En 1998, une première usine est fermée au Havre, après un conflit de 18 mois, environ un tiers de celles et ceux qui travaillaient au Havre est reclassé à Gémenos. Puis une succession de décisions du groupe réduit et fragilise délibérément le site. Depuis 2004, les volumes de productions sont retirés au site de Gémenos. Mais surtout c’est l’histoire de salariéEs combatif/ves, organiséEs et vigilantEs qui en mars 2010 par exemple gagnent des augmentations de salaire et des embauches après neuf semaines de grève.
Quand la direction engage la procédure du PSE, (très mal nommé Plan de Sauvegarde de l’Emploi qui est en réalité un plan de destruction de l’emploi), les salariéEs ne sont pas dupes, ils savent que la décision est politique. « En fait ces patrons ne supportent pas que notre syndicat leur tienne tête » expliquent-ils. Ils/elles proposent un projet alternatif pour le développement de l’activité et de l’emploi. A ce stade, la coopérative ouvrière n’est qu’une des options.
Une longue guérilla juridique...
Le 4 février 2011 le PSE est rejeté par le tribunal car le manque de compétitivité n’est pas prouvé. Unilever dépose un nouveau plan dès le 5 mai, plan que les salariéEs contestent à nouveau. Et quand la justice donne raison à Unilever, ils font appel. Mais celui-ci n’est pas suspensif, les salariéEs- sauf les éluEs, protégéEs par leur mandat- sont licenciéEs. L’appel n’aboutit que le 17 septembre 2011, Unilever est une deuxième fois débouté, le PSE est annulé. Le groupe présente un troisième PSE en Avril 2012 qui sera annulé, ainsi que les licenciements, par la cour d’Appel d’Aix le 28 février 2013. Mais la direction n’applique pas la décision. Pire, elle décide unilatéralement et en toute illégalité – puisque les salariés n’ont pas été licenciés – de suspendre le paiement des salaires à partir du 1er avril 2013. Elle espère ainsi étouffer la volonté des salariés et les convaincre d’abandonner leur projet. Les salariéEs se retrouvent à Pôle emploi. Le jugement ne sera confirmé que le 23 octobre, sous astreinte de 3 000 euros par jour, qui passe à 10 000 euros par jour après 15 jours, pour contraindre Unilever à s’exécuter, il fait semblant de reprendre la procédure !
Les licenciements sont annulés mais les salariés doivent contester sous un an.
En janvier 2014, 63 salariés sont convoqués au Tribunal des prud’hommes en procédure individuelle de conciliation. La direction propose 90 000 € à chacun pour quitter la lutte. Toutes et tous ont refusé cette proposition indigne et humiliante. Saison 4 de l’acharnement de la multinationale, le 15 janvier elle a présenté un quatrième PSE pour les quatorze salariés protégés qui sont toujours à l’effectif, en raison du refus de l’Administration d’autoriser leur licenciement.
Les Fralib se sont battus farouchement et ont gagné autant qu’il est possible de gagner sur le terrain juridique. Défaire trois PSE, gagner l’annulation des licenciements, c’est énorme, mais ça ne suffit pas. Ils/elles ne se sont pas contentés des seules armes de la justice, loin s’en faut.
...mais pas seulement
Ils et elles ont d’abord et surtout, dès le début, décidé de se battre. La mobilisation forte dans l’usine s’articule, à toutes les étapes, avec la préoccupation de faire connaître leur combat, de gagner le soutien de la population. Ils/elles ne lâchent pas non plus les élus politiques et obtiennent par exemple du Conseil Régional PACA le financement de l’étude de faisabilité de leur projet alternatif, puis en septembre 2013 de la communauté urbaine d’Aubagne qu’elle rachète le terrain et les bâtiments.
Les FralibienNEs ont la conviction forte, que leur usine peut vivre, que leurs emplois peuvent être préservés car ils « bossent huit mois sur douze pour les actionnaires ! ».
L’arme de l’occupation
Les salariéEs occupent une première fois l’usine en septembre 2010 pour empêcher la direction, comme le font d’autres patrons voyous, de déménager les machines pour aller exploiter ailleurs. « Pas un boulon ne quittera l’usine » disent-ils déjà.
