« Les bolcheviks sauront-il garder le pouvoir ? » [1]. A la veille de l’insurrection d’octobre, la vieille leçon de la Commune de Paris ressurgit : le plus important n’est pas de prendre mais de conserver le pouvoir. Le résultat fut pourtant assez inattendu : ni victoire de la révolution mondiale comme on pouvait l’espérer, ni défaite sanglante comme en 1871, mais un dénouement différé avec le stalinisme, à la suite d’une guerre civile à laquelle les bolcheviks s’étaient pourtant bien mieux préparés que les communards... Ironie de l’histoire qui renouvelle encore le regard que l’on peut porter sur le passé.
Entre expérience positive et hantise d’un nouvel échec, cette question reviendra donc souvent sous la plume des dirigeants du mouvement ouvrier : prendre le pouvoir, le conserver, mais aussi le transformer pour ne pas en être prisonnier. A plus d’un titre, la Commune a certes été une première ébauche mais aussi et surtout une leçon de choses.
Marx, le « marxisme », et l’expérience de la Commune
On se souvient généralement assez bien de quelques formules, souvent les mêmes, que l’on répète en faisant référence à Marx : à la fois modèle démocratique, avec ses fonctionnaires et ses élus payés au salaire moyen d’un ouvrier, apparemment révocables mais sans que le procédé ne soit non plus vraiment identifié ; mais aussi à propos de cette faute majeure parait-il des communards, leur refus de mettre sous séquestre la Banque de France, comme si quelques millions de plus ou de moins pouvaient décider du sort d’une révolution…
C’est évidemment un peu court, et l’analyse comme la compréhension des événements sont d’une toute autre profondeur.
Les écrits de Marx sur la Commune sont rassemblés dans un volume « La guerre civile en France ». Il comprend notamment une « Adresse du conseil général de l’Association Internationale des Travailleurs » rédigée de la main de Marx deux jours après la chute de la Commune le 30 mai, mais aussi des correspondances, préfaces et autres fragments.
Des écrits d’une rare densité qui abordent en réalité quantité de questions sur le gouvernement et l’Etat, mais également sur le suffrage universel et le parlementarisme ; le rôle de la classe ouvrière et sa politique à l’égard de la classe moyenne et de la paysannerie ; l’Eglise ; l’unité de la nation et le fédéralisme ; l’internationalisme ; la justice ; et bien sûr son programme qui laisse entrevoir – mais entrevoir seulement – la possibilité de réorganiser la société de fond en comble.
Soulignons en même temps que Marx ne s’est pas contenté de commenter les événements. Il a joué un rôle non négligeable, entretenant une correspondance aussi fréquente que possible avec les membres de l’AIT, prodiguant quelques conseils mais fournissant aussi et peut-être surtout des informations sensibles sur la politique du gouvernement de défense nationale, comme sur la politique de Thiers [2].
On ne trouve certes aucun « marxiste » au sein de la Commune, mais une majorité de blanquistes et une minorité d’internationalistes, tous partisans de Proudhon… Ironie de l’histoire : ces derniers sont certes des acteurs de premier plan, mais ils ne semblent guère savoir l’histoire qu’ils font. Les blanquistes adeptes du coup de main et de la dictature révolutionnaire sous la forme d’un « comité de salut public » sont obligés de mener une politique bien différente de celles qu’ils imaginaient, en s’appuyant sur un mouvement de masse réel, dans un cadre démocratique qui n’est pas exactement celui de 1793... Quant aux proudhoniens, hostiles à l’action politique et même à l’association, ils ont fini par faire eux aussi tout le contraire de leur programme.
Les décombres fumants de la Commune n’ont pas seulement entrainé dans leur chute l’Internationale, ils ont aussi provoqué d’une certaine manière le triomphe ultérieur du marxisme, si on entend par là ce qu’il y a d’essentiel aux yeux de Marx et dont il entend convaincre la 1re Internationale dès son discours inaugural de 1864 : la nécessité pour le prolétariat de prendre le pouvoir politique, et donc de s’y préparer, seul moyen d’œuvrer à son émancipation sociale.
En même temps l’expérience de la Commune a enrichi d’une manière notable les idées de Marx, au moins sous deux aspects qu’il nous faut davantage détailler ici : le rôle de l’Etat dans une société socialiste ou communiste, et la nécessité pour le prolétariat de se doter d’une véritable stratégie pour le conquérir. Les deux questions sont étroitement liées.
