Tous les deux ans, les chefs d’Etat des pays de l’Union européenne et de la plupart des pays d’Asie orientale se réunissent alternativement à l’ouest ou à l’est du continent en un « sommet » informel : c’est le « processus ASEM » (pour Asia-Europe Meeting). [1] Tous les deux ans aussi, le Forum populaire Asie-Europe (AEPF dans son sigle anglais) fait entendre une autre voix, solidaire, que celle des gouvernants. L’Europe devant accueillir cette fois-ci le sommet et la Finlande ayant la présidence de l’UE, c’est à Helsinki que ces deux réunions viennent de se tenir pour la sixième fois.
ASEM dix ans après
Le premier sommet a eu lieu en 1996 à Bangkok, le « processus ASEM » fêtait donc ses dix ans. L’occasion d’un bilan que les gouvernements veulent « globalement positif » (même si l’Union européenne n’a jamais fait une priorité de ses relations avec l’Asie), mais que les mouvements populaires évaluent en revanche très sévèrement. Alors que l’essentiel des activités intergouvernementales concerne l’économie, le processus ASEM reste prisonnier du dogme néolibéral et s’inscrit activement dans la mondialisation capitaliste inégalitaire. L’UE, notamment, n’a eu de cesse d’utiliser ce cadre pour ouvrir toujours plus les marchés asiatiques à ses capitaux - en élargissant et renforçant si possible les pouvoirs de l’OMC ou, à défaut (la crise de cette institution étant patente), par le biais d’accords de libre-échange régionaux ou bilatéraux à géométrie variable.
En 1996, les Etats membres d’ASEM ont proclamé urbi et orbi leur engagement pour les droits humains. Or, « le travail des enfants, la négation du droit d’expression et la limitation de la liberté d’organisation » restent « la pratique quotidienne dans de nombreux pays d’ASEM » note le Forum populaire. [2] Le bilan s’avère d’autant plus négatif que l’idéologie anti-terroriste sert aujourd’hui à justifier de très graves régressions démocratiques. La situation s’est brutalement dégradée au cours de la décennie écoulée dans bien des Etats, au point que parfois les assassinats de militants progressistes se multiplient, comme aux Philippines. Au sein de l’Union européenne aussi, droits et libertés sont systématiquement attaqués, notamment depuis le 11 septembre 200. L’action syndicale, par exemple, commence en France à être criminalisée comme cela n’avait pas été le cas depuis longtemps.
La question de la Birmanie témoigne de cette évolution générale. Des années durant, les Européens ont juré que la junte militaire ne serait pas acceptée au sein d’ASEM sans de radicales réformes démocratiques. Elle y participe pourtant maintenant, via son adhésion à l’Anase (Asean) [3] et l’UE s’accommode en définitive bien aisément de cette situation.
La façon dont la question des migrants est traitée dans les documents ASEM en dit plus long que bien des discours sur l’esprit répressif qui préside à l’ensemble du « processus ». De façon répétée, la « migration » est présentée comme une « menace globale » et placé dans un paragraphe unique aux côtés du « crime transnational », du « trafic des personnes », de la « drogue » et du... sida. Beau mélange ! [4]
La restriction par l’UE des libertés (en particulier de droit de voyager) s’est crûment manifestée à l’occasion du Forum populaire. De nombreux participant(e)s asiatiques n’ont en effet reçu qu’un visa de 6 jours. Des visas « Schengen » (donc européens) qui ne laissent même pas le temps de visiter un peu la ville-hôte, une fois la conférence terminée. Bienvenue en Finlande, bienvenue en Europe !
Il ne s’agit donc pas d’opposer une Europe démocratique à une Asie autoritaire mais d’organiser, de l’ouest à l’est du continent, un combat commun contre les diktats économiques néolibéreaux, pour les droits sociaux et les libertés démocratiques.
Le Forum populaire face à de nouvelles échéances
L’utilité du Forum populaire Asie-Europe s’est confirmée à Helsinki. Il contribue à nouer dans la durée des rapports de solidarité et de travail commun entre mouvements européens et asiatiques. C’est, en fait, le seul cadre permanent qui assure une telle possibilité, les liens militants Europe-Asie étant notablement plus réduits que ceux tissés en direction de l’Amérique latine ou le Moyen-Orient.
Le Forum a été l’occasion de nombreux échanges d’expériences en commissions ; sur la question du combat pour la paix mené à la base dans les zones de guerre, par exemple. Il a aussi permis de renforcer des campagnes internationales - sur l’eau notamment, un domaine où les multinationales européennes jouent un rôle majeur -, et de poursuivre des débats engagés lors de précédentes rencontres ; comme en ce qui concerne les rapports entre mouvements sociaux et partis politiques. De nouvelles questions ont émergé en plénière ou dans des ateliers, tels que l’actualité du combat pour la laïcité (illustrée par la situation en Asie du Sud), le renforcement de courants d’extrême droite sous couvert de discours religieux (y compris chrétiens et hindouistes), l’Islam politique.
