Marion Galli – Un « Manifeste », « nouvelle période », « heure de nous-mêmes »... Chaque mot appelle des explications…
Philippe Pierre-Charles – Un « manifeste » ! C’est le troisième que nous publions en 40 ans. L’appauvrissement du débat politique en Martinique nous l’impose ! Les deux coalitions qui dominent la vie politique de l’île (l’une dirigée par le Parti progressiste martiniquais de feu Aimé Césaire, l’autre par le Mouvement indépendantiste martiniquais du député Alfred Marie-Jeanne) ont remplacé les empoignades idéologiques d’hier par une lutte froide pour le « pouvoir », en fait pour la conquête ou la conservation du contrôle des institutions : aujourd’hui, la future « Collectivité territoriale de Martinique » qui additionnera les compétences des Conseils (général et régional), en principe en décembre 2015. Dans la grisaille électoraliste actuelle, notre Manifeste ambitionne de (re)lancer le débat politique en prenant en compte les évolutions du mouvement social autant que les enjeux politiques et électoraux.
« Nouvelle période » parce que si le vieux modèle assimilationniste d’après la Seconde Guerre mondiale est largement épuisé, la façon de poser la question coloniale/nationale ne peut plus être la même aujourd’hui. Pendant des décennies, dans les empires coloniaux, la question posée se résumait à la récupération des richesses nationales pillées par le colonialisme grâce à l’instauration d’États indépendants. Aujourd’hui, le colonialisme tardif coïncide avec une mondialisation qui imbrique de façon bien plus étroite, territoires, économies et peuples. Nous avons à inventer une décolonisation du 21e siècle et ceci ne peut pas être la tâche des dernières colonies toutes seules !
« L’heure de nous-mêmes a sonné » écrivait Césaire dans un texte historique fondateur (la Lettre à Maurice Thorez). Soixante ans plus tard, ce cri reste actuel, mais nous observons que son actualité est contemporaine d’urgences internationales considérables. Notre survie comme peuple et la survie de l’humanité semblent des enjeux concomitants !
Serait-ce aussi un bilan des quarante années de GRS ?
C’est en tous cas une réflexion sur la particularité du moment actuel comme troisième phase de notre histoire. Dans les années 70 et 80, il s’agissait, pas uniquement mais principalement, d’une phase propagandiste de notre développement : faire exister un courant marxiste révolutionnaire, pratiquement de toutes pièces, sans tradition préexistante (dans les années 60 étaient principalement apparus dans l’émigration antillaise en France un petit groupe antillais de Lutte ouvrière et quelques lambertistes). Cette première période très activiste, propagandiste, internationaliste, s’accompagnait d’un militantisme lycéen et syndical enseignant. La deuxième période a consisté surtout à implanter nos militantEs dans le syndicalisme ouvrier, dans le travail de quartier, dans les organisations de femmes. Cela se réalisa en partie au détriment du travail propagandiste et des tâches électorales relativement délaissées. Le Manifeste devrait conforter la troisième phase : fusionner l’implantation et la politisation de notre périphérie, construire l’organisation dans des conditions en réalité plus complexes qu’hier.
Il est fréquent de dire que la situation est complexe…
Vous vivez comme nous la complexité mondiale ! La complexité chez nous, c’est la déconnexion relative entre un mouvement social qui a su produire 2009 (mais qui subit un reflux que la bourgeoisie met à profit pour l’accuser de tous les maux qui résultent en réalité de la faillite de son propre système) et une politique institutionnelle dominée par l’électoralisme et la lutte des places. La situation se complique quand ceux qui devraient être nos alliés naturels (l’organisation Combat ouvrier/Lutte ouvrière) cultivent démarche solitaire et incompréhension tenace de la question nationale, malgré le texte clair à ce niveau du Programme de transition de Trotski.
La question nationale semble de fait se poser de façon particulière chez vous…
Oui et non. Non, parce que comme dans toutes les colonies, il existe un peuple, une nation privée d’État et du droit de se diriger et de s’attaquer aux structures économiques, sociales, politiques du système colonial. Oui parce que la précocité de l’opposition de classes (l’esclavage, c’est aussi une lutte de classes à l’état pur !), la stratégie de la petite bourgeoisie, exploitant la force de l’assimilationnisme dans la tradition coloniale française, combinées avec les difficultés économiques, font que le sentiment national martiniquais en fort développement ne se traduit pas par une conscience nationale agissant pour une rupture radicale. Ce sont les racines objectives de l’autonomisme modéré qui domine la vie politique depuis des décades.
Le faible engagement anticolonialiste de la jeunesse résulte de cette situation et de l’évolution historique mondiale. Les nouvelles générations n’ont pas vécu à l’heure des grandes luttes de libération nationale d’Asie et d’Afrique. Il reste donc à trouver la langue qui permettra de l’encourager à occuper toute sa place dans le combat d’émancipation.
Tu semblais dire que vous êtes dépourvus de partenaires unitaires. Comment faites-vous face à ce problème ? Quel rôle le Manifeste peut-il jouer dans ce contexte ?
Nous ne sommes pas isolés ! Dans le mouvement social, nous sommes assez incontournables. Dans la solidarité internationaliste, nous faisons partie des principaux animateurs (en ce moment nous sommes parmi les organisations qui manifestent ensemble et mènent une campagne – qui se poursuit – de soutien à la Palestine). Nous sommes dans la seule structure unitaire existant sur les questions de santé. Il n’y a pas de mobilisation féministe sérieuse concevable sans nous. Notre travail sur les questions d’histoire et de commémoration de nos grandes dates, élément central de la question identitaire chez nous, est reconnu par toutes et tous.
En même temps nous sommes hors coalition électorale non pas par choix sectaire de notre part, ni même par l’ostracisme qui a existé contre nous jadis, mais parce que nous ne pouvons nous lier, dans des institutions du système colonial, avec des forces qui ne combattent pas clairement le capitalisme et ses politiques et qui lorsqu’elles dirigent ces institutions se soumettent par action ou par omission à l’ordre dominant.
Notre orientation consiste à chercher inlassablement l’unité des masses et de leurs organisations dans les luttes, à proposer des revendications allant dans ce sens et rappelées dans le Manifeste, à débattre avec quelques organisations qui ne participent pas aux deux coalitions citées plus haut mais gardent un cap anticolonialiste clair. Le Manifeste veut rendre visible le fil rouge qui relie ces différentes problématiques et s’efforce de montrer le chemin qui conduit d’une lutte à une perspective plus avancée, tout en soulignant l’unité profonde qui existe entre combat social et combat politique, si du moins on se réclame du mouvement prolétarien.
Propos recueillis par Marion Galli