Première leçon : la conquête du pouvoir
« Dans sa répugnance à accepter la guerre civile engagée par Thiers avec sa tentative d’effraction nocturne à Montmartre, le Comité central commit, cette fois, une faute décisive en ne marchant pas aussitôt sur Versailles, alors entièrement sans défense, et en mettant ainsi fin aux complots de Thiers et de ses ruraux. Au lieu de cela, on permit encore au parti de l’ordre d’essayer sa force aux urnes, le 26 mars, jour de l’élection de la Commune » .
C’est un jugement abrupt mais que Marx avait plusieurs fois exprimé dans sa correspondance (notamment une lettre à Kugelmann le 12 avril). Et c’est de son point de vue une faute majeure, bien plus décisive que les millions de la Banque de France. Elle est politique : le pouvoir n’est plus à Paris mais il n’a pas non plus à proprement parler été renversé, il s’est simplement déplacé à Versailles. Mais le Comité central de la Garde nationale hésite pour ne pas se donner « l’apparence d’un pouvoir usurpateur ».
Ce sont donc deux légitimités que l’on peut distinguer à ce moment précis : une légitimité purement révolutionnaire, celle du peuple en armes qu’incarne la Garde nationale, et une autre beaucoup plus institutionnelle qui débouche sur un compromis avec les maires d’arrondissements, celui des élections que l’on prend soin d’organiser le 26 mars en priorité pour répondre à la propagande de Thiers, qui parle de « coup de force » et dénonce la « volonté de Paris d’imposer sa dictature ». Deux conceptions du pouvoir qui encore une fois ne s’opposent pas en général mais à ce moment précis, parce qu’ils correspondent en même temps à une compréhension différente de la situation politique, celle qui exclut tout accord possible entre le pouvoir de la bourgeoisie et celui du prolétariat, et celle qui imagine la possibilité d’une résolution plus pacifique du conflit entre Paris et Versailles comme on peut le voir dans ce communiqué : « Le Comité central de la Garde nationale auquel se sont ralliés les députés de Paris, les maires et les adjoints, convaincus que le seul moyen d’éviter la guerre civile, l’effusion de sang à Paris et en même temps d’affermir la République, est de procéder à des élections immédiates, convoque pour demain dimanche, tous les citoyens dans le collèges électoraux ». L’offensive de Thiers commença pourtant immédiatement après…
Deuxième leçon : savoir s’en débarrasser
« Le premier décret de la Commune fut donc la suppression de l’armée permanente, et son remplacement par le peuple en armes. La Commune fut composée des conseillers municipaux, élus au suffrage universel dans les divers arrondissements de la ville. Ils étaient responsables et révocables à tout moment. La majorité de ses membres était naturellement des ouvriers ou des représentants reconnus de la classe ouvrière. La Commune devait être non pas un organisme parlementaire, mais un corps agissant, exécutif et législatif à la fois. Au lieu de continuer d’être l’instrument du gouvernement central, la police fut immédiatement dépouillée de ses attributs politiques et transformée en un instrument de la Commune, responsable et à tout instant révocable. Il en fut de même pour les fonctionnaires de toutes les autres branches de l’administration… Comme le reste des fonctionnaires publics, magistrats et juges devaient être élus, responsables et révocables. Depuis les membres de la Commune jusqu’au bas de l’échelle, la fonction publique devait être assurée par un salaire ouvrier (…) Les services publics cessèrent d’être la propriété privée des créatures du gouvernement central. Non seulement l’administration municipale, mais toute l’initiative jusqu’alors exercée par l’Etat fut remise aux mains de la Commune » (Marx, Adresse du conseil général de l’AIT).
Le programme peut paraître complet mais pour clarifier les choses, il faut en fait distinguer deux étapes et même trois.
Première étape : la destruction du vieil appareil d’Etat qui commence par la suppression de l’armée permanente et son remplacement par le peuple en arme. Marx y revient dans sa lettre à Kugelmann le 12 avril : « Dans le dernier chapitre de mon 18 Brumaire, je remarque comme tu le verras si tu le relis, que la prochaine tentative de la révolution en France devra consister non pas à faire passer la machine bureaucratique et militaire en d’autres mains, comme ce fut le cas jusqu’ici, mais à la détruire. ». C’est à la fois une continuité et une rupture dans le raisonnement de Marx qu’il souligne notamment dans sa préface de 1872 du « Manifeste communiste ».
