou encore de « l’enseignement des ancêtres ». Notre mot unique engloutirait toutes ces nuances et variantes dans un même sac idéologique universel : « Notre religion, dans l’océan du sacré, n’est qu’un îlot qui s’est annexé les continents [2]. »
Avant de s’institutionnaliser en Eglise et en hiérarchie cléricale, le christianisme lui-même n’est pas né comme religion. Il l’est devenu au fil d’un processus contre lequel s’insurgèrent, périodiquement, les hérésies des « chrétiens sans Eglise » [3]. Ces hérésies exprimèrent souvent une révolte sociale contre la pétrification d’une nouvelle forme de domination, au nom d’un « nous » fusionnel confisqué par l’orthodoxie.
Communions. Contre l’illusion d’un monde religieusement uniforme, à l’image des dominants et des vainqueurs, il s’agirait d’historiciser les représentations du sacré par un travail comparatif, sans céder pour autant au relativisme pour lequel tout se vaut et s’équivaut. Cherchant le plus petit dénominateur commun aux diverses croyances, Régis Debray propose « communion ». Par-delà sa connotation, catholique ou jacobine, selon les goûts et les cultures, le mot aurait l’avantage polysémique et de désigner tout ce qui prétend unir et rassembler. Il évoquerait une solidarité perdue, un besoin de libre association horizontale, opposé à toute forme d’unification verticale sous l’autorité de hiérarchies cléricales ou séculières.
Les communautés écclésiales de base, contre la toute-puissance cléricale de l’Eglise romaine. La Commune contre l’Etat. Le risque de ces communautés proliférantes, à géométrie variable, c’est la fragmentation à l’infini des appartenances et des identités, subtilement évoquée par les Chroniques de Bustos Domecq : « La théorie de l’association n’est pas une théorie figée. Moi-même, j’ai appartenu cet après-midi à la confrérie de ceux qui montent en ascenseur, puis, quelques minutes plus tard, à celle de ceux qui descendent au sous-sol et demeurent coincées, en proie à un sentiment de claustrophobie, entre la bonneterie et les articles ménagers. Un geste anodin, celui de gratter une allumette ou de l’éteindre, nous exclut d’une catégorie pour nous faire rentrer dans une autre. Une telle mobilité exige un caractère bien discipliné : celui qui brandit sa cuiller s’oppose à celui qui manie sa fourchette, mais bientôt l’un et l’autre se rejoignant dans l’emploi simultané de la serviette, pour se diversifier l’instant d’après, suivant qu’ils prennent du poivre ou de la noix de muscade. Tout cela, sans un mot plus haut que l’autre, sans que la colère nous convulse le visage. Quelle harmonie ! Quelle leçon admirable d’intégration ! Je pense que vous ressemblez à une tortue et demain, c’est moi-même qu’on prendra pour une tortue, et cœtera, et cœtera [4] ! » Logiques jumelles de la désaffiliation différentielle, et de l’intégration indifférente : d’une pierre, deux coups.
Désenchantement. Au commencement donc, serait un insatiable besoin de croire. En, ou à quelque chose. A l’Enfer et au Paradis, au Bien et au Mal, à la Raison et à la Grâce. Même quand elle se gausse des naïvetés religieuses, notre orgueilleuse modernité, n’est pas avare en croyances fétichistes : dans la Science, dans le Progrès, dans l’Argent, dans l’Art, dans l’Histoire, dans le Marché, toutes ces singulières majuscules, toutes ces idoles despotiques, qui sont comme autant de répliques du fétichisme de la marchandise. William James considérait cette « volonté de croire [5] » nécessaire et performative : la foi pourrait engendrer le fait, tout comme celle de Yu Kong était censée déplacer les montagnes. Antérieure à l’événement, elle contribue à le faire advenir. Le sens commun y voit un miracle.
Selon Debray, « la plus déraisonnable des illusions » - à laquelle Marx et Freud auraient largement contribué - serait dans l’espérance que l’homme puisse vivre un jour sans désillusionné. Plutôt qu’un sens religieux, existerait « un sacré inaliénable », consistant à protéger dans sa pureté une chose « inviolablement gardée ». Cette soif inextinguible de sacré et de sanctuaires viendrait-il du sentiment tragique, ontologique, de la finitude humaine et de l’angoisse d’être pour la mort ? A moins qu’il ne vienne des conditions historiques concrètes, qui estropient les corps et mutilent les esprits ? En ce cas, la critique de la religion comme « conscience inversée du monde », « réalisation imaginaire de l’essence humaine », « bonheur illusoire du peuple », doit passer le relais à la critique du monde réel qui engendre ce besoin de croire à l’incroyable.
Aliénations religieuses. Selon Freud, les doctrines religieuses sont toutes des « illusions ». Autrement dit, des croyances visant à la réalisation d’un désir. En homme des Lumières, il est cependant convaincu, que l’influence du religieux est condamnée à reculer devant la connaissance rationnelle (à laquelle concourt la psychanalyse). La religion ne subsisterait alors qu’en tant que « névrose obsessionnelle de l’humanité », appelée à disparaître à l’instar du complexe d’Œdipe chez l’enfant, liquidé par l’identification au père. Freud prévoyait donc que « l’abandon de la religion aura lieu avec la fatale inexorabilité du processus de croissance [6] ».
En somme, la religion, ça se soigne.
Freud connaissait cependant trop bien les ruses de l’inconscient pour croire à l’avènement d’une totale transparence, et au triomphe absolu des Lumières sur les ténèbres. Alors que minuit était sur le point de sonner dans le siècle, son credo progressiste avait un caractère performatif. Historiquement infirmé, hélas. En serions-nous réduits à refaire le geste iconoclaste de Marx, exigeant jadis de renoncer à un état qui a besoin d’illusions et de démasquer l’aliénation humaine dans ses formes profanes après l’avoir débusquée dans ses formes sacrées ? [7]
Fétiches. Le patient travail de sécularisation, de désillusion, de déniaisement, toujours inachevé, est à reprendre, et à recommencer sans cesse. Subsiste toujours, quoiqu’on s’en défende, et bien qu’on fasse le fortiche et le malin, un reste de croyance, dont aucun feu purificateur de la raison ne vient à bout. Il n’est pas nécessaire, pour le comprendre, d’aller chercher, sous les vicissitudes de l’histoire, un instinct éternel ou une sacralité imprescriptible. Une piètre dialectique présente l’incroyance comme une forme de croyance au carré ; l’athéisme le plus exubérant, comme une forme honteuse de foi. Supposons, avec Debray, que tous les humains soient, bon gré mal gré, des croyants qui s’assument ou qui s’ignorent, lorsqu’ils « se jettent dans l’action en anticipant l’avenir », l’incroyance orgueilleusement affichée n’étant au fond que « le luxe des légumes ». Supposons... Ces humains ne seraient pas pour autant « croyants » de la même manière, au même degré, selon le même dosage entre foi charbonnière et raison critique.
Car, à la différence des chats noctambules, toutes les croyances ne sont pas uniformément grises. Mais Debray ne se contente pas de constater qu’elles sont plus coriaces qu’un rationalisme confiant voulut bien le croire. Comme William James, il les réhabilite, en tant que moteurs nécessaires de l’agir . Ici, commence la discorde. Les taux de croyance connaissent des variations considérables. Il y a des périodes où la crédulité est à la baisse, voire en chute libre ; où elle connaît des krachs retentissants et des faillites spéculatives. D’autres périodes, où elle remonte en flèche.
Dans les dernières pages de L’Avenir d’une illusion, Freud établit une différence entre les illusions reconnues et les illusions religieuses : contrairement à ces dernières, qui refusent tout dialogue avec la raison, les illusions avouées ne sont pas incorrigibles : « Etant préparés à renoncer à une bonne part de nos désirs infantiles, nous pouvons supporter que certaines de nos espérances se révèlent des illusions [8]. » Elles sont alors discutables, et elles acceptent de se soumettre à l’épreuve de la critique. L’illusion religieuse se protège au contraire en dogmatisant. On peut faire lire à un croyant créationniste endurci toute la géologie de Lyell et toutes les œuvres complètes d’Albert Jacquard, sans le convaincre de l’ancienneté millénaire de la planète, ni de l’égalité génétique des races.
