L’enthousiasme économique et « développementiste » affiché par le gouvernement fédéral du Parti des travailleurs (PT), au cours des trois derniers mandats présidentiels (Lula Ignacio da Silva de 2003 à 2011, puis Dilma Rousseff depuis janvier 2011), exprimé en feuilles de calcul et enquêtes sur les taux de chômage dans le pays, mérite d’être nuancé lorsqu’on se livre à une analyse plus critique qui tienne compte de la conjoncture du travail au Brésil. « Nous savons naturellement que durant cette période d’innombrables emplois ont été créés et, de ce point de vue et en comparaison avec le gouvernement de Fernando Henrique Cardoso [FHC – de 1995 à 2003], il n’y a pas de doute que les gouvernements Lula et Dilma ont été supérieurs à celui qui les a précédés. Mais je dis que dans l’ensemble c’est négatif, parce que le Brésil n’a pas opéré de changements structurels en ce qui concerne le travail », analyse Ricardo Antunes dans un entretien accordé par téléphone à IHU On-Line [Instituto Humanitas Unisinos]. « Le nombre des emplois formels a augmenté, ce qui également est positif, mais il y a une énorme « rotation » de la force de travail dans le pays et le fait que le travail ait intensément augmenté dans le secteur des services a donné naissance à un nouveau prolétariat précarisé. Il s’agit d’emplois dans lesquels la précarisation est constante. »
En faisant un bilan du monde du travail de ces presque douze ans de gouvernement PT à la tête de l’Exécutif fédéral, Ricardo Antunes considère que de manière générale la note que l’on peut lui accorder est négative. « Le récent et triste épisode de l’enrichissement de très nombreux secteurs impliqués dans la Coupe de la FIFA et le monumental mécontentement populaire de la jeunesse démontrent les contradictions du processus, ne permettant ainsi pas à mon bilan d’être positif. Ces jeunes sont les nouveaux précarisés, non pas de l’industrie mais des services, une jeunesse qui prend le train, le bus et qui sort de la périphérie urbaine pour aller travailler dans la ville ». Il ajoute encore une dernière pique : « Le fait est que le gouvernement Lula a été une divine surprise pour les grands capitaux. C’est pour cela que plusieurs secteurs veulent qu’il revienne, et ce n’est pas par hasard que Delfim Netto [député fédéral de São Paulo de 1987 à 2007, il a été ministre des Finances, un des hommes politiques importants de la droite brésilienne] ne tarit pas d’éloges sur le gouvernement ».
Présentation de A l’encontre le 12 mai 2014
L’entretien
IHU On-Line : Au terme de trois mandats du gouvernement PT, qui dans quelques mois aura accompli douze années ininterrompues au pouvoir, quel bilan est-il possible de tirer en relation au monde du travail ?
Ricardo Antunes. Le bilan, dans son ensemble, est négatif. Naturellement, nous savons que durant cette période d’innombrables emplois ont été créés et, à ce point de vue et en comparaison avec le gouvernement Fernando Henrique Cardoso, il n’y a pas de doute que les gouvernements Lula et Dilma ont été supérieurs au précédent. Mais je dis que, dans son ensemble, le bilan est négatif, parce que le Brésil n’a pas procédé à des changements structurels en ce qui concerne le travail. Les emplois formels, par exemple, ont augmenté, ce qui est également positif, mais il y a une énorme « rotation » de la force de travail dans le pays et le travail, qui a intensément augmenté dans le secteur des services, a donné naissance à un nouveau prolétariat précarisé. Il s’agit d’emplois dans lesquels la précarisation est la constante.
Les bénéfices de la formalisation, quand elle existe, sont réduits à néant par la « rotation » (turnover) qui prend de plus en plus d’ampleur. Il est important de rappeler qu’à la fin de son premier mandat, Lula a élaboré un projet de réforme du travail qui, sur le terrain syndical particulièrement, créait une brèche permettant que les accords négociés priment dorénavant sur la loi. Cela dit, si l’on considère l’ensemble, on peut tout de même dire que le gouvernement Lula a été moins néfaste que le gouvernement de Fernando Henrique Cardoso.
Pourtant, ce que l’on espère d’un gouvernement qui se veut de gauche, c’est que celui-ci affronte la question de la surexploitation du travail. Le mépris, les accidents mortels de travail, les souffrances, la sous-traitance, les précarisations diverses, la rotation planifiée de la main-d’œuvre qui se multiplient, tout cela ne peut pas nous satisfaire.
