Au terme d’un scrutin sans grand suspens, l’ancien maréchal Abdel Fattah Al-Sissi devrait remporter l’élection présidentielle égyptienne des 26 et 27 mai prochains. Cette date marquera l’aboutissement d’un processus de légitimation du retour du pouvoir militaire, mené aux forceps depuis le renversement du président Mohamed Morsi le 3 juillet 2013, selon une stratégie de répression brutale à l’encontre des Frères musulmans : 3 143 personnes tuées — dont au moins 2 528 civils —, 17 000 blessés et 18 977 personnes arrêtées au cours des dix derniers mois [1]. L’Union européenne a malheureusement choisi de cautionner cette entreprise. Elle est revenue à la traditionnelle diplomatie de realpolitik en Égypte, au nom de l’intérêt stratégique que ce pays représente pour le Vieux Continent.
Et cela en contradiction avec la nouvelle politique européenne, clairement énoncée dans le principe du « plus pour plus » (« more for more »), selon lequel l’Union européenne offrira plus d’avantages et plus de coopération aux pays qui feront plus de progrès vers la démocratie : élections libres et transparentes, liberté d’expression, d’assemblée et d’association, indépendance de la justice, combat contre la corruption et contrôle démocratique des forces armées, politique qui incite les pays du pourtour méditerranéen à afficher de réels progrès en matière de démocratie et de respect des valeurs fondamentales. Ce principe a été rejeté par le gouvernement égyptien. Le ministre des affaires étrangères Nabil Fahmi, invité au Parlement européen le 1er avril 2014 l’a dit sans prendre de gants aux eurodéputés : selon lui, ils ne comprennent pas les aspirations actuelles du peuple égyptien. Les médias d’État et les médias privés aux ordres ont surenchéri en attaquant l’Union européenne pour ses appels répétés au respect des droits humains.
UNE VAGUE RECOMMANDATION
L’Europe a réagi avec une surprenante bienveillance à l’égard du « régime de transition ». Elle n’a pas attendu longtemps pour soutenir la feuille de route présentée par le président par intérim Adly Mansour le 8 juillet 2013, envoyant ainsi un premier signal de normalisation. Le Conseil des ministres européens s’est contenté d’une condamnation de tout acte de violence en Égypte [2], considérant que « les opérations des forces de sécurité égyptienne ont été disproportionnées et que le nombre élevé de morts et de blessés qu’elles ont engendré est inacceptable ». Quelques mois plus tard, le Conseil émettait une vague recommandation de tenir un « processus politique inclusif » [3].
L’UE a franchi un pas de plus en avalisant sans nuance le référendum constitutionnel des 14 et 15 janvier 2014, aux résultats pour le moins mitigés : le taux de participation était de 38 % seulement (encore moins élevé chez les jeunes) malgré la campagne des médias étatiques pour le « oui ». La chef de la diplomatie européenne Catherine Ashton [4] a d’abord manifesté une certaine circonspection, « prenant acte du taux de participation, qui pourrait être la conséquence des événements qui ont eu lieu avant le référendum et que les autorités devront analyser plus en détail pour la suite du processus ». Le 19 janvier, elle abandonnait toute réserve et déclarait qu’une large majorité de voix s’était dégagée en faveur de la Constitution « marquant ainsi une approbation claire et nette du projet de Constitution ».
La dernière étape de ce processus de légitimation, après laquelle les relations UE-Égypte pourront reprendre leur cours normal, est marquée par l’envoi d’une mission d’observation européenne pour l’élection présidentielle confirmée par les autorités égyptiennes le 13 avril 2014 [5]. Celle-ci a connu des péripéties cocasses, s’étant vu confisquer son matériel électronique par la douane et attaquée par certains journaux sous prétexte qu’elle venait pour se livrer à des activités d’espionnage. Après avoir décidé, dans un premier temps de réduire son mandat, Ashton a fait volte-face, confirmant deux jours plus tard son mandat initial (malgré les critiques des principaux États-membres, dont la France et l’Allemagne).
UN CANDIDAT AUTODÉSIGNÉ
Peu importent pour l’Union européenne la polarisation de la société égyptienne, la restriction de la liberté d’expression et du droit à manifester, l’usage systématique de la torture, l’absence de représentation de l’ancien parti au pouvoir au sein du comité chargé de préparer la nouvelle Constitution, l’inversion du calendrier électoral (le maréchal Al-Sissi imposant une élection présidentielle avant les législatives) et son autodésignation comme candidat contre l’unique adversaire en lice, Hamdine Sabahi, qui mise quant à lui sur le soutien des jeunes et de la gauche.
