À partir de 2012, les banques abreuvées de liquidités ont acheté massivement des titres de la dette publique de leur pays (la possession des titres de dette publique souveraine ne nécessite pas de fonds propres car ils sont considérés comme ne présentant aucun risque, cela permet de diminuer le capital en proportion du bilan total de la banque - ou des actifs totaux, ce qui revient au même [1] ). Prenons l’exemple de l’Espagne. Les banques espagnoles ont emprunté à la BCE pour 300 milliards d’euros à 3 ans au taux de 1 % dans le cadre du LTRO [2]. Une partie de cette somme leur a permis d’augmenter leurs achats de titres de la dette émis par les autorités espagnoles. L’évolution est tout à fait frappante : fin 2006, les banques espagnoles détenaient des titres publics de leur pays pour seulement 16 milliards d’euros. En 2010, elles en détenaient pour 63 milliards. En 2011, elles ont poursuivi leurs achats, les titres espagnols en leur possession représentaient alors 94 milliards. Grâce au LTRO, leurs acquisitions explosent littéralement et le volume qu’elles détiennent double en quelques mois pour atteindre 184,5 milliards d’euros en juillet 2012 [3] . Il s’agit d’une opération très rentable pour elles : alors qu’elles ont emprunté à 1 %, elles ont pu acheter des titres espagnols à 10 ans avec un intérêt qui varie entre 5,5 et 7,6 % au second semestre 2012. Début 2014, les banques espagnoles empruntaient à 0,25 % et prêtaient ensuite à l’État espagnol à environ 4 %. En juin 2014, elles empruntaient à 0,15% et prêtaient à environ 3%. En novembre 2014, elles empruntent à la BCE à 0,05% et elles prêtent à environ 2,1% à l’Espagne [4].
Prenons ensuite l’exemple de l’Italie. Entre fin décembre 2011 et mars 2012, les banques italiennes ont emprunté à la BCE pour 255 milliards d’euros dans le cadre du LTRO [5]. Alors que fin 2010, les banques italiennes détenaient des titres publics de leur pays pour 208,3 milliards d’euros, ce montant passe à 224,1 milliards fin 2011, quelques jours après le début du LTRO. Ensuite, elles utilisent massivement les crédits qu’elles reçoivent de la BCE pour acheter des titres italiens. En septembre 2012, elles en détenaient pour 341,4 milliards d’euros [6]. Comme dans le cas espagnol, il s’agit d’une opération très rentable pour elles : elles ont emprunté à 1 % et, en achetant des titres italiens à 10 ans, elles obtiennent un intérêt qui varie entre 5 et 6,6 % au second semestre 2012. En mars 2014, les banques italiennes empruntaient à 0,25 % à la BCE et prêtaient à l’État italien à 3,4 %. A partir de juin 2014, elles empruntaient à 0,15% et prêtaient à environ 3% à l’Italie. En novembre 2014, elles empruntent à la BCE à 0,05% et prêtent à l’Italie à 2,3% [7].
Le même phénomène s’est produit dans la plupart des pays de la zone euro. Il y a eu relocalisation d’une partie des actifs des banques européennes vers leur pays d’origine. Concrètement, on constate qu’entre 2012 et 2014, la part des dettes publiques d’un pays donné en possession des institutions financières du même pays a augmenté très sensiblement. Cette évolution a donc rassuré les gouvernements de la zone euro, en particulier ceux d’Espagne et d’Italie, car ils ont constaté qu’ils éprouvaient moins de difficultés à vendre aux banques les titres publics qu’ils émettaient. La BCE semblait avoir trouvé la solution. En prêtant massivement aux banques privées, elle les a sauvées d’une situation critique et a épargné à certains États de se lancer dans de nouveaux plans massifs de sauvetage bancaire [8]. L’argent prêté aux banques était en partie utilisé pour acheter des titres de la dette publique des États de la zone euro, ce qui a enrayé la hausse des taux d’intérêt des pays les plus fragiles et a même produit une baisse des taux pour un certain nombre de pays.
On comprend très bien que, du point de vue des intérêts de la population des pays concernés, il aurait fallu adopter une approche tout à fait différente : la BCE aurait dû prêter directement aux États à moins de 1 % ou encore sans intérêt. Il aurait également fallu socialiser les banques en les plaçant sous contrôle citoyen. Au lieu de cela, la BCE a mis sous perfusion les banques privées en leur ouvrant une ligne de crédit illimitée à taux d’intérêt très bas. Les banques ont fait différents usages de la manne de financement public. Comme on vient de le voir, d’une part, elles ont acheté des titres souverains de pays qui, comme l’Espagne et l’Italie, ont dû leur concéder une rémunération élevée (entre 5 et 7,6 % à 10 ans en 2012, entre 3,4 et 4 % au premier trimestre 2014, entre 2,1 et 2,3% en novembre 2014).
D’autre part, elles ont placé une partie du crédit qui leur était octroyé par la BCE à… la BCE ! Entre 300 et 400 milliards étaient déposés par les banques au jour le jour auprès de la BCE à un taux de 0,25 % au début 2012. En février 2014, un peu plus de 50 milliards d’euros étaient déposés à la BCE au jour le jour à 0 %. En juin 2014, la BCE a finalement décidé que les banques qui lui confient chaque jour de l’argent pour le mettre en sécurité devront payer un taux de 0,10% (quelques mois plus tard, le taux est passé à 0,20% [9].
On peut constater grâce à ce tableau que l’exposition nette des banques belges aux dettes souveraines s’élève en moyenne à 424% de leurs fonds propres, de loin le taux le plus élevé de l’Union européenne. Chypre suit la Belgique, à bonne distance toutefois (341%), devant l’Allemagne (306%) et l’Italie (304%) [10].
Attention, si l’on compare le volume des dérivés et autres produits structurés qui se trouvent dans le bilan des banques à leurs fonds propres, on trouvera des ratios encore plus inquiétants [11]. Ce sont toujours eux qui constituent le principal danger pour les banques, danger qu’elles entretiennent.
Il n’en reste pas moins vrai que les achats par les banques de titres souverains ont augmenté suite à la politique menée par la BCE via le LTRO.
Alors qu’en 2010-2011, les gouvernements et la BCE mentaient à l’opinion publique en expliquant que la cause des problèmes des banques provenait des pays comme la Grèce et d’autres pays périphériques qui menaçaient d’être incapables de rembourser leur dette, la politique de la BCE a créé les conditions pour que les banques achètent encore plus massivement qu’avant des titres de la dette publique, y compris des pays de la périphérie. A la prochaine crise, on peut être sûr qu’ils reprendront leur refrain sur le rôle de la dette publique comme cause des problèmes des banques et de l’économie en général.
Éric Toussaint