Au contraire de la période antérieure, dans laquelle prévalait une économie oscillant entre faible croissance et récession, il y a eu sous le gouvernement Lula une croissance économique. Cette croissance de l’économe a généré de nombreux emplois, comme c’est le cas encore aujourd’hui en dépit d’une situation économique qui vit de plus fortes turbulences que celles des débuts du gouvernement PT. Mais cette situation ne me permet pas de dire que c’est un gouvernement qui a apporté des changements significatifs. S’il y a eu augmentation de l’emploi c’est parce qu’il y a eu une croissance économique.
Il faut absolument rappeler qu’en même temps qu’il y a eu une réelle revalorisation, certes faible, du salaire minimum (la loi sur le salaire minimum au Brésil restant risible pour un pays qui figure parmi les dix plus grandes économies du monde…), les grands capitaux ont eux gagné beaucoup d’argent sous les gouvernements Lula et Dilma. Le récent et triste épisode de l’enrichissement d’innombrables secteurs impliqués dans la Coupe de la FIFA (Fédération Internationale de Football Association) et le monumental mécontentement de la jeunesse, ce nouveau « précariat » non de l’industrie mais des services, cette jeunesse qui prend le train, le bus et sort de la périphérie pour aller travailler en ville, démontrent la contradiction de ce processus. Tout cela ne permet aucunement à mon bilan d’être positif.
Sachant que Lula vient du mouvement ouvrier, pouvait-on espérer de lui des initiatives plus osées ?
Ricardo Antunes. Si l’on regarde vers le passé de Lula, les années 1970 et 1980, oui nous espérions des actes un peu plus courageux. Lula a été confortablement élu en 2002 et, en théorie du moins, il aurait eu la possibilité de prendre des mesures plus fortes en défense du travail et de changements structurels. Le Brésil reste un pays marqué par l’insécurité et la surexploitation du travail. Bien que la Chine et d’autres pays d’Asie, la Zone franche d’Amérique centrale (Haïti et République dominicaine, Nicaragua, Guatemala) et certaines villes de la frontière nord Mexique aient des niveaux d’exploitation plus intenses que les nôtres, un fait est évident : le Brésil connaît lui aussi une intense exploitation du travail.
Le gouvernement Lula ne s’est pas attelé à ce problème et il ne l’a pas fait en raison des grands capitaux, de l’agronégoce et de la production de « commodities » (de produits de base). De plus, l’ex-président n’a pas seulement ouvert notre pays à une transnationalisation de l’économie, mais il a même pris le patronat et les entrepreneurs par la main pour les transnationaliser de manière à permettre à ceux-ci de faire par la même occasion des affaires en Amérique latine, en Afrique et sur d’autres continents. C’est dire que le gouvernement Lula a été une surprise des plus réussies pour les grands capitaux. Pour cette raison, plusieurs secteurs veulent son retour et ce n’est pas par hasard que Delfim Neto ne tarit pas d’éloges sur ce gouvernement !
Quand Lula et le PT ont gagné les élections en 2002, nous savions que ni Lula ni le PT n’étaient plus les mêmes. Et le Brésil non plus. Le pays avait déjà subi le tragique processus de désertification néolibérale qui nous a atteints dans la décennie de 1990. D’abord avec Collor [président de 1990 à 1992, qui a dû démissionner suite à un scandale de corruption] puis avec Fernando Henrique Cardoso.
Où y a-t-il eu des avancées, sur quels points de l’agenda n’y a-t-il eu aucun changement et sur lesquels a-t-on même reculé ?
Ricardo Antunes. L’amélioration a fondamentalement eu lieu dans le domaine de l’emploi, ce qui découle de la croissance de l’économie, comme je l’ai dit, et de la relative contention du processus d’informalisation du travail. Mais il y a aussi des choses négatives. Le processus de cooptation des organisations syndicales par le gouvernement Lula a énormément augmenté. Il y a eu ensuite des changements avec Dilma Rousseff, elle qui n’a pas un centième de l’expérience syndicale de Lula. Il faut dire que celui-ci a été un grand leader syndical du XXe siècle au Brésil et qu’il a su négocier avec les syndicats et les grandes entreprises comme personne.