Les appels répétés de la communauté internationale au respect des valeurs fondamentales et des droits humains sont restés lettre morte. Pour la seule journée du 14 août 2013, 632 civils ont été tués par les forces de sécurité sur les places Rabea et Nahda [6] sans autre sanction que l’interdiction de certaines exportations européennes d’équipements pouvant être utilisés à des fins de répression interne. La répression a perduré dans les mois suivants : arrestation de la plupart des cadres des Frères musulmans puis désignation de la confrérie comme « organisation terroriste », strict encadrement des médias, intimidation ou arrestation de journalistes ou d’activistes des mouvements de jeunes comme celui du 6 avril à l’origine du renversement du président Hosni Moubarak — et qui a finalement été interdit —, peines de prison disproportionnées, comme celles prononcées à l’encontre de jeunes manifestants pro-Morsi en novembre 2013.
Plus récemment, en mars 2014, la cour de justice de Minya condamnait à mort 529 personnes, des Frères musulmans pour la plupart, pour le meurtre présumé d’un policier – seules 37 d’entre elles ont déjà été confirmées. Le lendemain, le 24 mars, Ashton rappelait simplement que « la peine de mort ne peut jamais être justifiée » [7]. Les chefs de mission de l’UE organisaient une « démarche » diplomatique auprès des autorités égyptiennes pour leur faire part de l’inquiétude des capitales européennes. Quatre semaines plus tard, le régime a montré quel cas il faisait de ces remarques européennes : la même cour de Minya condamnait à mort 683 autres personnes.
Dans un autre contexte, le comportement du gouvernement égyptien lui aurait valu une suspension immédiate de l’aide européenne. L’Union africaine pour sa part a suspendu la participation de l’Égypte à ses activités dès le lendemain du « changement inconstitutionnel » du 3 juillet 2013. L’Europe disposait d’un cadre juridique pour répliquer. Elle aurait pu utiliser les clauses politiques de l’accord de Cotonou (Afrique-Caraïbes-Pacifique), dans le cas de la coopération européenne avec les pays signataires, pour suspendre — provisoirement — l’assistance financière à l’Égypte au lendemain du renversement du président Morsi, à l’instar de l’Union africaine. L’UE aurait ensuite pu reprendre, de manière progressive, la coopération sur la base du strict respect des engagements du nouveau pouvoir en matière de démocratie et de réformes. Le 21 août 2013, une semaine après la répression de Rabaa et Nahda qui a fait au moins 1 246 morts, le Conseil des affaires étrangères a d’ailleurs appelé à une reconsidération de la coopération européenne, avec l’objectif toutefois de poursuivre l’aide directe aux populations dans les secteurs socio-économique et d’appui à la société civile.
DES CONCLUSIONS JAMAIS COMMUNIQUÉES
Si les conclusions de cette révision de la politique européenne de coopération n’ont jamais été communiquées clairement, « en réalité, rien n’a changé », nous explique un diplomate d’un État membre. « L’appui budgétaire était déjà suspendu en 2013 pour des raisons liées à certaines conditions de gestion des finances publiques. Quant à la coopération technique, la plupart des projets étaient déjà dans les secteurs socio-économiques et n’ont donc pas été remis en cause, il n’y a donc eu aucune réorientation ni suspension de l’aide européenne en raison de la brutalité de la répression. » Au contraire, fin novembre 2013, les services de Catherine Ashton annonçaient la signature d’un nouvel accord de 90 millions d’euros accordés au titre de la réponse européenne aux printemps arabes de 2011-2012, en plus de deux nouveaux programmes d’infrastructures rurales et de gestion de déchets solides pour un montant de 47 millions d’euros accordés au titre du budget 2013.
Cette realpolitik européenne est d’autant plus à déplorer que l’UE pourrait mettre son assistance financière, très importante en volume [8], au service d’une diplomatie européenne forte. Certes, la responsabilité incombe en premier lieu à Catherine Ashton, qui n’a rien trouvé de mieux que de passer ses fêtes de Noël 2013 en famille à Louxor, geste totalement déplacé de la part d’un haut représentant européen dans un tel contexte. Mais les États membres européens demeurent les premiers décideurs de la politique étrangère de l’Union. Ce sont eux qui donnent mandat à la Commission européenne d’agir dans tel ou tel sens. Dans le cas de l’Égypte, comme sur d’autres questions internationales (Ukraine, Syrie, Palestine, Centrafrique, zone sahélienne...), ils ont été divisés quant à la suspension de l’assistance financière ; le Danemark, les Pays-Bas ou le Royaume-Uni souhaitaient par exemple fixer des conditions à toute nouvelle subvention.
Il est fondamental que l’Union européenne affiche une position unie et forte en matière de politique internationale, ce qui est encore trop rarement le cas. Ironie du sort, les prochaines élections européennes, qui pourraient être l’occasion de renforcer cette Europe à travers une Commission et un Service extérieur moins dépendants des intérêts bilatéraux des États membres, se tiendront du 22 au 25 mai prochains, soit quelques jours avant l’élection présidentielle (26-27 mai) en Égypte et celle prévue… en Ukraine.
Pierre Jalin