En mai 2012, la menace devient plus pressante. La direction installe une milice privée, multiplie les provocations pour exaspérer les salariés, les intimider : contrôle d’identité à l’entrée de l’usine, tentative d’interdire l’entrée des délégués dans l’usine, pressions à l’encontre des travailleurs, coupures d’électricité dans le local syndical... Elle envoie un courrier aux représentants du personnel annonçant la mise en œuvre du démontage de l’outil de production. De plus, elle annonce dans ce courrier la mise en place d’un « barrage physique » entre l’usine et le local syndical interdisant toute possibilité aux salariés de venir discuter avec leurs représentants. Cette situation intolérable place les travailleurs/euses de Fralib en situation de légitime défense pour sauvegarder leur usine. Ils/elles ont décidé de reprendre leur entreprise et de mettre dehors les miliciens. Cela s’est passé calmement, grâce à la forte mobilisation des salariéEs et en la présence de nombreux militants du département syndicaux et politiques qui démontre la puissante solidarité autour des FralibienNEs.
Le 11 mai au petit matin, les salariéEs de Fralib ont repris pleine possession de leur usine et de leur outil de travail, qu’ils entendent protéger pour permettre la mise en œuvre de leur solution alternative. Ils affirment avec fierté : « Cette usine que Fralib voulait transformer en camp retranché gardé par la milice et des maîtres-chiens est redevenue ce matin, à l’aube, un espace de liberté, de fraternité, de lutte collective pour le droit de travailler et de vivre dignement ici à Gémenos. »
Produire sans patrons
A la chaleur de la lutte et face à l’inflexibilité d’Unilever, l’objectif évolue. Dans un premier temps le projet de reprise présenté dès le 3 janvier 2011 est conçu pour faire la démonstration de la viabilité du site. Il n’exclut ni un autre acquéreur, ni même une relance de l’activité par des investissements d’Unilever. L’idée qui fait son chemin, s’élabore collectivement et aboutit au projet de la reprise de l’activité par les salariéEs. « Ils veulent partir ! Qu’ils s’en aillent, nous savons faire fonctionner cette usine. ». Il ne s’agit plus de faire changer le groupe d’avis, de le convaincre, mais d’élaborer une solution alternative, par et pour les salariéEs, d’inventer « un nouveau système ». La coopérative ouvrière apparaît la plus « proche de leurs valeurs ». Ils/elles sont 72 à créer leur Société Coopérative Ouvrière de Production, la SCOP TI, en affrontant toutes les questions posées par une telle décision.
Convaincus que la décision de fermeture est infondée, ils font faire une expertise qui démontre que sur 3000 tonnes de thé et infusions sortis de l’usine, 1000 tonnes permettraient d’amortir tous les coûts, les 2000 tonnes restantes allant dans les poches des actionnaires.
Concernant l’outil de travail, les salariés expliquent : « dès le 28 septembre, on l’avait ». Le groupe avait compris dès le début qu’il n’aurait pas les machines, que les salariés ne les laisseraient pas partir. Le premier plan ne prévoyait d’en récupérer que six. La menace de déménagement de mai 2012 est surtout une provocation. Le groupe cherchera ensuite à les monnayer, mais il finira par les céder pour l’euro symbolique.
Mais la question n’est pas seulement celle de la propriété, c’est aussi celle de la maîtrise, de la connaissance. Et là les FralibienNEs ont un point fort. La mécanique, la maintenance ne sont pas sous traitées comme dans beaucoup d’autres usines où le savoir-faire se disperse et se perd dans les entreprises extérieures différentes qui se succèdent à l’occasion de contrats commerciaux toujours revus à la baisse par le donneur d’ordre. Ici les machines ont été améliorées, adaptées, modifiées, entretenues par les salariéEs, techniciens, opérateurs... Comme disent les salariés : « les experts c’est nous ». Après des mois d’occupation, elles sont parfaitement entretenues, prêtes à démarrer et à produire.
Produire autrement
Redémarrer en coopérative ouvrière, c’est aussi inventer des nouvelles façons de produire, de nouvelles relations entre les salariéEs, avec les fournisseurs, avec l’environnement...
L’énergie qui anime la mobilisation d’aujourd’hui vient de loin, de la révolte contre ce groupe qui veut les jeter à la rue mais aussi de la révolte contre un système qui les a maltraités bien avant l’annonce de la fermeture en méprisant leur travail, en tentant de détruire leur savoir-faire et leur fierté. L’aromatisation mélange humide, un procédé d’aromatisation naturelle des thés et infusions, a été abandonnée par Unilever au profit d’une aromatisation de synthèse avec des produits chimiques livrés en fûts sous forme de liquides ou de granulés. Pour le groupe cette technique répond bien sûr à la volonté d’augmenter ses profits mais aussi de se débarrasser du rapport de force que leur savoir-faire unique conférait aux salariés de Fralib.