Sous son gouvernement, s’est créée une espèce de syndicalisme de négociation au niveau de l’Etat où cette cooptation, cette servitude volontaire ne s’est pas faite par hasard. Lula a amplifié une mesure prise par Getúlio Vargas à la fin des années trente, en étendant aux centrales syndicales (la Cut, entre autres) la collecte des cotisations et de l’aide aux syndicats, ce qui fait que certaines centrales syndicales reçoivent beaucoup d’argent de l’Etat. Un fait auquel la Centrale unique des travailleurs (CUT) a toujours prétendu être opposée, alors qu’elle accepte, reçoit et utilise de telles ressources financières.
A quelque niveau de l’organisation que ce soit, ce manque d’autonomie politique, syndicale et financière est un point très néfaste pour le syndicalisme. Cela crée un syndicalisme de négociation qui dépend de l’Etat, et si demain le gouvernement change, cette mesure peut tomber et le syndicalisme se retrouvera sans ressources et le bec dans l’eau.
Cette question est un point très négatif, sans parler des aspects plus généraux bien sûr décisifs. Lula a préservé le solde primaire [solde positif budgétaire avant le service de la dette] qui marque la politique économique néolibérale. Il a autorisé la production des transgéniques et a encouragé la production de commodities (soja, maïs, entre autres). Il y a eu une espèce de régression du Brésil, une adaptation à la nouvelle division internationale du travail, dans laquelle nous acceptons la production de commodities, de minerais, d’éthanol et de soja et soumettons l’économie à cette contrainte.
Evidemment, les rébellions de juin 2013 ont montré que la « res publica » (la chose publique) au Brésil était devenue une « res privada » (une chose privée). Il y a une différence toutefois : le « toucanat » [la social-démocratie] réalise la privatisation de manière sauvage. Le PT quant à lui la réalise de manière douce. Prenons, par exemple, la Petrobras et sa crise avec le pré-sal [pétrole en grande profondeur, sous la couche de sel] ou les aéroports. Le ton est différent, mais sur le fond, les deux gouvernements privatisent. C’est la triste réalité et cela compte parmi les points négatifs du gouvernement PT.
Le PT est né au sein du mouvement syndical. Dans ce sens, de quelle manière ces douze années de Lula et de Dilma ont-elles réorganisé la manière d’agir des syndicats ? Les mouvements ont-ils perdu leur force d’opposition ou bien continuent-ils fermement de défendre les travailleurs ?
Ricardo Antunes. D’abord, je voudrais répéter que le gouvernement Lula a réussi un processus complexe de cooptation des centrales syndicales, de la CUT particulièrement, mais aussi, dans un premier moment, de Force syndicale qui, maintenant sous Dilma, semble revenir aux quelques mouvements de contestation.
Mais le problème de fond, c’est qu’il y a un changement profond dans le monde du travail, une nouvelle morphologie du travail, une classe ouvrière plus jeune dans beaucoup de secteurs, un nouveau prolétariat dans le domaine des services qui ne cesse de prendre de l’ampleur. Ce nouveau prolétariat, plus jeune, se trouve beaucoup plus en marge de la représentation syndicale.
S’il y a des syndicats forts, dans la métallurgie ou le secteur bancaire par exemple, il n’y a pas cette force dans les call centers, dans le telemarketing ou dans le secteur du fast-food et des supermarchés, pour ne parler que de ces secteurs. Cela crée une difficulté très grande, qui est une certaine « césure » entre le syndicalisme d’une ère dans laquelle régnait le monde ouvrier héritier de la phase tayloriste-fordiste et un autre prolétariat qui ne se sent pas représenté par la structure rigide de l’organisation syndicale. Cela est dû aussi au fait que beaucoup de ces services vivent sous l’emprise de la sous-traitance, du travail intérimaire et que presque la totalité de ces travailleurs se trouvent hors du champ de la représentation syndicale. C’est un problème complexe que les syndicats vont devoir affronter, pas seulement au Brésil d’ailleurs. C’est un phénomène qui à l’échelle globale marque le syndicalisme dans ce passage du siècle XXe au XXIe siècle.
A votre avis, qui est-ce qui occupe cet espace fort de mobilisation et de pression sociale qui auparavant était occupé par les syndicats ?