Nous nous sommes sans doute trompés sur bien des choses. Nous avons dû désespérer de bien des espérances. Nous avons dû nous désillusionner sans renoncer. Et ce n’est pas fini. Ce travail de déniaisement permanent a plusieurs suites possibles. Soit la repentance, et le retour contrit au giron de l’église, de la mosquée, ou de la yeshiva. Soit une relance et un approfondissement de la mécréance, un corps à corps profane avec nos fétiches cachés, une critique implacable de la tentation de croire. Homme de doute opposé à l’homme de foi, le mécréant parie sur l’incertain, sur les incertitudes du siècle sans les rassurantes rigueurs de la règle. Il met une énergie absolue au service de certitudes relatives. C’est aussi le dilemme du militant. Résister, lutter, ne pas céder à la lassitude, ou à la résignation. Brosser inlassablement l’histoire à rebrousse-poil. Mais lutter aussi contre les tentations de la croyance et contre les sirènes de « l’invisible », qui « n’est pas prêt de nous lâcher [9] ».
Le goût amer du sacré. Retour du religieux et du sacré ? Comme un refoulé qui reviendrait en force ? Comme une revanche ou une pénitence ? Plus circonspect, Bataille observait les flux et reflux de cet imaginaire, en rapport avec les mouvements de la société elle-même [10]. Il constatait ainsi, en 1938, une intensité déclinante des « foyers sacrés », tels que l’Eglise, la noblesse, ou la monarchie. La division fonctionnelle du travail atomisait le social, au point que, depuis le Moyen-Age, aucune institution n’aurait pu prendre leur relais, jusqu’aux mystiques totalitaires de l’entre-deux guerres.
En dépit de la mort proclamée de Dieu, la modernité désenchantée secrète des ersatz et des substituts de sacré à tire larigot, du toc et de la camelote, de la foi dégriffée et de la croyance soldée. Une foire médiatique aux sectes, aux cartomancies, et autres superstitions sans mystique. L’avenir n’éclairant plus le présent de sa torche incendiaire, on se contente d’un bout de chandelle exhumé d’un vide-grenier, ou d’un espiègle feu-follet. Lorsque la désintégration sociale et la division du travail réduisent l’individu à cet « homme entre mille », dont parlait Bataille, on peut être tenté de chercher le réconfort de communauté fusionnelles, et préférer la prière à la pensée. Les fondamentalismes ne sont que la forme exacerbée de ces refuges identitaires.
Souches et racines. La nation fut naguère une idée neuve. Un élan vers l’universel, par delà les clochers et les chapelles, les terroirs et les provinces. Une émancipation de l’enracinement immobile et des liens du sang. Cet esprit inspirait encore Gandhi : « Nous ne sommes pas Hindous, Parsis, Musulmans ou Juifs, nous sommes d’abord Indiens. » L’universalité des Droits, proclamée par la Révolution française, s’inscrit dans ce mouvement. Elle dépasse le national, transgresse les frontières, élargit l’horizon, vise plus loin, malgré la contradiction entre l’ambition déclarée et les logiques de fermeture égoïste austtitôt à l’œuvre.
L’impuissance à construire aujourd’hui des sociétés politiques au-delà du national favorise la remontée généalogique aux sources de temps mythiques, une quête pathologique des origines, une revanche de la filiation sur la citoyenneté [11]. Lors des négociations israélo-palestinienne sur le statut de Jérusalem, poussant cette logique jusqu’à l’absurde, on alla jusqu’à envisager un partage géologique vertical de la ville, une reconnaissance en somme d’un droit du sous-sol, attesté par des vestiges archéologiques.
On peut en sourire. Tristement. Mais l’invocation, désormais banale du « français de souche », alourdi d’enracinement barrèsien, relève de la même fièvre des origines. Qui est « français de souche » ? Quel arbre généalogique, et combien de quartiers, faudrait-il pour accéder à cette nouvelle noblesse ? Interrogé un jour sur ses racines, Brecht répondit de façon cinglante qu’il n’ avait pas de racines, mais des jambes pour se déplacer. Il refusait ainsi l’immobilité végétale, l’enfoncement vertical de la souche. Il leur opposait les solidarités historiques horizontales.
Dans la concurrence déchaînée des communautés et des appartenances, l’égalité et l’universalité sont perdantes. Comme l’a implacablement démontré Simone de Beauvoir, lorsque une essence est présupposée à l’existence, lorsque cette existence est hypostasiée en substance, l’égalité est menacée. Elle l’est encore aujourd’hui par l’insupportable tendance à être cloué malgré soi, contre son gré, à des identités exclusives naturalisées. Raciales, nationales, ou confessionnelles, elles instituent un lien mystique qui etouffe les singularités et suffoque la raison critique.
Athéologies. En tête des ventes d’essais, loin devant les mémoires de Guy Bedos oou de Louis de Funès, devançant même le livre testamentaire de Jean-Paul II, le traité de Michel Onfray a connu un réjouissant succès [12]. Il s’explique, bien sûr, par l’actualité, par le brio décapant de l’auteur, par sa verve polémique peu embarrassée de bienséances académique. Onfray en appelle joyeusement au parti des rieurs, des matérialistes, des athées (cela fait pas mal de monde), contre les bigoteries de l’époque et les tiédeurs d’un « athéisme chrétien ». Il s’explique aussi par l’attente d’un public exaspéré par les génuflexions et la papolâtrie funèbre, inquiet de la misère de l’école publique et d’une laïcité minimaliste.
Le propos n’est cependant pas novateur, et ne le prétend pas. Comme le rappelle l’exergue du Traité d’athéologie, Nietzsche dénonçait déjà en Dieu « une antithèse de la vie ». Il n’est pas inutile, en cette époque de contre-réforme, confite de peurs, de prudentes hypocrisies, de respectueuses déférences envers les idoles et les autels, de rappeler la mortification des corps, la condamnation des plaisirs, le refoulement du sexe et l’abaissement de la femme, inscrits au programme des trois monothéisme. Il n’est pas superflu, non plus, de rappeler les fanatismes et l’Inquisition, la cruauté des guerres de religion, les crimes des croisades et la bénédiction accordée aux guerres coloniales, et, hier encore, l’indulgence papale envers le IIIè Reich. Il n’est pas superfétatoire, enfin, de débusquer les contradictions qui pullulent dans les grands textes fondateurs (Bible, Talmud ou Coran), bricolés au long des siècles à coups de rajouts et de ratures.anonymes. Bref, il n’est jamais inutile de reprendre la lecture profane de Spinoza.
Prolonger ce travail de démystification soulage et contente toutes celles et ceux qu’insupportent les convenances d’un athéisme tempéré, d’un « athéisme fidèle [13] », d’un « relativisme athée », modestement satisfait d’un (second) rôle de truchement entre confessions. Cet athéisme honteux dépérit et rétrécit à vue d’œil. Il végète et vivote dans un espace intersticiel entre messes et prières.
Réduire, comme le fait le Traité d’athéologie, le sursaut religieux à un « mode primitif de rationalité », c’est encore rester captif des illusions du progrès, de son cheminement chronologique, garant que les avancées finissent toujours par l’emporter sur les reculs, les progressions sur les régressions. Selon quelle norme historique ? Selon quel mètre temporel étalon ? Décrétés par qui ? C’est manquer, en somme, les effets actuels, pleinement présents et souvent inédits, de la discordance des temps, de la non-contemporanéité et du contretemps. C’est s’abandonner à nouveau à l’écoulement tranquille et prévisible, qui finira bien par imposer son cours. Onfray reproche aux évangélistes leur mépris de l’histoire. Il voit dans les religions une anti-histoire, donc une anti-politique. Mais en développant, dans une large partie du Traité d’athéologie, une critique textuelle des textes sacrés, il reste sur leur terrain, combattant l’idéologie par l’idéologie, au détriment du contexte social et des transformations historiques. Comme si l’histoire profane, qui ne fait rien, qui est le résultat de luttes indécises, n’était que la conséquence mise en image du Décalogue ou de la Charia.