Deuxième étape : la mise en place d’un nouvel Etat où la préoccupation majeure est de ne pas reproduire les tares de l’ancien régime. Marx le détaille longuement et Engels y revient dans son introduction à « La guerre civile en France » publiée en 1891, avec le souci d’éviter « cette transformation, inévitables dans tous les régimes antérieurs, de l’Etat et des organes de l’Etat, à l’origine serviteur de la société, en maîtres de celle-ci… ». Il en donne surtout le sens politique général qui éclaire sans ambiguïté possible ce qu’il faut entendre par « dictature du prolétariat » : « Le philistin social-démocrate a été récemment saisi d’une terreur salutaire en entendant prononcer le mot de dictature du prolétariat. Eh bien, messieurs, voulez-vous savoir de quoi cette dictature a l’air ? Regardez la Commune de Paris. C’est la dictature du prolétariat ».
Mais il y a une troisième étape. Ce régime même très démocratique n’est pas destiné à perdurer tel quel : c’est du moins l’amorce d’une réflexion plus approfondie sur un Etat qui n’est pas comme les autres puisqu’il est destiné à terme à dépérir, dans la perspective d’une société communiste sans classe et sans Etat. Une réflexion qui sera poursuivie quelques années plus tard par Engels puis par Lénine.
Lénine : « la démocratie jusqu’au bout »
Au printemps 1917, face au gouvernement provisoire et à l’appareil d’Etat tsariste qui n’a guère été bouleversé, la révolution est loin d’être terminée. Une nouvelle étape se prépare.
La publication de « L’Etat et la révolution » a donc une dimension circonstancielle. C’est aussi une longue polémique « pour rétablir le marxisme en l’expurgeant de toute déformation », en particulier contre les dérives opportunistes de la Social-démocratie et de la IIe Internationale qui voient dans tout critique un peu radicale de l’Etat, des institutions et du parlementarisme une forme d’anarchisme [3].
C’est une vieille bataille en réalité. Déjà en 1891 dans son « Introduction », Engels dénonçait sans ménagement le fait que « en Allemagne précisément, la superstition de l’Etat est passé de la philosophie dans la conscience commune de la bourgeoisie et même dans celle de beaucoup d’ouvriers », insistant sur « cette vénération superstitieuse de l’Etat et de tout ce qui y touche, vénération qui s’installe d’autant plus facilement qu’on est, depuis le berceau, habitué à s’imaginer que toutes les affaires et tous les intérêts communs de la société entière ne sauraient être réglés que comme ils ont été réglés jusqu’ici, c’est-à-dire par l’Etat et ses autorités dûment établies ».
De fait la Social-démocratie a beaucoup honoré la mémoire des martyrs de la Commune mais fort peu réédité les écrits de Marx sur cette question. Lénine souligne même que certains « éclaircissements révolutionnaires d’Engels » dans une lettre adressée à Bebel ont été « enfouis dans un tiroir », accusant Kautsky de « ressusciter en 1902 précisément ce qu’en 1872 Marx déclarait « périmé » dans le programme du « Manifeste communiste ».
Une bonne partie de l’ouvrage de Lénine est consacrée à la Commune précisément pour cette raison. Mais Lénine ne se contente pas de redonner aux écrits de Marx tout leur tranchant. Sur certains points, il prolonge la réflexion en insistant notamment sur la nécessité de concevoir le nouvel Etat comme quelque chose de fondamentalement différent de l’Etat bourgeois même le plus démocratique.
On y trouve en particulier de nombreuses précisions sur la suppression du parlementarisme à partir de l’exemple de la Commune, ce « corps agissant, exécutif et législatif à la fois ». Il ne s’agit pas pour Lénine d’envisager la suppression de toute forme d’institution et de représentation, ni d’idéaliser une forme particulière d’institution, y compris les soviets, car ces nouveaux pouvoirs démocratiques enracinés dans les lieux de travail peuvent fort bien dans certaines circonstances devenir un théâtre d’ombre sous la direction des mencheviks, plutôt qu’un organe au service de la révolution [4]. Il s’agit d’abord d’une réflexion au cœur des contradictions d’un nouvel Etat qui n’en est plus vraiment un, parlant de « démocratie jusqu’au bout » parce que c’est bien un processus réel qu’il cherche à décrire, où la démocratie comme les institutions en général ne sont pas abolies dans le nouvel ordre socialiste mais sont d’abord radicalement transformées pour se dissoudre ensuite progressivement dans le cadre d’une société communiste.
