En mai 1790, la France a déclaré la paix au monde. Pour autant, elle vit dans la crainte permanente du conflit armé. C’est qu’en balayant l’Ancien Régime, elle est devenue le symbole de la fronde contre toutes les grandes cours européennes, d’autant que divers mouvements révolutionnaires ont vu le jour en Europe dans les années 1780. Les patriotes belges, hollandais, suisses, italiens, savoyards, allemands espéraient une intervention française. C’est ce qui fit dire au député Isnard : « Le peuple français poussera un grand cri et tous les autres peuples répondront à sa voix. La terre se couvrira de combattants, et tous les ennemis de la liberté seront effacés de la liste des hommes » [1].
Les Girondins poussèrent à la guerre. Ils étaient sans aucun doute convaincus de la nécessité d’apporter les Lumières aux peuples sous la coupe de tyrans, quoiqu’il ne faille pas négliger leurs autres motifs. Les milieux d’affaires, négoce et finance, en escomptaient la relance car il faudrait produire pour la guerre et celle-ci ouvrirait de nouveaux marchés. Robespierre se situait à l’opposé : « Les missionnaires armés ne sont aimés de personne », « c’est pendant la guerre que le peuple oublie les délibérations qui intéressent (…) ses droits civils et politiques pour ne s’occuper que des événements extérieurs (…) c’est pendant la guerre que l’habitude d’une obéissance passive et l’enthousiasme trop naturel pour les chefs heureux fait, des soldats de la patrie, les soldats du monarque ou de ses généraux » [2]. Il prévoyait que la guerre placerait le pays à la merci d’un général victorieux. Napoléon lui donnera raison.
En attendant, la monarchie ne s’y trompa pas, elle vit tout l’avantage qu’il y avait à tirer de la situation. Dans sa correspondance, Marie-Antoinette jubilait : « nous pourrions tirer parti de tout ceci (…), les imbéciles, ils ne voient pas que c’est nous servir (…) l’état physique et moral de la France fait qu’il lui est impossible de soutenir une demi-campagne ». Les premières opérations militaires lui donnèrent raison : la France accumula défaite sur défaite.
Premières défaites et retournement de situation
Bien qu’armés d’intentions libératrices, les armées ne reçurent pas nécessairement l’accueil que leur avait prédit Isnard. De plus, par tradition, les nobles constituaient la majorité de l’encadrement, monopolisant les hauts grades, et ils faisaient défaut. Pour autant, la guerre déjoua rapidement tous les pronostics : elle précipita la chute du roi et celle des Girondins qui s’en étaient fait les promoteurs, elle développa la Révolution en exacerbant le sentiment national et patriotique, enfin elle favorisa la relance du mouvement révolutionnaire en prenant appui sur les sans-culottes.
Les défaites successives ruinèrent le peu de crédit qui restait au roi, dont les patriotes remirent en cause la sincérité. Dans son sillage, Louis XVI entraîna la monarchie constitutionnelle. La République était à l’ordre du jour. La situation se radicalisa du fait de la peur qu’engendraient les défaites, la puissance de la contre-révolution et la crainte d’un retour à l’ordre ancien. Enfin, la majeure partie de la bourgeoisie comprit qu’elle ne pourrait gagner la guerre qu’en s’appuyant sur l’énergie populaire. Il fallait donc s’allier les sans-culottes et c’est ce qui conduisit à la « politique de l’an II » [3].
En effet, dès la première levée de volontaires, en 1791, les artisans urbains étaient majoritaires (66 %). Les volontaires bleus s’imposèrent dans l’armée aux côtés des blancs [4] : la discipline se relâcha, l’armée devint une école de républicanisme, le lieu où se trouvaient tous les patriotes les plus ardents, prêts à donner leur vie pour leurs idéaux révolutionnaires. L’armée avait ses clubs, ses journaux. La victoire de Valmy – qui ne fut pas militaire, mais politique [5] – fut obtenue essentiellement grâce au fait que l’armée française, contrairement aux armées monarchistes, était composée de combattants soudés par des convictions profondes.
« Paix aux chaumières, guerre aux palais ! »
C’est sous ce cri que les hommes partirent dans un premier temps au combat. Rapidement, la guerre eut un impact politique sur de larges parties du continent : Comtat-Venaissin, Savoie, Comté de Nice, Belgique, Rhénanie, Malte, Italie, Grande-Bretagne et tout particulièrement Irlande, Etats allemands et Russie. Enfin son retentissement ne fut pas moindre à Saint-Domingue et aux Caraïbes.