Nul n’ignore plus, aujourd’hui, l’efficace propre du symbolique. Mais il s’agit toujours, par une lecture historique, et non plus théologique, de désacraliser le fait, le récit, et les pratiques religieuses. Car les croyances présentes ne sont pas la restauration anachronique d’une foi originelle perdue, mais un soupir inquiétant, entre résignation et déraison, face aux misères du fétichisme marchand et de la mondialisation libérale.
Athéisme bourgeoisant. Contre les compromis et les accommodements de « l’athéisme fidèle », Onfray appelle à une riposte militante [14]. Laquelle ? Si elle n’est plus portée par une force montante, si elle se détache d’un projet politique global, bien que hautement revendiquée, la laïcité perd toute substance. Elle devient mollement gélatineuse. Sa force propulsive s’épuisant, elle passe à la défensive, devient formaliste et autoritaire, conservatoire et conservatrice, à l’instar de la République, quand s’épuise le pouvoir constituant dont elle est issue. La réaction anti-laïque peut alors s’engouffrer dans la brèche. L’Alliance générale pour le respect de l’identité française et chrétienne et la Fraternité sacerdotales Saint Pie X, peuvent alors partir en croisade contre « le dogme laïque » et « l’égalité des religions », et faire du « retour aux racines chrétiennes » le meilleur rempart contre le totalitarisme islamique [15].
Dénoncé par l’Eglise dès 1532, l’athéisme théologique n’était encore qu’une dissidence grosse de conséquences futures. Etaient alors considérés athées les réfractaires qui refusaient de croire à la résurrection du troisième jour. Vint ensuite l’athéisme matérialiste du XVIIIe siècle (celui des Meslier et des d’Holbach, auxquels Onfray rend un hommage justifié). Marx y vit pourtant un matérialisme passif. Son défaut, partagé par tous les matérialismes jusqu’à Feuerbach inclus, fut de rester prisonnier de la scission entre sujet et objet, entre esprit et matière, au lieu de « saisir l’objet comme activité sensiblement humaine, comme pratique, et non plus de façon subjective [16] ». Puis vint un matérialisme sénile post-révolutionnaire, acharné à conjurer la force subversive d’un matérialisme dialectique juvénile et subversif. Ce matérialisme positiviste embourgeoisé fut une école de soumission aux faits et aux choses, un matérialisme d’ordre et de discipline, d’autorité paternelle et paternaliste, convaincu que le bon peuple ne pourrait jamais se passer de contes et de légendes ; que l’hygiène des mœurs exigeait des cultes et des rites. Il s’inspira à la fois de la religion civile de Rousseau, de l’Etre suprême jacobin, des catéchismes saint-simoniens, du Calendrier positiviste (ou Système général de commémoration publique, précise le sous-titre d’Auguste Comte [17]). Des commémorations et des offices civils, la IIIe République allait en fournir à profusion, avec monuments aux morts, rubans et médailles.
Farouchement anticlérical, opposé à l’emprise de l’Eglise et du clergé, l’athéisme bourgeois inspiré de ces philosophies restait, à bien des égards, un athéisme chrétien, célébré par un clergé bureaucratique. Car « l’esprit bureaucratique est un esprit foncièrement jésuitique et théologique ; les bureaucrates sont les jésuites et les théologiens de l’Etat, et la bureaucratie est la république prêtre [18] ».
Laïcité postchrétienne ? Révolue l’épique époque de l’athéisme militant, l’heure serait venue d’ « un athéisme tranquille » et apaisé, d’une mystique assagie en politique. Onfray plaide au contraire pour un « athéisme athée », prêt à combattre les trois monothéismes despotiques sans recourir à une foi séculière, un athéisme sans la nostalgie des transcendances perdues qui hantait encore la morale républicaine d’un Cripure. Si la morale kantienne n’était au fond qu’une « laïcisation de la morale chrétienne », une « réécriture immanente d’un discours transcendant », il s’agirait de se hisser aujourd’hui à un athéisme doublement mécréant, osant blasphémer à la fois le Dieu de passion et le Dieu de raison. On ne saurait en effet affronter les monothéismes avec les rites dérisoires de la république maçonnique : « Dépassons donc la laïcité, encore trop empreinte de ce qu’elle prétend combattre. Bravo pour ce qu’elle fut, éloge de ses combats passés, un toast pour tout ce qu’on lui doit... » Nous nous joignons volontiers à ce banquet. Mais, s’il y eut de glorieux et de furieux combats laïques, ce serait une illusion que d’invoquer encore une laïcité une et aussi indivisible que la République elle-même. Il y eut des laïcités, comme il y eut des athéismes, des matérialismes, et des Républiques [19].
Le premier Péguy, le Péguy socialiste et libertaire, ne s’y trompait pas. Il pourfendrait déjà toute raison d’Etat comme « une usurpation déloyale de l’autorité sur la raison, une contrefaçon, une malfaçon ». Il se proclamait alors « irréligieux de toutes les religions » : « Nous sommes athées de tous les dieux. Dans le douloureux débat de la raison et de la foi, nous n’avons pas laissé la foi pour la foi dans la raison, mais pour la raison de la raison [20]. » Ce Péguy-là savait déjà qu’il y a athéisme et athéisme, et qu’ils sont souvent contraires : « Tout n’est point perdu, il s’en faut, avec un athéisme révolutionnaire (...), mais il n’y a rien à faire avec un athéisme réactionnaire, avec un athéisme bourgeois. Il n’y a rien à attendre, il ne faut rien espérer d’un athéisme réactionnaire, d’un athéisme bourgeois », qui est « un athéisme sans étincelle » et « un athéisme sans espérance » [21].
La tâche était déjà venue d’une double sécularisation, d’une sécularisation au carré, d’une sécularisation au cube. Mais le mot ne fait pas la chose. Augmenter les lumières ? Il ne suffit pas pour cela d’opposer la raison à la foi, le concept au mythe, le philosophe au prêtre, sous peine de demander à la philosophie plus qu’elle ne peut donner [22]. Car il y a des philosophes prêtres, et des prêtres philosophes. Si la laïcité intranquille et inapaisée est indissociable du combat pour l’émancipation universelle contre l’ordre dominant des choses et la mystification des rapports sociaux, la question est alors de savoir où sont aujourd’hui les forces propulsives d’un athéisme militant et d’une « laïcité post-chrétienne ».
Islamophobies. Michel Onfray ne manifeste aucune indulgence envers le fanatisme du « peuple élu », ni envers « un totalitarisme chrétien » remontant aux empereurs Constantin et Théodose, qui firent du catholicisme une religion d’Etat et de l’Etat un pouvoir théocratique. Cette (con)fusion du temporel et du spirituel serait à l’origine des persécutions religieuses postérieures. Un sort particulier est cependant réservé à l’Islam. Il se distinguerait des autres monothéismes par son incapacité à évoluer dans le temps et à se décliner au pluriel. Il serait par nature « dans un statut d’extratorrialité historique commun à tous les monothéisme », à la circonstance aggravante près que, refusant « par essence » l’égalité politique, il serait « structurellement archaïque ». Cette exception religieuse, soustraite aux mouvements tumultueux de l’histoire et aux conflits sociaux, tend à essentialiser un éternel islamique bien éloigné de l’histoire réelle, et des controverses et dissidences qui ont divisé l’Islam historique.
L’héritage islamique serait alors à jamais incompatible avec les Lumières. Je n’ai ni les connaissances ni les compétences requises pour contribuer à cette dispute. Mais les jugements définitifs méritent toujours d’être révoqués en doute. Il était certainement difficile, sous l’Inquisition, d’imaginer une théologie militante de la libération soutenant les révolutions populaires en Amérique latine [23]. Selon l’exégèse des textes fondateurs, le judaïsme et le christianisme sont aussi incompatibles avec les Lumières que l’Islam. Et la bataille entre le judaïsme orthodoxe et le judaïsme éclairé n’a pas été de tout repos [24], pas plus que celle entre les gardiens du dogme et les dissidences modernistes au sein de l’Eglise catholique.