L’un des salariés décrit ainsi ce que devient alors l’aromatisation : « En sept minutes le thé a l’odeur de ce qui est écrit sur l’étiquette... », et les conséquences de ce changement : « on est en train d’uniformiser le goût ! Que ce soit un savon, un bonbon, un thé tout dégagera la même saveur. » A l’opposé il décrit le travail avant, l’impression de « travailler comme des artisans au sens noble du terme, avec un vrai savoir-faire. ». « On gérait, on contrôlait tout le processus de fabrication, on cuisinait... » Il est intarissable sur les gousses de vanille, le jus de citrons, les fruits secs râpés, les épices, les zestes d’agrumes... les textures, les saveurs et les parfums qui embaumaient l’usine et ses abords. Le choix collectif de remettre en route l’aromatisation mélange humide est bien sûr celui de faire des produits de qualité pour les consommateurs. Il représente aussi pour chacunE du travail concret, vivant, des gestes, des recettes, des sensations, de la créativité.
Les FralibienNEs veulent aussi changer les approvisionnements et travailler à nouveau avec les fournisseurs locaux. Par exemple, seulement 10 tonnes de tilleul viennent de Carpentras, alors qu’il y a quinze ans, cette zone, situé à 130 km de l’usine, en fournissait 400 tonnes. Pour la production militante, qui sert à soutenir et populariser la lutte ils se sont approvisionnés en tilleul bio à Buis-lès-Baronnies.
Une démarche aux antipodes de celle d’Unilever qui décidément ose tout ! Actuellement le thé Éléphant, peut parcourir des milliers de kilomètres pour venir d’Amérique Latine, arriver à Amsterdam, être acheminé en camion pour être préparé en Pologne et être vendu sous l’étiquette « bio » ! Eux veulent reconstruire des circuits courts, dans une région particulièrement adaptée à la production de plantes aromatiques et médicinales. Il faudra du temps, car il y a besoin de replanter, de reconstruire ce qui a été détruit. Mais c’est l’occasion de favoriser un réseau de producteurs agroécologiques. Pour le thé ils explorent les possibilités de travailler avec des petits producteurs, de construire avec eux des relations solidaires. Écologie, solidarité internationale, produire autrement ne s’arrête pas aux portes de l’entreprise. Mais ce qui se passe à l’intérieur sera aussi profondément bouleversé.
L’économie des travailleurs
Aujourd’hui la production n’a redémarré que sous forme militante, une fois pour du tilleul, l’autre pour du maté. Mais tout est débattu : l’organisation du travail -sans travail de nuit-, les salaires - à quel niveau ? tous identiques ?. La question de la démocratie est posée. Comment décider, contrôler, construire ensemble ? Aux cours d’un des nombreux débats un salarié exprime bien le pas à franchir : « le capitalisme et les multinationales cherchent à nous diviser. Notre expérience de trente ans avec Unilever est un exemple : on a été divisés, culpabilisés. Le capital nous met en opposition avec les salariés de Pologne, d’Espagne, du Portugal, et ça, obligatoirement dans les têtes, ça pèse. Dans une SCOP, il va falloir faire complètement autrement. On ne pourra plus s’opposer entre nous... ». Une de ses collègues renchérit : « La vie qu’on a eu avant, il faut l’oublier. C’était autre chose, une vision basée sur la finance, sur les profits, sur l’écrasement des salariés... ». Ils/elles sont conscients de leur force, mais aussi des difficultés : « Même si c’est difficile, puisqu’on est dans un marché (…) qui est basé sur le capital (…) à l’intérieur de la SCOP, c’est à nous et à nous tous, en tant que salariés et individus, à la mener où on veut. »
Les FralibienNEs savent aussi se nourrir des expériences semblables à la leur dans le monde. Ils/elles multiplient les échanges. Les 31 janvier et 1er février 2014 se sont tenues, dans l’usine occupée, les premières Rencontres européennes de « l’économie des travailleurs » dans la continuité des rencontres internationales organisées depuis 2007 en Amérique Latine.
La conclusion sera celle d’un militant syndical de Fralib : « le capitalisme n’est ni humanisable, ni réformable. En ce moment, il faut bien faire avec, mais on essaie de se battre contre et on propose des solutions plus humaines. Mais il faut qu’on soit bien d’accord, notre idéal à tous est de construire vraiment une autre société. Parce que sinon si on ne se dit pas ça, on va faire comme ceux qui sont aujourd’hui aux manettes, qui essaient de nous faire avaler la pilule... »
Cette expérience extraordinaire a besoin pour être menée à son terme qu’Unilever cède le nom de la marque « Éléphant », qu’il a décidé de faire disparaître au profit de LIPTON marque milliardaire du Groupe, et d’un certain volume de commandes pendant la période de démarrage. Devant son intransigeance, les Fralib avec leurs syndicats CGT et CFE-CGC ont appelé les consommateurs à boycotter toutes les marques du groupe Unilever, à commencer par LIPTON.
Christine Poupin, le 1er mai 2014