Sur toutes ces thématiques et bien d’autres, le Forum populaire a permis de croiser des angles de vue européens et asiatiques et a offert, au plus de 450 personnes présentes, une précieuse multiplicité de contacts informels. L’ensemble des débats ont été organisés autour des trois axes : « Paix et sécurité », « Sécurité économique et droits sociaux », « Démocratie et droits humains ». Dans sa Déclaration finale, le Forum a tenté une synthèse de ces débats et a rappelé la nature du Forum : un « espace ouvert » où se retrouvent des mouvements « opposés au néolibéralisme et à la domination du monde par les entreprises transnationales et toute forme d’impérialisme ». [5]
L’organisation du forum n’est pas exempte de tensions, notamment entre des organisations plus « institutionnelles », tournées avant tout vers le lobbying, et des mouvements plus militants cherchant surtout à renforcer les capacités de mobilisation internationale. Au chapitre des limites, l’AEPF reste trop confiné à des réseaux spécialisés. Dans certains pays asiatiques comme les Philippines, des initiatives ont été prises pour associer à la problématique Asie-Europe un large éventail de composantes. Mais en Europe, cela n’a pas été fait ou, quand cela a été tenté, sans succès durable. En France, par exemple, un collectif national AEPF a été mis en place à l’occasion de la préparation du Forum populaire Asie-Europe de Séoul (en 2000) et une plénière Europe-Asie a été organisée lors du Forum social européen de 2002. Ces deux initiatives ont été très positives. Il s’est néanmoins avéré difficile de maintenir de tels cadres « larges » en activité une fois ces deux échéances passées.
De façon générale, la participation asiatique aux Forums populaires est plus significative que l’européenne, et c’est dommage tant pour les Asiatiques que pour les Européens. La perspective « chinoise » permettra-t-elle d’associer à nouveau un éventail plus diversifié de mouvements en Europe au processus AEPF. ?
En effet, le prochain sommet ASEM, en 2008, se réunira en Chine. Dans quelle mesure sera-t-il possible d’organiser un Forum populaire dans ce pays et avec quels partenaires ? La question se pose déjà. La réunion d’Helsinki a donné lieu à de vifs échanges, sur la question du Tibet par exemple. Les effets de l’intégration de la Chine à l’OMC se font sentir dans le pays, alimentant de violents conflits sociaux. L’accroissement des inégalités suscite de nouveaux débats politiques. La perception qu’ont les mouvements asiatiques de cet Etat a profondément évolué. Les solidarités doivent être aujourd’hui pensées en conséquence.
Depuis le premier Forum populaire, en 1996, bien des choses ont changé. L’altermondialisme a pris son envol. L’internationalisation rapide des forums sociaux de Porto Alegre (2001) à l’Europe (2002) et à l’Asie (2003) a ouvert de nouvelles possibilités de coopérations entre mouvements européens et asiatiques. La situation des populations déplacées et émigrées s’est encore fragilisée, alors que les politiques « sécuritaires » mettent en cause les droits de toutes et tous. Le continent eurasiatique apparaît comme un zone de conflits croissants, alors que l’idéologie impériale du « choc des civilisations » tente d’étouffer les solidarités est-ouest et nord-sud.
Le Forum populaire Asie-Europe a certes évolué depuis sa constitution, comme en témoignent sa Charte [6] (qui s’est inspirée de l’expérience des forums sociaux) et la Déclaration d’Helsinki. Mais probablement trop lentement. La septième AEPF va représenter un test important sur la vitalité du processus militant et sa capacité à répondre aux nouvelles échéances.
Notes
[1] Le processus ASEM inclut les 25 pays de l’Union européenne, les 10 pays de l’ANASE (plus connue sous son sigle anglais ASEAN), ainsi que la Chine, le Japon et la Corée du Sud.
[2] Communiqué de presse de l’AEPF du 5 septembre 2006, Political killings in the AEPF spotlight as ASEM ignores human rights.
[3] L’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ANASE ou ASEAN) comprend la Birmanie, Brunei, le Cambodge, l’Indonésie, le Laos, la Malaisie, les Philippines, Singapour, la Thaïlande, le Vietnam.
[4] Voir notamment Asem 6, 10-11 September 2006, Helsinki. 10 Years of Asem : Global Challenges - Joint Responses, Commission européenne, Bruxelles 2006, chapitre 3 (« What does Asem do ? »).