Certains intellectuels arabes soutiennent cette incompatibilité congénitale de l’Islam avec la sécularisation rationaliste et excluent définitivement la possibilité d’une théologie islamique de la libération. D’autres insistent au contraire sur sa pluralité passée et présente des Islams politiques. Le recours aux textes, souvent contradictoires, verset contre verset, sourate contre sourate, n’est pas d’un grand secours pour trancher le litige. Le sens, indécidable, reste ouvert aux interprétations.
Il serait toutefois déraisonnable d’imaginer qu’une religion, inaltérable pour l’éternité, puisse échapper aux épreuves de l’histoire, à des mutations techniques et à des bouleversements sociaux colossaux, sauf à se pétrifier en secte hors du temps, hors des tumultes de l’époque. Ainsi est-il vraisemblable que des populations musulmanes issues de l’immigration essaieront d’adapter sans la renier leur tradition culturelle et revendiqueront leur place dans la société où elles vivent, malgré les rejets et les rebuffades essuyées. De nouvelles élites issues de leur milieu seront le ferment d’un métabolisme culturel permanent, en même temps que de nouvelles différenciations sociales se dessineront au sein des communautés d’origine, confessionnelles ou nationales [25]. Après tout, le droit de vote des femmes n’a en France qu’une petite soixantaine d’années. Celui à l’avortement, une petite trentaine. Bien que, dit-on, l’histoire s’accélère sans cesse, la transformation des mœurs prend son temps et opère à son rythme.
Théologie négative. Il est donc bien aventureux, au lieu de saisir les différenciations à l’œuvre entre les Islams politiques, de s’en ternir à l’idée d’une essence islamique immobile, dont la tentation d’un « fascisme vert » serait la conséquence organique. En jouant sur l’effet émotionnel de l’analogie, on se dispense à bon compte d’une analyse concrète de la situation présente. En diabolisant sa religion, on fait de tout musulman un Ben Laden ou un Zerkhaoui en puissance, et on contribue à entretenir l’engrenage des « guerres de civilisation ». L’athéologie, qui se voulait antithétique à toute théologie, risque alors de rechuter dans la fascination de son contraire, qui est aussi son double. Benjamin, Bloch, Gramsci, tous les révolutionnaires profanes, tous ceux, comme le jeune Lukacs ou Gustav Landauer, que Michaël Löwy qualifie de théologiens matérialistes « socialistes gothiques » [26], étaient convaincus de la stérilité d’un affrontement binaire entre une Foi émotionnelle et une Raison sèche. Certains tentèrent d’imaginer une nouvelle alliance entre matérialisme historique et théologie ; d’autres, ou les mêmes, de recourir , à une « mythologie rationnelle » contre les folies d’une mythologie mystique, ou à une « théologie négative » contre les décrets d’une théologie positive [27].
Questions profanes. Diabolisé par les uns, héroïsé par les autres, Tariq Ramadan est devenu, au fil des polémiques médiatiques, un fantasme inquiétant. La campagne menée par certains courants socialistes, féministes, sionistes, pour qu’il soit exclu du Forum social européen de Saint-Denis auquel il devait participer en 2003 y a largement contribué. En butte à ses censeurs, il est devenu un catalyseur des peurs et des passions pour certains, pour d’autres le représentant symbolique des populations musulmanes au détriment d’autres voix arabes irreligieuses.
Les responsables du Forum ont courageusement résisté aux pressions. Lorsqu’un individu ou une association soutiennent l’appel à une initiative et souscrivent à son contenu, les exclusives suspicieuses prendraient un sens d’autant plus discriminatoire que participaient à ce même forum des chrétiens de gauche ou des juifs critiques. Après tout, si la participation de Tariq Ramadan à de tels événements incite des jeunes musulmans à s’inscrire dans l’espace de débat qui leur est ouvert, au lieu de ruminer leurs ressentiments dans un ghetto urbain et idéologique, c’est une bonne chose, à la seule condition que la confrontation sur le fond n’élude pas les questions qui peuvent fâcher.
Il ne s’agit pas plus d’entamer avec Ramadan une controverse théologique sur l’interprétation du Coran et des sourates, que d’entreprendre une dispute avec M. Ratzinger sur la l’Immaculée conception ou avec le Grand Rabbin Sirat sur les subtilités talmudiques. Docteurs et exégètes seront toujours divisés sur l’interprétation de textes polysémiques, écrits à de multiples mains, et maintes fois remaniés au cours des siècles. Il s’agit en revanche d’évaluer, par le débat et par la pratique, les divergences actuelles et les convergences possibles. Or, la campagne de l’automne 2003 contre Ramadan procédait d’une exécrable stratégie discursive du soupçon. L’intelligence, la culture, l’habileté ne lui étaient reconnues par ses adversaires que pour mieux justifier la méfiance et le rejet : trop malin pour être honnête ! Ironie de l’histoire : cet « argument » fut souvent utilisée contre les juifs par la rhétorique antisémite. Docteur Jekyll ou Mister Hyde selon qu’il s’adresse, en français ou en arabe, à un auditoire européen ou au monde musulman, Tariq Ramadan aurait donc la langue fourchue. Et, si ce n’est lui, c’est donc son frère. Il peut bien multiplier les tribunes, les livres, les mises au point, sa parole est disqualifiée d’avance. Il a beau condamner Ben Laden et les attentats de Manhattan, dénoncer « la haine des juifs » et la répression des homosexuels en Egypte, se prononcer pour une application égalitaire de la loi de 1905 sur la séparation des églises et de l’Etat et pour un « aménagement de la laïcité » républicaine. Rien n’y fait. Ce ne seraient que leurres et fourberies.
Aucune discussion, aucun dialogue ne seraient pourtant possibles sans le « principe de charité » qui fait crédit à l’interlocuteur de sa sincérité. Spéculer sur les arrières-pensées (qui n’en a pas ?) tapies derrière les discours au lieu de les prendre au mot, conduit inéluctablement à l’obsession paranoïaque du complot. Qu’il y ait dans les discours de Ramadan une pédagogie adaptée selon ses différents publics, qu’il y entre du calcul et du non-dit, c’est le propre de toute éloquence, et de l’éloquence politique en particulier. Que jette la première pierre celui qui prétend tout dire, et le dire dans une langue transparente, sans équivoques, ni clair-obscur ! Quelle que soit l’habileté rhétorique de Ramadan, elle n’en exprimerait pas moins les contradictions effectives entre des cultures et des histoires différentes.
Marx refusa d’aller chercher le secret du juif dans sa religion. Il préféra « chercher le secret de la religion dans le juif réel ». Sans sous-estimer l’efficace propre du symbolique et du religieux, ne cherchons pas davantage le secret du musulman dans les versets du Coran, mais dans les rapports post-coloniaux à l’heure de la mondialisation libérale et des révolutions techniques dans la biologie ou dans la communication. Non dans un texte originaire, mais dans le développement historique. Non dans l’Etre immuable, mais dans les différenciations du devenir.
Fondamentalisme réformé ? Le regretté Maxime Rodinson définissait le fondamentalisme comme « l’aspiration à résoudre par la religion tous les problèmes sociaux et politiques, et à restaurer l’intégralité des dogmes ». A la différence des « littéralistes », défenseurs de la lettre contre l’esprit des textes, Ramadan revendique un droit à l’interprétation. Il demeure cependant fondamentaliste dans la mesure où il subordonne la Raison à la Foi, le profane au sacré. L’Islam régit ainsi la totalité des pratiques sociales, la politique comme la morale, les sciences comme la vie quotidienne. En proposant des compromis pratiques entre la règle et le siècle, Ramadan déroge à cette conséquence logique du primat religieux. C’est son problème, et celui du fondamentalisme réformé et réformateur : quelle relation établir dans l’espace public avec une législation profane ? Et comment s’accommoder de la pluralité des confessions sans basculer dans le relativisme confessionnel [28] ? Ces contradictions hantent la recherche d’un Islam tolérant. Inutile d’y voir une dissimulation. Il suffit de dérouler les tensions révélatrices d’une contradiction historique non résolue.
