La liquidation des bases juridiques des privilèges, de la puissance et de la fortune des deux premiers ordres, le clergé et la noblesse, a été la grande affaire des années 1789-1793, pendant lesquelles les vagues successives des « jacqueries » paysannes ont ébranlé toutes les régions. Dans le même temps, les artisans et salariés des villes avaient commencé à réclamer, non plus seulement l’égalité des statuts personnels et la liberté d’aller et venir, celle de travailler ou de faire grève, mais aussi le début de droits sociaux, ceux de manger pour tous et de vivre en toutes saisons. Aux Antilles, les révoltes d’esclaves posaient les mêmes questions d’une façon bien plus âpre. Enfin, des femmes avaient commencé à réclamer et à obtenir des droits civils, puis civiques, tout en se heurtant à une vigoureuse résistance, surtout à dater de l’automne 1793.
Cette extraordinaire floraison de mouvements et de revendications s’explique par l’invention de formes d’expression populaire et l’auto-organisation, d’une ampleur alors jamais vues. Cette activité des masses, caractéristique de la première révolution française, avec ses hauts et ses bas, est restée active, chose extraordinaire, pendant dix ans ou presque. Il faudra d’ailleurs, pour en finir réellement, la construction autour des préfets et de la gendarmerie d’un nouveau type d’État, d’un État si puissant qu’il est, pour l’essentiel, encore en place de nos jours.
Droit de vote et de délibération
L’incroyable diversité des mouvements civiques et sociaux de la Révolution est inexplicable si on la sépare de la construction d’un espace public de débat et de vote. Le modèle électoral et démocratique mis en place associait étroitement le droit de vote et de délibérer, car les citoyens ne votaient jamais autrement que réunis en assemblée, en une myriade de petits congrès locaux, délibératifs. Le modèle de ces réunions venait des derniers moments de l’Ancien régime, lorsque la monarchie convoqua les États-généraux et que se réunirent des assemblées de paroisses et de communautés où se retrouvèrent les habitants et où s’ouvrit, pour la première fois en France, un débat politique relativement libre.
Ces assemblées choisirent des députés de base et adoptèrent des cahiers de doléances qui, les uns comme les autres, furent sélectionnés aux niveaux supérieurs jusqu’à devenir « acceptables » pour la monarchie. Mais, même là où des revendications radicales n’avaient pas réussi à être imposées dans les assemblées villageoise et de quartier, un premier débat avait eu lieu et ceux qui furent ainsi été tenus en échec s’en souvinrent. Les gros propriétaires fonciers, les bourgeois ou les maîtres d’atelier avaient également fait une première expérience politique en maîtrisant ces assemblées locales. La réussite du processus d’ensemble prouva, et c’était vital pour les bourgeois, que le peuple d’un pays aussi vaste que la France pouvait s’assembler sans troubles.
Nouvelle administration et émergence de la citoyenneté
La crise révolutionnaire de l’été 1789 aboutit à l’armement de la future Garde nationale et à la constitution de comités qui devinrent les municipalités : un nouvel État, embryonnaire, sortit de l’effondrement de l’Ancien régime. L’Assemblée constituante eut immédiatement recours à l’élection pour créer tous les niveaux de la nouvelle organisation communes, cantons, districts, départements, mais aussi pour élire tous les juges, tous les grades de la Garde nationale, les directeurs des postes, les commissaires de police et même les nouveaux fonctionnaires ecclésiastiques, curés et évêques.
Les uns étaient élus directement au niveau de la commune (maires, municipalités, juges de paix…) ou de la Garde ; les autres, par des électeurs secondaires, eux-mêmes choisis par des assemblées de citoyens des cantons, qui se réunissaient au département ou au district. Il s’agissait d’un scrutin à deux degrés. Dans ce système, la détermination de qui avait le droit de vote était largement incertaine : pas moins de huit définitions successives des conditions d’âge, de paiement d’un impôt et de niveau de fortune ont été pratiquées pendant la décennie révolutionnaire et les théories furent toujours en décalage avec les pratiques. En vérité, les assemblées de citoyens, au niveau de la commune ou du canton, eurent toujours le dernier mot en matière d’accès à la citoyenneté « active », c’est-à-dire au droit de délibérer et de voter.
De l’été 1789 à l’été 1792, l’Assemblée constituante et l’Assemblée législative firent tout ce qu’elles pouvaient pour limiter le droit de délibérer des citoyens assemblés : elles militèrent activement pour un système purement représentatif où les citoyens de base confiaient à leurs députés et aux députés de ces députés, la totalité du pouvoir. Mais les assemblées communales, cantonales primaires et électorales résistèrent pour tout un ensemble de raisons : il n’existait pas d’offre politique comprise pareillement de tous ; les médias étaient encore embryonnaires et des notions comme droite ou gauche, par exemple, ou centralisation et décentralisation, n’avaient guère de sens.
