Cet entretien fait la généalogie de la lutte anti-dette, des plaidoyers pour son annulation, comme de la création empirique, au service des combats politiques, des concepts d’« illégitimité », « d’illégalité », ou du caractère « odieux » des dettes publiques. Ou comment il apparaît nécessaire au Comité pour l’Abolition des Dettes Illégitimes (CADTM) -connu autrefois comme Comité pour l’annulation de la dette du Tiers Monde - de s’allier avec les forces de l’opposition et les mouvements sociaux, dont les idées et les hommes, une fois parvenu(e)s au gouvernement, pourront contester et renverser la dette et son « système ». Néanmoins pour le CADTM, la priorité absolue va au renforcement de l’action de ceux d’en bas plutôt qu’au lobbying.
De l’Afrique à l’Amérique latine, les audits à participation citoyenne sont source d’espoir, la plupart du temps déçus car oubliés par les opposants devenus des gouvernants. Où le comportement des dirigeants vis-à-vis de l’ordre financier se fait décisif … Mais parfois les audits rencontrent de grands succès. Retour sur l’expérience, faite d’intrigues et de dénouements inattendus se jouant à très peu de choses, d’un audit de la dette souveraine grecque. Quand le rêve d’espoir d’une nouvelle coopération internationale (une nouvelle conférence de Londres pour la dette grecque telle que demandée par Alexis Tsipras) paraît naïf et où s’imposent, selon Éric Toussaint, des actes souverains unilatéraux, conditions sine qua non pour renverser le rapport de force.
Nous publions cet entretien en 5 parties :
– 1. La généalogie du CADTM et de l’anti-dette illégitime : les origines
– 2. Les premiers terrains d’expérimentation de la méthode CADTM pour combattre les dettes illégitimes : les exemples du Rwanda et de la République démocratique du Congo.
– 3. L’Argentine : la poursuite de l’action contre la dette illégitime.
– 4. Des espoirs déçus au succès en Equateur. Les exemples de l’Afrique du Sud, du Brésil, du Paraguay et de l’Equateur.
– 5. Grèce : L’ambivalence des dirigeants vis-à-vis de l’ordre financier et de la dette
1. La généalogie du CADTM et de l’anti-dette illégitime : les origines
Benjamin Lemoine : Comment vous êtes-vous investi dans les combats contre la dette illégitime ?
Éric Toussaint : J’ai enseigné dans le secondaire (dans des établissements d’enseignement public, technique et professionnel) l’histoire et les sciences sociales entre 1975 et 1994. En enseignant à Liège, j’ai été confronté, dès les années 1980, à la crise de la dette de cette municipalité de 200 000 habitants, qui avait atteint un niveau catastrophique et impliquait un plan d’austérité extrêmement dur pour l’époque. Et cela m’a amené, avec toute une série de collègues et de différentes catégories de travailleurs, à analyser les origines de la dette qui était réclamée à la ville de Liège. Dans le même temps, avait éclaté la crise de la dette du Tiers monde : le Mexique en 1982 s’était déclaré en défaut de paiement. En Amérique latine en particulier, plusieurs initiatives pour s’opposer au paiement de la dette impayable ont été prises dans les années 1980. De même, en Afrique, la thématique de la dette était portée par le jeune président burkinabè, Thomas Sankara, à partir de 1985. Cela m’a amené à considérer, avec d’autres qui ont fondé avec moi le Comité pour l’annulation de la dette du Tiers monde (CADTM) en 1990 en Belgique [1], que c’était une thématique transversale, nouvelle, et qui justifiait la création d’une organisation spécifique, à l’image d’autres organisations bien connues comme Greenpeace ou Amnesty International. L’idée était de partir d’une thématique spécifique pour ensuite aborder les problèmes de la société et du système capitaliste global. Ce comité, qui était au départ une structure essentiellement belge, a connu grâce à ses publications en français un écho important en France, en Suisse romande, en Afrique francophone et à Haïti, au point que cette organisation est maintenant implantée dans plus de 30 pays.