Tariq Ramadan condamne publiquement l’antisémitisme [29], les fatwas contre les écrivains, la peine de mort pour apostasie. Pour un citoyen helvète, c’est bien la moindre des choses. Il admet pour principe l’égalité des femmes et des hommes « devant dieu ». Mais ici et maintenant, sur terre, il se contente de la « complémentarité » des rôles sociaux, autrement dit de la division sociale des genres. L’homme est ainsi responsable de la gestion de l’espace familial, dans lequel « le rôle de mère est central ». Il se prononce contre l’excision et la polygamie, seulement « si l’épouse s’y oppose ». Il s’oppose à la modification de la loi de 1905 et réclame son application égalitaire aux musulmans. Il souscrit au principe de laïcité : « Les lois de la République sont contraignantes et c’est dans leur respect que les musulmans ont autorité pour gérer leur culte » [30]. Il se déclare « ami et partenaire de qui en Occident dénonce l’horreur et appelle à changer le monde », car l’Occident n’est ni monolithique ni diabolique en soi [31]. Il souhaite que l’Islam devienne « la conscience du Sud et des démunis ». Il critique le Hamas quand les attentats visent des cibles civiles. Mais il salue, devant un auditoire musulman, la République islamique d’Iran comme « le pays le plus avancé vers l’institutionnalisation démocratique » ! Il imagine une grande alliance Nord-Sud, dont les « musulmans du vieux continent » seraient les passeurs, mais conçoit ce continent comme un simple lieu d’accueil pour une identité religieuse transportable. Et s’il prévoit, probablement avec raison, qu’il sera long de rétablir la confiance entre autochtones et musulmans, il n’envisage guère l’émergence possible du musulman autochtone.
Moratoire ? Tout en affirmant son opposition personnelle aux lapidations et aux châtiments corporels, Tariq Ramadan soutient l’idée d’un moratoire sur les peines du Code pénal islamique qui « ne correspondent plus à la réalité de la justice ». Le propos a choqué, y compris dans les milieux de gauche peu suspects d’islamophobie. Son auteur a eu depuis l’occasion de confirmer sa proposition de « moratoire sur l’application de la charia dans le monde musulman ». Il a condamné « sans autre forme de procès » les exécutions et autres châtiments corporels pratiqués au nom de la loi islamique, tout en demandant si l’on doit pour autant contraindre le monde musulman à se plier à des valeurs universelles qui sont celles des dominants et des vainqueurs. Sa réponse consiste en un compromis entre la reconnaissance proclamée de valeurs universelles dont « le respect est non négociable (intégrité de la personne humaine, égalité des droits, refus de traitements dégradants) », et celui d’héritages différents, sans aller jusqu’au relativisme culturel. La voie est décidément étroite.
Tariq Ramadan justifie au nom de ce compromis la proposition de « moratoire immédiat » comme une interpellation pédagogique du monde musulman à partir des principes mêmes de l’Islam. Loin de contribuer à faire évoluer les mentalités, les condamnations venant d’Occident nourriraient selon lui une polarisation réciproque entre le complexe de supériorité impérial et la résistance à son hégémonie. Le moratoire permettrait au contraire de mettre immédiatement fin aux châtiments prévus par la charia, de desserrer l’étreinte du dogme, et d’ouvrir le débat [32]. De laisser du temps au temps. Comme la transformation des mœurs et des coutumes ne relève pas du l’application instantanée d’un décret, comme elle requiert la durée, les hostilités héritées ne seraient surmontables que par la production endogène de concepts non importés, propre au monde musulman. On retrouve là toute l’ambiguïté, entre un souci pédagogique de persuasion, tenant compte de la discordance des temps, pour aller vers la reconnaissance partagée de valeurs universelles ; et la tentation d’incommunicabilité entre civilisations irréductiblement particulières, dont le mieux que l’on puisse espérer se réduirait à une coexistence plus ou moins pacifiée. En attendant, la lapidation, en somme, ça se discute !
Islam de la libération ? L’analogie parfois invoquée entre un Islam moderne et la théologie de la libération, n’est guère convaincante. Les contextes sociaux et historiques spécifiques, les situations et les rapports entre le sacré et le profane sont différentes. De Lamennais à Leonardo Boff ou à Mgr Gaillot, en passant par le père Cardonnel et les opposants dominicains à la guerre française en Algérie, ou par la sécularisation des syndicats chrétiens, l’émergence d’un christianisme social a pris bien du temps et connu bien des vicissitudes. Elle ne résulte pas principalement de controverses théologiques, mais d’engagements dans le siècle et dans la lutte des classes.
Une théologie islamique de la Libération peut-elle apparaître à l’avenir ? C’est d’abord aux croyants eux-mêmes de répondre. Tariq Ramadan, dont le nom figure ici comme symbole d’une situation de transition incertaine peut fort bien invoquer, d’un point de vue religieux, la justice et la dignité humaines en général. Cet humanisme théologique, peu sensible aux rapports de classe, ne s’en tient pas moins à distance de la question sociale. Dans certains pays musulmans, ces rapports sociaux n’en existent pas moins, imbriqués dans la mondialisation libérale et dans les mouvements migratoires sur le marché du travail.
En prenant au mot Ramadan, et d’autres prédicateurs d’inspiration similaire, on peut constater que l’abstraction religieuse reste dominante dans leurs discours. La séparation du politique et du religieux, du sacré et du profane reste à accomplir. C’est difficile, sans doute, dans un contexte de dégradation des rapports de forces sociaux, d’affaiblissement du mouvement ouvrier, d’éclipse des politiques d’émancipation. Dans ces conditions, Tariq Ramadan peut être (ou devenir) un théologien altermondialiste. Il peut constituer un allié de circonstance dans les combats contre l’uniformisation marchande et la misère du monde. Mais, aussi longtemps que ne serait pas radicalement modifiée sa conception du rapport entre la loi divine et la loi humaine, entre la règle et le siècle, il resterait, en l’état actuel des choses, un adversaire stratégique dans la lutte au long cours pour la sécularisation du monde.
Sainte Union. Après la Sainte Alliance, la Sainte Union européenne ? On s’inquiète du prosélytisme islamique dans les banlieues. Comme si nous ne baignions pas, depuis des siècles et des siècles, dans le prosélytisme catholique et évangélique ! Le judaïsme, il est vrai, est moins entreprenant. Et pour (mauvaise) cause : on ne s’élit pas soi-même, et l’histoire connaît peu d’exemple, à part celle des tatars de Crimée, de conversions massives au judaïsme. Principe de fermeture grégaire et d’excellence aristocratique oblige.
Il existe aujourd’hui une relation paradoxals entre la baisse attestée (y compris chez les musulmans) des pratiques religieuses, des vocations, des affiliations, et le renforcement des pouvoirs ecclésiaux dans l’espace public de l’Union européenne. L’affaire n’est pas nouvelle. Le fameux drapeau bleu étoilé adopté comme symbole de l’Union par le Conseil européen est censé représenter les Etats réunis. Son concepteur avoue cependant s’être inspiré de la médaille de la Vierge de la rue du Bac. Il y aurait une image sous l’image, un message sous le message. Pour mieux bénir l’Union, on avait même envisagé de faire figurer la sainte croix sur la bannière bleue. Par crainte de choquer juifs et protestants, on s’est contenté, faute d’épines, de la couronne d’étoiles.
On a aussi pu constater le lobbying persévérant des Eglises sur la Convention chargée d’élaborer le traité constitutionnel. En 1992 déjà, dans un document intitulé « Une âme pour l’Europe : éthique et spiritualité », la Commission de Bruxelles affichait son attachement aux « racines culturelles » de l’Europe. Au lendemain de la chute du Mur de Berlin et de l’implosion du despotisme bureaucratique, son programme visait doter l’Europe libérale d’une arme de reconquête idéologique. Quand on entend le mot racines, il faut en effet comprendre, sans nécessairement sortir son revolver, qu’il s’agit, bien sûr, des racines judéo-chrétiennes (au demeurant plus chrétiennes que judéo) du Saint Empire. Sur ce point, Christine Boutin ou de Villiers ne font que revendiquer tout haut ce que beaucoup souhaitent tout bas.
