À partir de mai 2013, quand la Réserve fédérale des États-Unis (FED) a laissé entendre qu’elle allait progressivement commencer à modifier sa politique, les effets négatifs sur les économies des pays dits « émergents » se sont faits immédiatement sentir. Quels étaient les changements envisagés ?
1. Réduire les achats de titres toxiques [1] qu’elle réalise auprès des banques des États-Unis afin de les décharger de ce fardeau ;
2. Réduire les acquisitions de bons du Trésor US qu’elle achète également aux mêmes banques afin de leur injecter des liquidités [2] ;
3. Commencer à augmenter les taux d’intérêt (jusqu’ici, le taux est égal à 0,25%). Cette seule annonce a amené les grandes sociétés financières des États-Unis et d’autres pays (les banques et leurs satellites du shadow banking, fonds de placement, etc.) à retirer des pays émergents une partie des liquidités qu’elles y avaient placées, ce qui a provoqué une déstabilisation de ces économies : chute des marchés boursiers et du cours de leur monnaie (Indonésie, Turquie, Brésil, Inde, Afrique du Sud…) [3]. En effet, les bas taux d’intérêts pratiqués aux États-Unis et en Europe combinés à l’injection massive par les banques centrales de liquidités dans l’économie ont amené les sociétés financières toujours à la recherche de rendement maximum à placer une partie de leurs moyens financiers dans les pays en développement qui offrent de meilleurs rendements que les pays du Nord. Le reflux des investissements financiers des pays en développement vers les économies les plus industrialisées s’explique notamment par le fait que les sociétés financières ont considéré qu’elles pourraient trouver des rendements intéressants au Nord au moment où la Fed allait augmenter les taux d’intérêt [4]. Ces sociétés financières ont pensé que les autres « investisseurs » allaient eux-mêmes retirer leurs capitaux de ces pays et qu’il valait mieux les précéder. Cela a provoqué un véritable mouvement moutonnier conduisant à en faire une prophétie autoréalisatrice.
Finalement, la FED n’a pas augmenté les taux d’intérêts et a attendu la fin de l’année 2013 pour réduire les achats aux banques de produits structurés et de bons du Trésor. Un certain retour au calme s’est opéré.
Ce qui s’est passé en juin 2013 donne une idée de ce qui se passera quand la FED augmentera significativement les taux d’intérêt. C’est ce que dit à sa manière la Banque des Règlements Internationaux (BRI), la banque centrale des grande banques centrales : « Les flux de capitaux pourraient s’inverser rapidement lorsque les taux d’intérêt dans les économies avancées finiront par repartir à la hausse ou lorsque la situation économique perçue dans les économies destinataires se détériorera. En mai et juin 2013, la simple éventualité que la Réserve fédérale commence à ralentir le rythme de ses achats d’actifs a suffi à provoquer des sorties immédiates de fonds investissant dans des titres d’économies émergentes » (BRI, 2014, p. 84-85, http://www.bis.org/publ/arpdf/ar2014_ec_fr.pdf ).
La BRI souligne une évolution préoccupante : les sociétés financières qui placent une partie de leur moyens financiers dans les économies en développement le font à court terme. Elles peuvent retirer très vite leurs fonds si elles trouvent que c’est plus rentable d’aller ailleurs. Voici ce qu’en dit la BRI : « Une plus forte proportion d’investisseurs à court terme dans la dette des économies émergentes pourrait amplifier les chocs en cas de détérioration de la situation mondiale. L’importante volatilité des flux vers les économies émergentes indique que certains investisseurs considèrent leurs investissements sur ces marchés comme des positions à court terme plutôt que comme des placements à long terme. Ceci est confirmé par la désaffection progressive pour les fonds de placement traditionnels, à capital fixe ou variable, au profit des fonds négociables en bourse (exchange-traded funds ou ETF), qui représentent désormais environ un cinquième du total de l’actif net des fonds en actions et en obligations spécialisés dans les économies émergentes, contre environ 2 % il y a 10 ans. Les ETF s’achètent et se vendent sur les marchés pour un coût modeste, du moins en temps normal, et les investisseurs s’en servent pour convertir des titres peu liquides en instruments liquides. » (BRI, 2014, p. 85).
En somme, la santé des économies des pays en développement reste très dépendante de la politique qui est menée dans les économies les plus industrialisées (en particulier, aux États-Unis, en Europe et au Japon). Une augmentation des taux d’intérêt aux États-Unis peut entraîner un reflux important des capitaux volatils qui se sont déplacés vers les pays en développement à la recherche de rendements élevés.
De plus, « environ 10 % des titres de dette arrivant à échéance à partir de 2020 sont remboursables par anticipation, et une proportion inconnue du total est assortie de clauses contractuelles autorisant les investisseurs à exiger un remboursement accéléré si la situation financière de l’emprunteur se dégrade » (BRI, 2014, p. 84). Cela signifie que des sociétés financières qui ont acheté des titres de la dette dont l’échéance paraît relativement lointaine (2020 ou plus) peuvent en cas de difficulté d’un pays exiger un remboursement anticipé et complet. De toute évidence, cela ne peut que provoquer l’aggravation de la situation d’un pays endetté : il verra tous les robinets se fermer en même temps. C’est là un argument supplémentaire pour que les populations des pays en développement prennent conscience des graves dangers que fait peser sur leur pays l’endettement public. Il faut remettre en cause d’urgence le paiement de la partie illégitime des dettes.
Parmi les facteurs supplémentaires qui peuvent provoquer une nouvelle crise aigüe de la dette des pays en développement, il faut noter la baisse des revenus des exportations de matières premières due à la réduction des importations massives que réalise la Chine, grande consommatrice de biens primaires qu’elle transforme en produits manufacturés. Une chute du prix des matières premières peut être fatale à la santé économique des pays en développement qui dépendent principalement de leurs exportations. De ce point de vue, une augmentation des taux d’intérêt appliquée par la Fed peut également provoquer une chute du prix des matières premières car cela réduira la spéculation qui contribue aux prix élevés.
Si une montée des taux d’intérêt et une baisse des prix des matières premières se combinent, on pourrait se retrouver dans une situation qui ne sera pas sans rappeler ce qui s’est passé au début des années 1980, quand a éclaté la crise de la dette des pays en développement. Il est impératif de tirer les enseignements de cette crise et d’agir pour que ce ne soit pas une nouvelle fois les peuples du Sud qui règlent la facture.
Éric Toussaint