Sur le plan de l’enseignement, tout en donnant cours à temps complet dans le secondaire, j’ai poursuivi des études et j’ai fait un doctorat en sciences politiques aux universités de Liège et de Paris 8 en 2004. Ma thèse portait sur les enjeux politiques de l’intervention de la Banque mondiale et du FMI dans les pays en développement [2].
B. L. : Avant l’expérience de Liège, étiez-vous engagé politiquement ?
E. T. : Je me suis engagé très précocement dans la politique. En mai 1968, je n’avais pas encore 14 ans et j’étais déjà actif dans mon lycée depuis 1967. Je vivais dans un village de mineurs de charbon en très grande majorité d’origine immigrée (Polonais, Italiens, Espagnols, Grecs…). Je précise que mes parents, instituteurs de village, n’étaient pas du tout marxistes. Dans la bibliothèque familiale, il n’y avait pas un seul livre marxiste. Mon père était un membre très actif du parti socialiste. Mes parents étaient antiracistes, pacifistes et internationalistes. J’étais mobilisé par l’antiracisme et très sensibilisé par les luttes menées aux États-Unis par Malcolm X ou Martin Luther King (j’étais plus attiré par la position radicale de Malcolm X). Je me sentais tout à fait solidaire des travailleurs qui luttaient pour leurs droits par les grèves et les manifestations de rue. Je participais aux manifestations contre les armes nucléaires et contre la guerre du Vietnam. En mai 1968, j’ai suivi de très près ce qui se passait à Paris. Je lisais énormément : de Mao à Guevara, en passant par le Manifeste communiste et beaucoup de lectures politiques marxistes de différents courants. Cela m’a amené, dès 1970, à rejoindre le courant trotskiste, la IVe internationale. En France, l’organisation membre de la IVe internationale était la Ligue communiste (devenue plus tard la Ligue communiste révolutionnaire) animée par Alain Krivine et Daniel Bensaïd. Je suis allé en autostop à Paris à la rencontre de cette organisation avec un ami de mon âge, en juin 1970. J’allais avoir 16 ans. Je me suis mis à lire les principales analyses de Léon Trotsky qui m’ont permis de comprendre la dégénérescence de l’Union soviétique et pourquoi il fallait une politique mondiale et la révolution permanente.
Au sein de la IVe internationale, il y avait une sensibilité à la question de la dette ou, au contraire, était-ce une position isolée ?
Le CADTM a été créé en 1990. Ernest Mandel, un des dirigeants principaux de la IVe internationale, avec lequel je collaborais activement, s’était prononcé dès 1986 pour l’annulation de la dette du Tiers monde [3]. De plus, en 1989, à l’initiative de la Ligue Communiste Révolutionnaire en France, s’était mise en place une coalition avec des personnalités comme le chanteur Renaud ou l’écrivain Gilles Perrault. La coalition s’appelait « Ça suffat comme ci » et c’était une réponse unitaire large à l’initiative prise par François Mitterrand de convoquer pour le bicentenaire de la Révolution française une réunion du G7, ce qui était pris par la gauche au sens large comme une provocation. Renaud, qui avait un attachement et une certaine admiration à l’égard de Mitterrand, entrait alors en conflit et en crise de confiance à l’occasion de ce bicentenaire. Un énorme concert gratuit a été donné à Vincennes par Renaud, son copain sud-africain Johnny Clegg et la Mano Negra. Il y a eu 150 000 personnes et, à la manifestation de rue, au moins 80 000 personnes. Cette coalition avait comme thème principal la revendication de l’annulation de la dette du Tiers monde. Le texte fondateur du CADTM en Belgique est un texte, l’Appel de la Bastille pour l’annulation de la dette du Tiers monde [4], qui a été rédigé en 1989 par des militants de la Ligue Communiste Révolutionnaire et Gilles Perrault. Il y a donc une filiation assez claire, au niveau de ce courant politique, à propos de la problématique de la dette, en particulier de la dette des pays du Tiers monde. Cette énorme campagne de 1989 a été cependant marginalisée en France par le succès de SOS Racisme. La place qu’occupait « Ça suffat comme ci » a été prise, quelques années plus tard, par SOS Racisme et Harlem Désir. Ce dernier avait à l’époque, dans les années 1990, des rapports réguliers avec le CADTM. C’était aussi le cas d’Arnaud Montebourg, qui s’occupait comme député PS à l’Assemblée nationale de l’évasion fiscale mais aussi de l’aide au développement. Quand SOS Racisme a été lancé, ils ont repris la formule des grands concerts gratuits et des rassemblements, et ont cherché à occuper ce terrain-là. Il y a eu un renouveau du thème de la dette en France au moment du G7 à Lyon en 1996. Il y avait là Bill Clinton, Jacques Chirac, Tony Blair, etc. Le collectif qui s’est mis en place à Lyon s’est appelé « Les autres voix de la planète », qui était le titre de la revue du CADTM. Dans ce contre-G7, le CADTM a joué un rôle clé dans les analyses et dans le contenu de la déclaration finale. C’est aussi le CADTM qui a financé le seul permanent de la coalition « Les Autres Voix de la Planète » chargé sur place à Lyon de préparer le contre-sommet unitaire.