A défaut de droits sociaux, de légitimité démocratique, de consistance politique, l’Europe charnelle aurait donc une âme chrétienne, juste un supplément d’âme, un zeste, une lichette de moutarde divine pour relever un fade ectoplasme financier et monétaire.
Préférence confessionnelle. L’agonie médiatisée de Jean-Paul II a fourni l’occasion à cette Europe commerçante et trafiquante de s’offrir un bonus de spiritualité. Alors qu’il prétend défendre une laïcité assiégée par les invasions barbares, l’Etat français a multiplié pour l’occasion les signes ostensibles et ostentatoires de préférence confessionnelle.
Drapeaux en berne, chagrin œcuménique, préfets sommés par leur ministre « d’assister au service funèbre organisé dans leur département par les autorités ecclésiastiques à la mémoire de sa Sainteté » (sic !), ministres et chefs d’Etat alignés en rang d’oignon pour la messe à Notre-Dame. Deuil quasi national [33]. Certains édiles ont poussé le zèle jusqu’à donner congé à leurs employés municipaux pour leur permettre de se recueillir le jour des obsèques (quitte à compenser ce congé exceptionnel par la corvée d’une Pentecôte sécularisée par M. Raffarin). Les médias furent à la hauteur de cette contrition d’Etat. Sur les chaînes publiques, des présentatrices à la laïcité défaillante se sont mirent tout à coup à larmoyer du Saint-Père. Papôlatries et papouilleries à gogo. Au vu des visages extatiques attendant sur la place Saint-Pierre un feu de cheminée grisâtre, il n’y a décidément pas à se gausser du derrière en l’air des musulmans tournés vers la Mecque ou des Loubavitch arc-boutés pour tenir le mur des lamentations.
Tant de dévotions et de génuflexions républicaines pour un Pape qui sera canonisé en un temps record, au prix d’un miracle instantané taillé sur mesure pour une béatification expresse, pour avoir prêché la croisade contre le communisme infidèle ! Tant de laïques effusions pour un fondamentaliste catholique ! Dont le pontificat se sera caractérisé par « la restauration et le retour à la grande discipline » : « Ce qui définit Jean-Paul II, ce n’est pas la réforme, mais la contre-réforme [...] L’Eglise catholique s’est transformée en un bastion du conservatisme religieux et de l’autoritarisme politique. » En faisant publier le catéchisme universel, il a « officialisé la pensée unique dans l’Eglise » [34].
Moins imprécateur, François Houtart, chanoine militant et altermondialiste intraitable, confirme : « La condamnation radicale par Jean-Paul II des situations de misère est en cohérence avec le message évangélique. Mais la doctrine sociale est en régression par rapport à Paul VI ou à Jean XXIII : il a condamné le socialisme dans son essence, et le capitalisme dans ses abus, sans jamais nommer les groupes sociaux et les dirigeants à l’origine de cette oppression. Sa lutte contre le communisme a pris le pas sur tout [35]. »
Catholiquement correct. Sous le pontificat de Jean-Paul II , le Vatican a commandé un Lexique des termes ambigus et controversés, désormais disponible en français [36]. Il s’agit, ni plus ni moins, que d’un catéchisme moral, donnant en plus de mille pages la position officielle de l’Eglise sur le mariage, l’avortement, l’homosexualité, la contraception, l’euthanasie, la bioéthique, la procréation assistée. Ce lexique orthodoxe dénonce les « manipulations de langage » et la banalisation médiatique des « attentats contre la vie ». Il s’indigne de la revendication d’un droit à la mort digne et d’une euthanasie compassionnelle. Se présentant comme un contre-feu à « l’idéologie du genre », il en appelle à certains psychanalystes pour défendre « la dimension structurante » de la différence des sexes contre l’homoparentalité.
Ce catalogue de prescriptions et de règles de vie les récentes mobilisations de l’Eglise et de ses fidèles, contre la législation sur la procréation assistée en Italie, contre le mariage homosexuel en Espagne.
C’est la Charia romaine.
Comment peut-on être ottoman ? Mieux inspiré jadis, Albert Memmi s’inquiéte aujourd’hui que l’Europe, cédant à la grande fatigue mélancoliquement diagnostiquée par Husserl dès les années trente, que l’Europe exténuée, épuisée, ne se « défende plus spirituellement » [37]. Se défendre ? Contre qui ? Au nom de quelle spiritualité ? Contre quelles invasions ? Celle des immigrés rétifs à s’intégrer dans une société qui les rejette à force de ségrégations scolaires, urbaines, juridiques ?
Cette craintive Europe s’est enflammée à propos de l’éventuelle entrée de la Turquie dans l’Union, perçue comme une insupportable atteinte à « l’identité européenne ». Il apparaît pourtant bien difficile à ses plus fervents défenseurs, de définir le contenu et les contours de cette Europe éternelle. A moins d’invoquer la théorie des frontières naturelles catégoriquement démentie par l’histoire. L’Europe n’a aucune évidence géographique. Historiquement et culturellement, le Bassin méditerranéen n’est pas moins légitimement européen que la Baltique ou la Scandinavie. La Russie et l’empire ottoman ont fait partie de la géopolitique européenne depuis fort longtemps. Il ne reste donc guère, pour fonder une hypothétique « identité européenne » confisquée par l’Union du même nom, que le commerce, la monnaie, le drapeau étoilé, et l’Hymne à la joie. C’est peu. Ça manque de souffle et de mémoire. A défaut de frontières natuelles, des frontières confessionnelles : gérants et régents de cette Europe sans âme rêvent ainsi, à contre-courant des grands brassages de la mondialisation, de ressourcer le continent à ses origines judéo-chrétiennes.
Le « Grand Européen » dont parlait Valéry se définit plutôt comme « un hyper-colonialiste, européo-capitaliste [38] » : le sabre et le goupillon, le saint Marché et la sainte Bourse ! L’adhésion de la Turquie viendrait perturber cet héritage et brouiller cette harmonie ? Pour Saint Giscard, elle signifierait purement et simplement « la fin de l’Union européenne ». Ex-ministre des Affaires étrangères, Hubert Védrine n’est pas en reste : pour lui « l’évidence, le bon sens, la géographie », justifient largement « le refus de la Turquie » [39]. Ah, si la géographie prime la politique, si le bon sens est contre vous, si l’évidence vous cloue le bec, alors, c’est évident, il n’y a plus rien à dire, plus d’arguments à échanger. Il n’y a plus qu’à la fermer.
Jusqu’à nouvel ordre, la Turquie est pourtant un pays laïque. Les femmes y ont eu le droit de vote bien avant la France. Elle est un membre dorloté de l’Alliance atlantique. Bien des militants - syndicalistes, féministes, kurdes - des droits démocratiques en Turquie, considèrent que l’appartenance à l’Union renforcerait leurs revendications. Rien n’empêcherait alors de lutter - plus efficacement peut-être - pour la reconnaissance du génocide arménien et contre les dérives islamistes. Le Conseil de l’Europe a cependant soumis cette adhésion à des préalables, à des procédures et un calendrier particulier, distincts de ce qui est exigé d’autres pays candidats. Cette discrimination humiliante a pour fonction, explicitement revendiquée par Boutin et de Villiers, plus sournoisement par Giscard et Védrine, c’est de tracer une nouvelle frontière pudiquement qualifiée de civilisationnelle de l’Occident chrétien !
La question que pose la Turquie à l’Union européenne, le malaise qu’elle révèle, vient autant ou plus de la façon sont s’est construite l’Europe, que de la Turquie elle-même. Si l’Union demeure une zone de libre-échange et un espace monétaire, sans critères sociaux ni démocratiques de convergence, alors il n’y a aucune raison d’imposer à la Turquie des conditions discriminatoires spéciales. S’il s’agit d’une autre Europe, alors les critères sociaux et démocratiques d’adhésion ou de partenariat seraient valables pour tous les pays candidats.
