Au commencement était le football, le jeu de ballon inventé par quelques riches british. Très vite, les classes populaires se le sont appropriées. Et ont mis sur pied leurs équipes, au nom souvent banal, celui du quartier, de la ville, voire de l’usine, et qui ont disputé tout aussi vite la suprématie aux équipes de la bonne société aux patronymes empruntés au latin, à la langue anglaise, aux sociétés d’étudiants…
C’étaient les Reds de United contre les bleu-ciel de la City ; les rouges et noir des quartiers ouvriers de Milan contre les aristos cléricaux de l’Ambrosiana Inter, ou encore l’équipe de la Servette -le quartier des usines jusque vers 1985- en rouge grenat disputant le championnat de Suisse aux sauterelles -Grasshoper, in english- de la Bahnhofstrasse…
C’étaient ! Car, au fil du temps, c’est le fric qui a pris possession du jeu de ballon. Professionnelles, les équipes, les grandes, sont devenues pièces maîtresses de l’industrie mondiale des loisirs, dûment cotées en bourse ; trustés par des trafiquants d’êtres humains, les joueurs sont devenus des marchandises, que l’on achète et revend, comme des choses, tandis que les produits dérivés –maillots, drapeaux etc.- génèrent d’immenses profits et que la FIFA devient une puissance d’argent grâce à la publicité et aux droits de retransmission... et à la corruption. De plus, la construction de stades est une aubaine autant pour les barons du béton que pour les grandes chaînes de distribution qui les transforment en centres commerciaux, souvent ouverts sept jours sur sept et particulièrement énergivores…
Pratiqué dans les cours de récréation de la planète toute entière ou presque, des terrains pentus de la cordillère des Andes à ceux, en terre battue, des banlieues de Kinshasa et d’Abidjan, du goudron des placettes des villes italiennes, aux plages ou aux centres sportifs communaux, le jeu de ballon a tout pour plaire. Ce sont les individus qui font équipe pour, ensemble, solidairement, atteindre le but ; c’est le collectif qui finit par exalter le talent individuel.
Le foot exprime, au niveau du sport, un stade particulier dans l’histoire de l’humanité, celui de la collaboration des individus formant une équipe dans laquelle chacun donne selon ses possibilités, contrairement à d’autres disciplines sportives -le tennis, le golf mais aussi l’athlétisme-, purement individuelles. Ce n’est donc pas par hasard que son développement coïncide avec celui des grandes usines, à la fin du 19e siècle, avec celui de la classe ouvrière.
De la même manière qu’ensemble, chacun dans son rôle, on savait transformer la matière première en produit fini, le minerai de fer en locomotive, c’est à onze, chacun dans son rôle, solidaires, qu’on marque des buts. Tout comme c’est dans la désorganisation, dans l’individualisme, dans le chacun pour soi qu’on perd les matchs, qu’on organise la gabegie et la destruction des richesses…
De par sa symbolique, cependant, le jeu du ballon véhicule aussi d’autres valeurs. Le but du jeu étant de « la mettre au fond », c’est bien une certaine vision des rapports entre les hommes et les femmes qu’il véhicule. Au point que rares sont les coming-out de footballeurs, l’hétérosexualité conquérante demeurant la norme absolue dans le domaine du football, sport qui, comme tous les autres, est un instrument pour canaliser les pulsions sexuelles de la jeunesse…
Il est aussi, à travers les grands championnats par nations -l’Euro, la CAN, la coupe du monde- exaspération des nationalismes ; en certaines occasions, comme en 1969 entre Honduras et Salvador, le foot peut aussi couvrir des conflits d’une autre nature et transformer un match en prétexte pour une guerre. Plus communément, il fait office de catalyseur derrière le drapeau national, jouant un rôle identitaire, de ralliement, alimentant les nationalismes.
Et, de par son succès, il devient anesthésiant quand tout s’arrête pour faire place à la compétition. Plus question de penser aux soucis de tous les jours, à la situation économique, à la crise : c’est du Mundial, des prouesses de Messi et Neymar, de l’élongation de Shaquiri et de la pubalgie de tel ou tel autre que la presse nous entretiendra un mois durant.
Avec une rudesse peu courante lorsqu’il était numéro dix, Michel Platini, le patron de l’UEFA n’a-t-il pas demandé aux Brésiliens d’« attendre au moins un mois avant de faire des éclats sociaux » ? Eclats sociaux !
Depuis le Brésil, la réponse a, justement, éclaté. Presque un an après l’immense manifestation qui avait fortement perturbé le « pré-mundial » le 20 juin 2013, les manifestations se multiplient, malgré toute l’attente pour cette coupe du monde que les « auriverde » joueront à domicile.
Car, au Brésil, comme ailleurs, l’urgence n’est pas celle de dépenser des milliards puisés dans les caisses publiques pour des méga manifestations sportives.
Comme le disait une banderole la semaine passée, « ce sont des lits d’hôpital qu’il nous faut, pas des sièges VIP dans les stades » !
Que l’on aime le foot ou pas du tout…
Paolo Gilardi