Ce sont enfin - et c’est lié - de nombreuses pages sur ce qu’il y aurait d’utopique ou non à vouloir mettre en place cet Etat « avec les hommes tels qu’ils sont aujourd’hui », dont la caractéristique fondamentale est d’être vouée à s’éteindre progressivement en tant qu’organisme bureaucratique séparé du reste de la société [5]. Des pages fondamentales qui font pièce au procès souvent intenté aux bolcheviks sur leur volonté d’imposer leur dictature en s’appuyant sur un Etat tout puissant mais qui n’ont pas suffi à résister aux pressions considérables résultant de la guerre civile imposée par les pays capitalistes, ni à répondre à toutes les questions que l’on peut évidemment se poser sur une société sans classe et sans Etat… [6]
Trotsky : « le parti révolutionnaire »
En 1920 la guerre civile a radicalement transformé le visage de la Russie. Alors qu’elle prend fin, Trotsky écrit fiévreusement un long pamphlet pour répondre aux attaques portées contre les bolcheviks, en particulier par Kautsky et la Social-démocratie. Cela donnera naissance à un nouvel ouvrage « Terrorisme et communisme ». Un chapitre entier et de nombreuses pages sont consacrés à la Commune.
Celle-ci est d’abord le prétexte à un règlement de compte, l’occasion toute trouvée pour Kautsky de dénoncer la « dictature des bolcheviks ». La crainte des dérives anarchistes n’est plus de mise : désormais la Commune est présentée par la Social-démocratie comme un modèle démocratique, par opposition à la révolution russe.
La réponse de Trotsky est presque symétrique : les qualités que Kautsky prête à la Commune sont précisément les défauts qui ont concouru à sa perte, ces « traits de douceur et de grandeur d’âme qui n’étaient souvent, à vrai dire, que l’envers de l’irrésolution ».
Celle-ci a une signification concrète, et Trotsky tente d’en faire la démonstration, en montrant que la Commune en a fait à la fois beaucoup trop et pas assez sur le terrain de la révolution, suffisamment pour faire peur à la bourgeoisie, mais pas assez pour vaincre…
De ce point, la Commune est presque un contre-modèle : « Nous chérissons le souvenir de la Commune en dépit de son expérience par trop restreinte, du manque de préparation de ses membres, du caractère confus de son programme, de l’absence d’unité parmi ses dirigeants, de l’indécision de ses projets, de l’irrémédiable confusion dans l’exécution, et de l’effroyable désastre qui en résulta fatalement ».
Dans une étude plus ramassée publiée en 1921 (« Les leçons de la Commune ») Trotsky pense avoir trouvé le remède : « Nous pouvons ainsi feuilleter page par page toute l’histoire de la Commune, et nous y trouverons une seule leçon : il faut une forte direction de parti ». La formule est brutale mais là encore la démonstration se veut concrète. Trotsky ouvre une perspective assez originale sur la lecture des événements : on se souvient en général des écrits de Marx sur le fait qu’en mars 1871 les conditions étaient défavorables à un coup de main du prolétariat, plus rarement du fait qu’elles étaient bien plus favorables en septembre 1870. Mais pour saisir cette opportunité, et combattre les illusions dans les démocrates bourgeois qui l’ont déjà trahi en 1848 et fait perdre au peuple parisien plus de six mois, il fallait une « conscience vivante de l’expérience passée », un parti.
« Le parti ne crée pas la révolution à son gré, il ne choisit pas à sa guise le moment pour s’emparer du pouvoir, mais il intervient activement dans les événements, pénètre à chaque instant l’état d’esprit des masses révolutionnaires et évalue la force de résistance de l’ennemi, et détermine ainsi le moment le plus favorable à l’action décisive. C’est le côté le plus difficile de sa tâche ». Mais aussi la plus essentielle. La révolution russe en est le meilleur exemple où le Parti bolchevik - par la confiance qu’il a gagné auprès du prolétariat - a su le convaincre de ne pas prendre le pouvoir en juillet 1917 pour ne pas se retrouver isolé à Pétrograd, tout en accélérant le cours de l’histoire en octobre pour éviter de le décourager… estimant que les possibilités d’extension de la révolution étaient désormais plus assurées.
Cette réflexion sur le parti rejoint par bien des aspects celle de Marx sur le rôle du hasard dans l’histoire, et celui des individus : « [L’histoire] serait de nature fort mystique si les « hasards » n’y jouaient aucun rôle. Ces cas fortuits rentrent naturellement dans la marche générale de l’évolution et se trouvent compensés par d’autres hasards. Mais l’accélération ou le ralentissement du mouvement dépendent beaucoup de semblables « hasards », parmi lesquels figure aussi le « hasard » du caractère des chefs appelés les premiers à conduire le mouvement » .
C’est ainsi qu’au temps long des processus historiques et de leur maturation, répond le temps court des événements et de la prise du pouvoir, lorsque quelques jours, parfois quelques heures, suffisent pour décider du sort de la révolution pour de longues années. C’est à cela que sert un parti : il fallait marcher sur Versailles… et sur le Palais d’hiver, ou renoncer à prendre le pouvoir.
Jean-François Cabral