Les citoyens préféraient se rencontrer directement et débattre, ou du moins écouter les prises de parole et observer les attitudes. On sortait de l’Ancien régime et la façon de se comporter en public en était un héritage direct ; d’ailleurs, on continua à tenir les listes de citoyens par ordre de rang, de préséance, pendant des années, et l’ordre alphabétique fut une petite révolution. Les assemblées de citoyens constituaient l’espace fondamental où s’exerçait la vie politique, où se formulaient les revendications, les projets, où s’élaboraient pétitions et démonstrations de force contre les ennemis, les anciens seigneurs, les accapareurs de terres, les spéculateurs.
Le droit de débattre et de délibérer est en vérité à la racine de toutes les formes associatives que prend alors la politique. Les clubs de toutes sortes et les sociétés populaires, aussi variées qu’elles soient, préparent ou reprennent en petit les débats des assemblées de citoyens. La chose est si vraie que, dans les régions de l’Ouest où la population s’opposa aux normes révolutionnaires, au clergé nationalisé ou aux levées d’hommes, c’est d’abord dans les assemblées de citoyens que débutèrent les troubles. A Paris, lorsque l’insurrection populaire du 10 août 1792 fit tomber la monarchie, les assemblées de citoyens firent immédiatement sauter les limites mises à leur liberté de délibérer.
La poussée démocratique de l’été 1793
La querelle entre Gironde et Montagne fut réglée par une insurrection, le 2 mai 1793. La nouvelle majorité de la Convention proposa une nouvelle constitution, fondée sur un suffrage masculin très large et donnant aux assemblées primaires le droit de délibérer sur les décrets nationaux. Pour la première fois, cette constitution fut soumise à un vote direct, à l’issue duquel chaque assemblée locale pouvait adopter des vœux et élire quelques 8 000 envoyés, représentant directement la Nation assemblée.
Cette poussée démocratique de l’été 1793 fut vécue par la Convention comme une menace pour son autorité et les mesures de défense nationale qu’elle savait indispensables. Pas à pas, la Convention s’attacha à reprendre la main sur les assemblées de citoyens, les mouvements populaires et sectionnaires. Toutes les élections furent suspendues et, en décembre 1793, la Convention adopta les décrets organisant le Gouvernement révolutionnaire, une dictature de salut public censément provisoire.
Les comités de salut public et de sûreté générale impulsèrent la Terreur contre les ennemis de la République, qui se retourna rapidement contre les révolutionnaires, mais l’organisation de la vie publique continua de reposer sur des assemblées de citoyens qui défendaient âprement leur droit de se réunir tant qu’ils le purent.
« La révolution est glacée »
Les premières victoires militaires, à l’été 1794, sonnèrent le glas de l’équipe qui, autour de Robespierre, avait organisé le Gouvernement révolutionnaire : mis en minorité à la Convention, ils furent exécutés derechef. Pour l’essentiel, la masse parisienne, démoralisée, ne bougea pas. Ceux qui avaient abattu les robespierristes, les thermidoriens, ne voulaient pas mettre en application la constitution démocratique de 1793. Il leur fallait d’abord écraser le mouvement sectionnaire parisien, ce qui fut fait au printemps 1795, avant de préparer une nouvelle constitution à l’été.
Mais un complet retour en arrière n’était pas possible : dans l’Ouest et le Midi, les catholiques étaient en révolte ouverte, les armées étrangères toujours menaçantes et, surtout, les populations avaient pris goût à des institutions délibérantes. C’est pourquoi la Constitution de 1795 fut adoptée à un suffrage assez ouvert, entérinant malgré tout les avancées démocratiques, avec un fonctionnement régulier d’assemblées communales et primaires assez proche de ce qui existait déjà.
Royalistes et républicains tentèrent, chacun à leur tour, de dominer la vie politique du Directoire, scandée par des scissions d’assemblées locales et des modifications autoritaires des résultats. A leur façon, ces manipulations montraient que la vie démocratique nouvelle était solidement implantée : en 1799, c’est le risque de voir le retour de leurs vieux adversaires républicains qui jeta les conservateurs dans les bras d’un général. Il fallut rien moins qu’un coup d’État militaire et un vote populaire totalement truqué pour que ce Bonaparte puisse prendre le pouvoir et mettre en place son modèle d’Etat autoritaire.
Serge Aberdam