Ricardo Antunes. Il y a deux dimensions. La première vient d’un vide de représentation. Rappelez-vous que différentes enquêtes ont montré que plus de 70% des jeunes ayant participé aux soulèvements au Brésil en juin 2013 étaient des étudiants qui travaillent, des travailleurs et des jeunes étudiants. La rue, en tant que place publique, est devenue l’espace quotidien de la révolte.
Le second espace qui a pris de l’ampleur face à l’absence de syndicats c’est celui, certes embryonnaire, des mouvements sociaux qui, d’une certaine manière, sont beaucoup plus libres que la structure syndicale qui a les pieds et les poings liés à l’Etat. Dans les années 1990 et 2000, une myriade de mouvements sociaux ont surgi : les sans-toit, les riverains de barrages ou les gens de banlieues (entre autres sur la question des transports). Ces mouvements qui ont représenté des salariés, même si ce n’est pas à proprement parler sur le lieu de travail qu’ils se sont organisés. L’action de ces citoyens oscille entre une sorte de vide, la place publique et les mouvements sociaux, ce que démontre la très belle explosion des mouvements sociaux de l’année passée. Ceux-ci ne se sont pas arrêtés comme par miracle et ils vont se manifester à nouveau à l’occasion de la Coupe du Monde.
Quel est le grand défi du monde du travail au XXIe siècle ?
Ricardo Antunes. Le monde du travail est une espèce d’anatomie de la société. Le travail que structure le capital, c’est-à-dire celui qui est développé pour structurer un tel système, déstructure l’humanité, la dimension sociale en tant que tel du travail. Ainsi, si l’on veut restructurer la vie humaine, en prenant comme point de départ le fait que nous puissions avoir du temps libre doté de sens et que nous puissions jouir de tout ce qui est désirable et nécessaire hors du travail, le travail doit détruire le capital. C’est cela la clé.
C’est pour cela qu’il y a des rébellions du travail – sous des formes différentes et plus ou moins développées – au Portugal, en Grèce, en Espagne, en Chine et dans certains pays asiatiques. Il y a d’importantes grèves dans le secteur de l’automobile en Inde. Il y a quotidiennement des grèves – de types différents – en Chine. Tout cela fait partie du premier défi.
imagesLe second défi est que le capitalisme a fait que la précarisation, par la voie de l’informalité et de la tertiarisation (qui sont des phénomènes ressemblants, mais non identiques), est devenue la règle et non l’exception. Il est nécessaire, ici et maintenant, de faire obstacle à cette règle, en évitant que la tertiarisation n’augmente encore plus. Nous devons empêcher que la tertiarisation, la précarisation et l’informalisation ne soient la règle. Cela implique la réorganisation des travailleurs, pour lesquels les syndicats soient des instruments hors du travail, des structures de services, assurantiels.
Du XIXe au XXe siècle, le monde du capitalisme a profondément changé. La grande industrie est née et s’est développée, ce qui était déjà visible dans la seconde moitié du XIXe siècle. Elle s’est répandue au cours du XXe siècle avec le taylorisme et le fordisme à grande intensité. L’ancien syndicalisme du XIXe siècle, a été mis en échec ou a connu une sorte de transcroissance avec un syndicalisme de masse. Nous sommes maintenant passés du XXe siècle au XXIe siècle, et les méthodes tayloristes-fordistes – qui se poursuivent dans quelques secteurs et y compris dans de secteurs comme ceux d’amazon – ne sont plus la tendance dominante. Ce qui est dominant actuellement, ce sont les entreprises flexibilisées et lyophilisées, qui sont nées avec le toyotisme au Japon et la dite « accumulation flexible ».
Ce type d’entreprises, qui se sont répandues et structurées en des chaînes productives mondialisées, ont subi un processus de « déterritorialisation » et de fragmentation qui fait qu’une entreprise avec plus de 20’000 travailleurs est divisée en de multiples unités éparpillées à travers le monde, avec sous sous-chaînes de sous-traitants. Cela crée la nécessité d’un nouveau syndicalisme plus apparenté avec les mouvements sociaux, qui soit en syntonie avec une nouvelle morphologie du travail au XXIe siècle. Il n’est pas possible que l’humanité sociale qui travaille voie la destruction de ses droits, construits au long des siècles, et se rende. Fort heureusement nous pouvons voir actuellement que la température des manifestations sociales est en augmentation dans diverses parties du monde.