Son accueil en terres allemandes est assez représentatif de la manière dont les armées françaises furent accueillies sur leur passage. Dès 1790, des intellectuels – Hegel, Hölderlin et Schelling parmi les plus connus – s’enthousiasmèrent pour les événements français. Des « pèlerins de la liberté », accueillis au club des Jacobins, prirent le chemin de la France pour y voir les événements de plus près. En Bade et au Palatinat, sous l’effet de la Révolution, des troubles se produisirent au sein des couches les plus défavorisées dès l’automne 1789. La révolte des paysans saxons en 1790 fut néanmoins la plus importante et elle entraîna les artisans des villes, comme les étudiants. Des clubs se formèrent à Hambourg, Altona ou encore Nuremberg. En Rhénanie, les troubles furent particulièrement spectaculaires.
Après Valmy, l’armée des Vosges commandée par Custine pris l’offensive sur le Rhin. Cette marche à travers le Palatinat s’effectua sans encombre : souvent les habitants prirent contact avec l’armée – et eux-mêmes les armes pour combattre aux côtés de la France. Dans certaines régions, dès l’arrivée de l’armée, les paysans se partagèrent la propriété féodale.
Mais lorsqu’elle marcha sur Mayence, l’enthousiasme des villes s’amoindrit. Custine demanda aux corporations de choisir une constitution, et elles optèrent très majoritairement pour la monarchie constitutionnelle. Du coup, il établit un gouvernement provisoire auquel il demanda de mettre en place les institutions de la République, de proclamer l’indépendance et la souveraineté du peuple, d’élire de nouvelles autorités au suffrage universel masculin, d’abolir la féodalité, de lever des impôts plus justes, de placer sous séquestre les biens de l’Eglise.
La France devint de plus en plus interventionniste. Les paysans, au départ chauds partisans des armées françaises, ne goutèrent pas l’occupation ; la lassitude se fit sentir. C’est que les armées prélevaient un tribut sur les pays libérés. Le 30 mars 1793, la population vota néanmoins le rattachement à la France pour achever de rompre ses liens avec l’Empire. Les armées prussiennes firent alors le siège de Mayence. En juillet, la ville capitula : les clubistes furent roués de coups, les atrocités allemandes firent vite regretter la France.
Républiques-sœurs et annexions
Sous le Directoire, la République française chercha à agrandir son pré-carré et durcit le ton. Le dynamisme des cercles révolutionnaires, même au-delà de ses frontières, l’exaspérait. Le Directoire les fit fermer. Dans les couloirs de la République, on s’interrogeait : fallait-il opter pour l’annexion directe ou pour la création d’Etats satellites, les Républiques-sœurs ? C’est la deuxième solution qui fut retenue, à partir de l’an IV, du fait de l’inflexion donnée à la politique expansionniste par les victoires de Bonaparte en Italie.
Dans tous les pays dépendants, s’il existait certes une minorité de patriotes attachés à la Révolution, les contributions forcées, les exactions, les interventions directes dans la vie politique rendirent la botte française impopulaire. L’appareil militaire y était lourd, le poids des tributs exorbitant, le pillage des œuvres d’art et la violence monnaie courante. Pourtant, l’armée restait attachée aux idéaux républicains, exportait la Constitution de l’an III – qui, pour rétrograde qu’elle était au regard de celle de 1793, n’en constituait pas moins une avancée pour les contrées conquises, la veille encore sous le joug féodal.
Vincenzo Cuoco [6] parla en son temps de « révolution passive » pour rendre compte des mouvements de résistances qui s’opposèrent à la France : mouvements anti-français du Piedmont et de Vénétie, « Viva Maria » [7] de Toscane, sanfédistes [8] du Mezzogornio… Si incontestablement, même sous le Directoire, la politique militaire de la France a pu être le berceau de courants émancipateurs parmi les élites, il lui a manqué une base de masse. Un manque qui résultait d’un choix politique de classe : la bourgeoisie thermidorienne ne voulait en rien s’appuyer sur la plèbe. Elle réussit de ce fait à la retourner contre elle dans de nombreux cas et même, parfois, à la jeter dans les bras de la contre-révolution.
Jihane Halsanbe