Zum Judenfrage. En ces temps d’obscurcissement, (re)lire La Question juive s’impose. Elle fait la paire avec l’Introduction à la philosophie du droit [40]. Marx y passe de la critique de l’aliénation religieuse à celle de l’aliénation profane. Ce texte a suscité bien des polémiques, des contresens, et des anachronismes. Certains, comme Robert Misrahi, ont cru y voir un classique de l’antisémitisme ; d’autres, comme Norberto Bobbio, un « manuel de l’apprenti dictateur ». La « question juive » telle que Marx la pose est pourtant, par-delà sa forme et ses enjeux datés, celle qui taraude encore nos sociétés, celle du rapport entre la religion et l’Etat, entre le privé et le public, entre le sacré et le profane. Marx y diagnostique les grandes fractures schizoïdes constitutives de la modernité capitaliste, entre temporel et spirituel, entre politique et social, entre l’homme et le citoyen, entre leurs droits respectifs et souvent contradictoires, entre l’universalité des principes et l’égoïsme des intérêts.
A Bauer revendiquant l’émancipation civique des juifs, il réplique que s’émanciper de « l’Etat chrétien » ne suffit pas. Ce ne serait encore que la moitié du chemin. On n’aurait pas quitté pour autant le terrain du religieux. Marx reproche aux Juifs de s’enfermer ainsi dans l’éternité illusoire des textes sacrés, au lieu de tirer toutes les conséquences de leur condition historique : « La critique de la question juive est donc la réponse à la question juive » ; et, à travers elle, à toutes les formes d’esprit de chapelle ou de ghetto. Il débusque la tentation (communautariste, dirait-on aujourd’hui) de constituer un Etat religieux dans l’Etat profane. L’aliénation religieuse ne pourrait en effet disparaître qu’avec le dépérissement des religions.
Si cette critique participe de l’optimisme des Lumières, son refus des limites imposées à l’émancipation politique n’en est pas moins pertinente. Cette émancipation renvoie les croyances religieuses dans la sphère privée. Elle implique la séparation de la religion et de l’Etat. Ce n’est pas rien. Mais ce n’est pas encore « l’émancipation humaine ». Dépouillé de sa vie individuelle réelle au profit d’une universalité irréelle, l’Homme abstrait célébré par la Déclaration des droits, reste le « membre imaginaire d’une souveraineté illusoire ». « Sophistique de l’Etat politique », la séparation entre l’homme religieux et le citoyen exprime donc, sous une autre forme, la contradiction bourgeoise entre le citoyen et l’individu vivant, entre l’intérêt général et l’égoïsme privé, entre l’Etat politique hégélien et la société civile dépolitisée.
Si formelle et incomplète soit-elle, l’émancipation politique n’est pourtant pas une pure illusion. Elle représente un « grand progrès ». Mais elle n’est pas le dernier mot de l’émancipation humaine. Réléguée dans la vie privée, la religion devient en effet l’esprit ou l’âme de la société civile, l’âme du monde sans âme de la concurrence, et l’esprit d’une époque sans esprit. Réciproquement, l’Etat qui prétend au monopole de l’universel impose sa nouvelle théologie fétichiste de la Raison d’Etat. Limitée à la conquête des droits civiques et d’une égalité politique formelle fondée sur l’inégalité sociale concrète et sur la propriété privée, cette émancipation mutilée relève encore de « l’illusion politique ».
Si la critique de la religion, condition de toute critique, est alors « pour l’essentiel achevée », l’heure est venue de la critique de l’économie politique et du fétichisme de la marchandise. Et si l’aliénation est démasquée dans ses formes sacrées, il est grand temps de la traquer sous ses formes profanes. La critique des armes doit ici relayer les armes de la critique. C’est alors que le prolétariat fait son entrée en scène philosophique (et non encore sociologique). Il y fait irruption en tant que classe aux « chaînes radicales », qui « ne revendique pas de droits particuliers », et qui ne peut s’émanciper effectivement qu’en émancipant l’ensemble de la société [41].
Lorsqu’il établissait une distinction entre la « révolution nègre » des droits civiques et la « révolution noire » du Black Power, Malcolm X marchait sans le savoir dans les traces de Marx. Il refaisait après lui le parcours de l’émancipation politique à l’émancipation humaine.
Mécréants de toutes les chapelles et de tous les minarets, unissez vous ! Les temps, aujourd’hui, déraisonnent. L’heure est à la contre-réforme. Bures et armures reviennent à la mode. La religion se chauvinise. Le nationalisme se confessionnalise.
Le christianisme fut à ses débuts un mouvement de colère et d’impatience. Une histoire de gens pressés - Jésus, Jeanne...- , sachant en se mettant en route que le temps leur serait compté : « L’impatience se déchaînait en Jésus [42]. » Le socialisme des origines fut aussi une passion impatiente, peu à peu maîtrisée par l’apprentissage de l’attente. L’un et l’autre eurent leurs hérésies. L’hérésie fut leur lot commun. Car, l’hérésie des « rêveurs de lendemains » est aussi « une forme d’impatience ». Dans le socialisme comme dans le christianisme initial, c’est l’impatience qui se cabre et qui refuse de cédef à la raison résignée des raisonnables.
L’Eglise a maté ses impatients. Elle les a flagellés, mis au bûcher, effacés de l’histoire, ces millénaristes, ces moines mendiants qui parlaient aux désespérés, ces sinistrés de la peste et des guerres : les Jeanne Dabenton et les Marguerite de Porette, les Procope et les Ziska le Borgne, le hussites, les anabaptistes, frères du libre esprit, flagellants, bégards, béguines, et autres anabaptistes ; tous ces prophètes, tous ces insoumis aux mots de pauvres, de tisserands, de cordonniers, de forgerons, qui prétendirent atteindre le salut par eux-mêmes, sans mendier la bénédiction d’une Eglise repue et corrompue.
Les bureaucraties aussi ont liquidé leurs rebelles à la nuque raide. Elles aussi ont exigé « l’aveu », extorqué la repentance, étouffé la voix d’un Blanqui et de ses semblables. Tous les pouvoirs institués, toutes les hiérarchies, cléricales et laïques, tous les appareils de croyance se sont évertués de défendre l’orthodoxie et de soumettre la déviance à la norme.
Les dévotions actuelles n’ont même plus la fraîcheur juvénile des premiers élans. Leur foi tardive n’a plus rien de la foi généreuse d’un départ matinal. Elle est alourdie de rancœurs, de peurs, et de ressentiments. C’est une foi d’épargne et de calcul. Dans cette grande sécheresse, dans ce grand assèchement, l’espérance d’un monde meilleur reflue du séculier au religieux. On rechristianise, on rejudaïse, on réislamise à tire-larigot, par en haut et par en bas. On restaure à tour de bras. La critique profane reflue, la confiance cède du terrain à une croyance où vieilles idoles et nouveaux fétiches se rejoignent. Les boussoles ne tournent plus rond. Les fil-à-plomb ne tombent plus droit.
Pour que l’autre monde, si nécessaire, devienne enfin possible, il est grand temps de battre le rappel de toutes les hérésies et de toutes les mécréances.
Notes
1. Régis Debray, Les communions humaines. Pour en finir avec la religion, Paris, Fayard, 2005.
2. Ibid., p. 37.
3. Leszek Kolakowsky applique cette formule aux sectes protestantes anti-luthériennes du seizième et du dix-septième siècle ; elle pourrait être étendue à toutes les dissidences chrétiennes refusant l’autorité hiérarchique de l’Eglise.
4. Jorge Luis Borges et Adolfo Bioy Casares, Chroniques de Bustos Domecq, Paris, Denoël, 1970.
5. William James, La volonté de croire, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 2005.
6. S. Freud, L’Avenir d’une illusion, Paris PUF, 1989, p. 61.
7. Karl Marx, Introduction à la critique de la philosophie du droit de Hegel, traduction et commentaire d’Eustache Kouvélakis, Paris, Ellipses, 2000.