Dettes du Sud, dettes du Nord
Pendant ces années, a-t-on fait une nette différence, dans la lutte, entre la dette des pays du Nord et la dette des pays du Sud ?
Oui, la dette des pays du Nord n’était pas considérée en 1990 comme une thématique clé. Pour moi, ça l’était pourtant déjà. Pour en venir à la situation actuelle, quand la crise bancaire qui a éclaté aux États-Unis en 2006-2007 a gagné l’Europe vers 2007-2008 et que, pour sauver les banques, une série de pays ont socialisé les pertes bancaires, la dette publique s’est envolée. J’ai été convaincu immédiatement, avec d’autres membres du CADTM, qu’il fallait prendre en compte la nouvelle dimension que prenait la question de la dette publique dans les pays du Nord. On l’a fait avant que cela ne devienne manifeste pour beaucoup. Parce qu’en 2008-2009, il faut se rappeler que José Manuel Barroso, qui dirigeait la Commission européenne, a proposé comme première réaction une politique qui a fait penser à un tournant néo-keynésien. En fait, il ne s’agissait que d’amortisseurs sociaux tout à fait momentanés car les gouvernements du Nord ont eu très peur qu’une remise en cause du système ne prenne un caractère massif et actif. En France, Nicolas Sarkozy a lancé des primes pour soutenir l’industrie automobile. Une partie du mouvement altermondialiste, ou de la gauche dans ses différentes composantes, n’a pas compris que très vite, sous le prétexte de l’augmentation de la dette publique, on verrait se développer une offensive extrêmement brutale d’austérité. Elle n’a été réellement perçue qu’à partir de 2010 et de la fameuse crise grecque, avec ce que les grands médias ont appelé la « crise des dettes souveraines ». Elle n’était en fait qu’une vaste opération de communication pour cacher l’essentiel, à savoir la poursuite de la crise bancaire et toute une série d’initiatives de la Banque centrale européenne, des gouvernements des pays de l’Union européenne et également des États-Unis pour, à l’aide des finances publiques, venir en aide aux banques. Dans un article d’octobre 2008 [5], j’annonçais très clairement ce qui s’est passé en 2010, comment allaient se dérouler les évènements. Bref, nous étions, en tant que CADTM, préparés à ce qui s’est produit effectivement. Nous avons d’ailleurs produit deux livres qui témoignent parfaitement de cela : La crise, quelles crises ? paru en décembre 2009 et La Dette ou la Vie paru en 2011, qui a reçu le prix du livre politique à la foire du livre politique de Liège la même année. Nous avons réalisé également des séminaires et nous avons tenté de convaincre une série de mouvements de mettre en place à partir de 2010 un front européen pour la remise en cause du paiement de la dette.
Entre les années 1980 avec « Ça suffat comme ci » et 2007-2008, une vingtaine d’années se sont écoulées. Or la différence de perception entre dette du Nord et dette du Sud persiste. Comment l’expliquer ?
