Le dernier livre d’Éric Toussaint, Bancocratie (Éd. Aden-CADTM, 2014) est une véritable mine de renseignements. On connaît l’auteur, infatigable combattant de l’annulation de la dette du tiers monde depuis une trentaine d’années, à une époque où rares étaient ceux qui anticipaient que la catastrophe dans laquelle le FMI et la Banque mondiale plongeaient alors les pays pauvres, à coups d’ajustements structurels, était prémonitoire de ce qui allait arriver au monde entier : une crise majeure, imputable aux contradictions du capitalisme, exacerbées par les pratiques spéculatives des banques, des compagnies d’assurance, des fonds de pension et autres institutions financières dont le métier, dit-on, est de faire de l’argent avec de l’argent.
Rassemblant toutes les recherches qu’il a effectuées ces dernières années et les comptes rendus écrits dans des articles au fil des semaines, Éric Toussaint nous offre un panorama méticuleux des mécanismes bancaires ayant engendré bulles sur bulles, spéculation permanente et effondrement du château de cartes. Mais cela ne suffit pas au contentement des classes dominantes. Car les mêmes pratiques et les mêmes mécanismes perdurent avec la crise : dérégulations, effet de levier, exigences de ratio de fonds propres par rapport aux actifs détenus contournées avec la bénédiction des autorités, fussent-elles nommées « Bâle III ».
le vrai bilan, pas celui que les banques affichent pour satisfaire leurs actionnaires
En 40 chapitres, pas un de moins, Éric Toussaint dresse le bilan des banques qui est un réquisitoire complet. Comprenons bien : le vrai bilan, pas celui que les banques affichent pour satisfaire leurs actionnaires, car il faut pouvoir décortiquer celui-ci. Ainsi, quid des actifs qu’elles détiennent qui sont des bombes à retardement ? Quid des produits dérivés dont le montant des échanges dépasse tout entendement ? Pourquoi les banques n’ont-elles pas réduit leur bilan ? Est-ce pour pérenniser l’adage « trop grandes pour faire faillite » ? Et qu’en est-il du hors bilan, qui dissimule ce qui n’est pas montrable ou qui fait passer ailleurs les produits les plus dangereux ?
Bref, il faut lire ce livre pour comprendre comment la transformation de la composition du bilan des banques s’est inscrite dans le grand mouvement de financiarisation du capitalisme mondial et, du coup, précipité la venue de la crise. En effet, à titre d’exemple, les dépôts sont passés de 73 % à 26 % du passif des banques françaises entre 1980 (veille du démarrage des déréglementations) à 2011 (lendemain de la crise), tandis que les crédits sont passés de 84 % à 29 % du côté de l’actif. Et le reste, alors ? Eh bien, le passif des banques est aujourd’hui majoritairement composé d’emprunts interbancaires et l’actif de titres.
40 chapitres, donc, dans lesquels le scalpel d’Éric Toussaint opère avec précision, et qui présentent l’avantage de pouvoir être lus séparément si l’on cherche un renseignement précis, par exemple sur la banque britannique HSBC, mouillée dans le blanchiment de la drogue, de même que BNP Paribas, ou bien sur la banque suisse UBS, experte en évasion et fraude fiscales. Et, toutes confondues, elles ont manipulé le Libor.
Le livre d’Éric Toussaint entoure toutes ses informations d’une trame qui nous ramène au trait de fond qui structure l’économie mondiale depuis l’avènement des politiques néolibérales, à savoir la victoire de la classe du capital sur les travailleurs. Retour à Marx et à sa critique du capital fictif, donc, mais pas seulement. On admirera ainsi la citation de Bertold Brecht mise en exergue du livre : « Qui est le plus grand criminel : celui qui vole une banque ou celui qui en fonde une ? ». Qui en fonde une privée, serait-on tenté d’ajouter. Car Éric Toussaint prend soin de terminer son livre par un chapitre récapitulant des alternatives autour de 19 propositions concrètes, qui ne prennent leur sens que si l’ensemble du secteur bancaire et financier est socialisé et mis sous contrôle citoyen, avec aussi une séparation des activités de dépôts et de placements.
On apprend tellement de choses dans ce livre que le lecteur peut avoir le tournis, et la grande quantité de chapitres aurait nécessité sans doute un regroupement dans un plan un peu plus structuré. Heureusement, les chapitres sont pour la plupart courts et incisifs, et leur lecture est ainsi facilitée, même si le contenu est souvent technique. Bonne idée également d’avoir constitué un glossaire très complet et précis auquel sont renvoyés les termes du jargon financier figurant dans le texte.
Même si la référence au corpus théorique critique du capitalisme que l’on doit à Marx est explicite en deux ou trois brefs endroits dans le livre d’Éric Toussaint, peut-être ce fil conducteur aurait-il mérité d’être plus construit, tellement les mouvements sociaux sont aujourd’hui privés de cadre théorique conséquent. On sait combien la victoire du capitalisme néolibéral s’est forgée dans la délégitimation de toute pensée critique. Les noms de Marx et de Keynes ont disparu de l’enseignement de l’économie et sont moqués dans le salmigondis médiatique.
Il y a notamment, parmi tant d’autres, deux impensés dans le discours économique libéral : impensé sur l’accumulation du capital et impensé sur la monnaie, indispensable précisément à l’accumulation. L’accumulation du capital n’est pas possible sans ponction de plus-value, dont la croissance – absolue ou relative, selon les phases du capitalisme – conditionne l’accumulation. Les capitalistes ne font pas de l’argent avec de l’argent, ils en font avec du travail. Mais la réalisation monétaire de la plus-value produite par les travailleurs nécessite un accompagnement monétaire permanent : ainsi s’enclenche la reproduction élargie du système. Dans la période contemporaine, les banques – avec, bien sûr, au milieu d’elles, les banques centrales – ont donc joué un double rôle négatif. D’une part, elles ont dirigé l’essentiel du flux de monnaie nouvelle (ladite création de monnaie) vers les activités financières spéculatives au détriment de l’investissement productif. D’autre part, les banques dites universelles ont drainé l’épargne vers les canaux spéculatifs, ou bien ont misé sur elle pour garantir leur propre spéculation, sachant que les dépôts bénéficiaient d’une garantie publique.
Mais ne chicanons pas Éric Toussaint sur son choix d’auteur. Les enjeux de la création monétaire, son caractère crucial pour envisager une transition sociale et écologique, peuvent être trouvés ailleurs. Il faut voir ce livre comme une pièce très importante apportée au débat public, à la prise de conscience citoyenne et au renouveau de la démocratie aujourd’hui si malmenée par la bancocratie.
Jean-Marie Harribey