8. S. Freud, op. cit., p. 8O : « Si l’expérience venait à montrer, non à moi, mais à d’autres après moi qui penseraient de même, que nous nous sommes trompés, alors nous renoncerions à nos espérances [...] Vous devez défendre de toutes vos forces l’illusion religieuse. Je suis, nous sommes libres d’un tel servage [...] Notre science n’est pas une illusion, mais ce serait une illusion de croire que nous puissions trouver ailler ce qu’elle ne peut nous donner. »
9. Régis Debray, op. cit., p. 149. Danièle Sallenave rejette pour sa part les formules libérales selon lesquelles il faudrait respecter les croyances sans les combattre et considérer l’athéisme comme une simple croyance parmi d’autres : la religion, même tempérée, reste le creuset des renaissances dogmatiques récurrentes.
10. G. Bataille, La sociologie du monde contemporain, Paris, Lignes, 2004.
11. Voir François Noudelman, Pour en finir avec la généalogie, Paris, Léo Scheer, 2005.
12. Michel Onfray, Traité d’Athéologie, Paris, Grasset, 2005.
13. Revendiqué par André Conte-Sponville comme synonyme « d’athéisme chrétien ».
14. « Mon athéisme s’active quand la croyance privée devient une affaire publique », Traité, op.cit., p. 29.
15. Voir le dossier de Ras l’front, n° 106.
16. K. Marx, première Thèse sur Feuerbach, in Georges Labica, Karl Marx et les thèses sur Feuerbach, Paris, PUF, 1987
17. En guise de saints et martyrs, ce calendrier syncrétique rassemble dans le mois de janvier, consacré à Moïse, Mahomet, Confucius et Bouddha ; dans le mois de mars, consacré à Aristote, Démocrite, Epictète et Platon ; dans le mois de juin, en hommage à Saint-Paul, Saint Augustin, Héloïse et Bossuet. Et le reste à l’avenant : de saintes et savantes alliances. Dans l’introduction, Comte souligne la filiation du « culte positiviste avec l’héritage chrétien » : « L’année positiviste commence et finit comme l’année chrétienne », dont elle ne diffère que par la découpe des mois. La « grande institution du dimanche » y est consolidée « pour fournir au positivisme, remplaçant désormais le catholicisme, un précieux moyen de sanctifier la vie active par une digne culture du sentiment moral" ». « L’idéalisation du vrai grand Etre », l’humanité, remplace les idoles et « la commémoration de notre passé est destinée à développer profondément, chez la génération actuelle, l’esprit historique et le sentiment de continuité. » Ordre et progrès donc, sans ruptures ni discontinuités. Evolution sans révolution. On est alors en 1889, que diable ! Et il s’agit de conjurer la grande peur de juin 1848 : « Les utopies subversives et les tendances rétrogrades ne trouvent plus d’appuis vraiment dangereux que d’après l’entière ignorance des lois fondamentales de l’évolution humaine ».
18. Karl Marx, Critique de l’Etat hégélien, Paris, UGE, 1976, p. 143.
19. Voir ContreTemps n°13, op. cit.
20. Charles Péguy, De la Raison, Paris, Pléiade tome I, p. 835.
21. Charles Péguy, Un nouveau théologien, M. Laudet, Paris, Pleiade, tome I, p. 444.
22. Michel Onfray flirte avec le fétichisme de la philosophie lorsqu’il souhaite enrôler dans son combat contre les monothéismes, une multiplicité de disciplines, de la psychanalyse à l’archéologie, de la linguistique à l’esthétique, en attribuant à la philosophie une position de surplomb , car « elle apparaît la mieux indiquée pour présider aux agencements de toutes les disciplines » (Traité, p. 34). « La » philosophie comme synthèse et comme somme ?
23. Sur la théologie de la libération, voir Michaël Löwy, La guerre des Dieux, Paris, Le Félin, 1998. Et l’article de François Houtard dans ContreTemps n° 12, « A quels saints se vouer » ?
24. Uriel da Costa, le suicidé de la synagogue, et le juif non-Juif Spinoza, banni par le herem, en témoignent.
25. Aziz Al-Azmeh souligne ainsi l’historicité et les différenciations de l’Islam. Il estime que l’Islamisme politique conforte souvent, en fait, l’image du musulman construite par l’orientalisme européen (Aziz A-Azmeh, Islams and Modernities, Londres, Verso, 1993).
26. Michaël Löwy, op. cit., p. 45. Lukacs aurait servi de modèle au Léon Naphta de Thomas Mann dans La montagne magique.
27. Sur la « mythologie rationnelle », voir Manfred Frank, Le Dieu à venir, Arles, Actes Sud, 1989.
28. Comme ce fut le cas en Andalousie ou dans l’empire ottoman.
29. « La conscience musulmane doit parler et dire clairement que l’antisémitisme est inacceptable ou que l’oppresseur Sharon n’est pas Hitler, et ne ne cesse quant à moi de le dire et de critiquer toutes les dictatures qui au nom de l’Islam, propagent l’horreur de l’Arabie saoudite au Nigeria. Ainsi doit-il en être également de la conscience chrétienne, juive, athée, et de toues les autres. De cette exigence dépend le vivre ensemble, parce qu’en aucun cas nous n’avons le droit de différencier les victimes, ni de distinguer les bourreaux. »
30. Dans une réponse à Bernard-Henri Lévy, Tariq Ramadan précise en novembre 2003 : « Dans un texte où je m’adresse aux musulmans arrivant en France, qui sont parfois gênés, voire choqués, de ce que l’on enseigne en biologie ou en philosophie, je dis qu’aucune dispense de cours n’est acceptable et que, s’ils désirent donner un éclairage répondant à leur référence religieuse, celui-ci doit être dispensé au sein de la communauté religieuse, comme cela est le cas pour les juifs ou les chrétiens ».
31. Voir Alain Gresh et Tariq Ramadan, L’Islam en question, Sindbad, Actes Sud, 2000.
32. Tariq Ramadan, « Pour un moratoire sur l’application de la charia dans le monde musulman », Le Monde, 31 mars, 2005. Ramadan utilise l’argument selon lequel un moratoire sur la peine de mort aux Etats-Unis serait considéré comme une première victoire par le mouvement abolitionniste, et n’empêcherait pas de poursuivre les mobilisations pour l’abolition pure et simple.
33. Sous prétexte que Jean-Paul II était aussi chef d’Etat (du Vatican). Les mêmes pompes n’ont pas été déployées pour Patrice Lumumba ou Salvador Allende, pas même pour ce pauvre Rainier dont le trépas fut éclipsé par les cérémonies papales.
34. Leonardo Boff, théologien de la libération, s’est vu intimer en 1965 par les autorités doctrinales du Vatican (dont le cardinal Ratzinger) « silence et obéissance » (cf. Leonardo Boff, « Jean-Paul II, le saint restaurateur », Le Monde 7 avril 2005). Une réaction en entraînant une autre, Jean-Paul retrouvera peut-être au paradis des canonisés l’abbé Léon Dehon, fondateur de l’ordre du Sacré-Cœur, dont il a initié la procédure de béatification, sans se formaliser du fait que cet abbé Dehon, antisémite et anti-dreyfysard notoire, auteur en 1898 d’un Catéchisme social, paradait en 1898 aux côtés d’Edouard Drumont à la tribune d’un congrès « antimaçonnique, social, nation, et antisémite ». Dans son Catéchisme, il dénonçait le Talmud comme le « manuel du parfait israélite, du détrousseur, du corrupteur, du destructeur social. »
35. Le Monde, 12 avril 2005.
36. Lexique des termes ambigus et controversés, Edition française Pierre Téqui, 2005.
37. Albert Memmi, Portrait du décolonisé, Paris, Gallimard, 2005.
38. Jacques Derrida, L’autre cap, Paris, Minuit, 1991.
39. Voir Giscard d’Estaing, Le Monde du 9 novembre 2002, et Hubert Védrine, Le Monde du 6 décembre 2002.
40. Voir La question juive (1844), Paris, La Fabrique, 2006, et l’Introduction à la critique de la philosophie du droit, 1844, op. cit.
41. Karl Marx, Introduction à la critique de la philosophie du droit de Hegel, op. cit.
42. Georges Steiner, Epreuves, Paris, Arcades Gallimard, 1993.