Il y a un lien fort entre le CADTM et ce qu’on a appelé le courant tiers-mondiste. Le courant tiers-mondiste correspond aux années 1960 et 1970 [6]. Le CADTM s’est lié à des personnalités engagées dans le courant tiers-mondiste et j’ai personnellement eu des contacts très étroits avec des figures du tiers-mondisme comme Ahmed Ben Bella (le premier président de l’Algérie indépendante, renversé en 1967 par Boumedienne) [7], François Houtart, Gus Massiah, André Gunder Franck, Theotonio dos Santos… Le CADTM a également collaboré avec Susan George [8] qui a beaucoup écrit sur la dette au cours des années 1990 ainsi qu’avec l’écrivain Gilles Perrault à partir de son engagement dans l’Appel de la Bastille en 1989. Gilles Perrault s’est beaucoup engagé avec la parution de Notre ami le roi [9] et la défense d’Abraham Serfaty [10], qui était prisonnier politique dans les geôles de Hassan II. À ces contacts et ces thèmes, j’ajoute René Dumont [11] qui était une figure emblématique du tiers-mondisme. Il y amenait la dimension de l’écologie. Parmi les filiations dans lesquelles s’inscrit le CADTM, on trouve donc des personnes qui au début des années 1990 atteignaient soixante, voire soixante-dix ans, et qui s’étaient mobilisés dans la solidarité avec le tiers-monde ou y avaient joué un rôle de leader. Le CADTM s’est aussi lié à des réseaux internationaux issus des luttes des années 1990, par exemple la Via Campesina qui est née en 1993, la Marche Mondiale des Femmes qui est née à la fin des années 1990, Jubilé Sud qui est né en 1999, ATTAC à partir de 1998-1999… Ces mouvements ont convergé dans la création en 2001 du Forum social mondial dont le CADTM est un des fondateurs.
Au cours de son évolution, le CADTM a donc connu une mutation : il est passé d’une organisation du Nord solidaire avec le Sud à un réseau Nord-Sud d’action sur le thème des alternatives au système-dette.
Lors de son assemblée mondiale de fin avril 2016 tenue à Tunis, le CADTM tout en gardant son sigle a décidé à l’unanimité d’en changer le libellé en s’appelant dorénavant « Comité pour l’Abolition des Dettes illégiTiMes ». La motion adoptée argumentait le changement de libellé avec les arguments suivants : « L’adaptation que nous proposons est justifiée par l’évolution du travail réalisé par le CADTM sur le plan international et sur le plan national. Le CADTM est né en 1990 en pleine crise de la dette du Tiers monde pour réclamer l’annulation de la dette des pays dits du tiers-monde. A partir des années 1990, le terme Tiers monde a été de moins en moins utilisé notamment à cause de la disparition du Deuxième monde (=le bloc du socialisme réel) et suite aux évolutions différentes à l’intérieur de la catégorie Tiers monde – pays dits en développement (pays émergents, BRIC, PMA, PPTE, etc.). Avec la crise financière de 2008 et ses répercussions, le travail du CADTM s’est progressivement étendu aux dettes publiques des pays du Nord sans rien lâcher en ce qui concerne l’exigence d’annulation des dettes des pays du « Tiers monde ». Nous avons montré comment l’ensemble du « système dette » soumet tant les peuples au Sud que les peuples au Nord de la planète. Pour s’attaquer à l’ensemble de ce « système dette », le CADTM a en plus développé depuis environ 5 ans un nouveau volet d’action et de réflexion sur la problématique des dettes privées illégitimes comme les dettes liées au micro-crédit au Sud dont les femmes sont les premières victimes, les dettes des paysans, des étudiants, des familles expulsées de leur logement par les banques, etc. Le concept de ‘dettes illégitimes’ permet d’englober à la fois les dettes au Sud et au Nord, publiques et privées. »
Je rappelle que le CADTM est en majorité implanté dans les pays dits « en développement » : 15 pays d’Afrique) [12], 6 pays d’Amérique latine et Caraïbe) [13], 2 pays d’Asie du Sud) [14]. En ce qui concerne les pays les plus industrialisés, le CADTM est présent dans 6 pays d’Europe [15] et au Japon.
FIN de la partie 1