En préalable à mon intervention proprement dite, qu’il me soit permis de faire une double remarque :
– d’une part, le rejet des interprétations ethnico-religieuses n’implique pas qu’il n’y ait pas dans les conflits analysés, des dimensions nationales et religieuses – cela sera le cas dans la crise yougoslave ;
– d’autre part, le fait d’adopter une démarche dite « profane », politique, n’implique pas qu’il n’y ait pas de conflits d’interprétations au sein même de ces approches dites profanes - j’en évoquerai plusieurs sur le sujet traité.
Tenter de mettre en lumière la complexité n’est pas contradictoire avec l’effort de rendre intelligibles les conflits. Ce n’est pas chose facile en peu de temps – mais je voudrais essayer de dégager l’essentiel des causes de la crise yougoslave et en particulier des guerres qui ont ravagé la Bosnie – en partant du contexte particulier où elle s’est déroulée.
Le contexte
Un rappel s’impose en effet : la Yougoslavie éclate au début des années 1990, un éclatement qui va s’étaler en diverses phases tout au long de la décennie (indépendance de la Slovénie et de la Croatie en 1991, guerres en Bosnie-Herzégovine entre 1992 et 1995 ; négociations sur le Kosovo puis guerre de l’OTAN en 1999). Le début de la crise ouverte coincide avec une période de basculement du monde, juste après la chute du Mur de Berlin. 1991, c’est le démantèlement de l’Union soviétique, la fin de la Guerre froide. Dans ce basculement se situera aussi le passage d’un certain type de « guerres civilisées » de l’impérialisme à un autre - d’un « ennemi principal » (des puissances impérialistes), le communisme (contre lequel l’alliance avec Ben Laden se « justifiait »), à un autre type d’ennemi, généralisant le « terrorisme islamiste ». Dans la nouvelle idéologie des rapports mondiaux, l’Islam jouera un rôle fondamental.
Le conflit yougoslave se situe « entre deux », au moment de ce basculement « post-communiste ». On y cernera des traits empruntés aux deux périodes, dans certaines perceptions et interprétations.
Mais de quoi s’agit-il ? La crise yougoslave se caractérise par un double démantèlement, celui d’une fédération multinationale, et celui d’un système économico-social basé sur la propriété sociale dite autogestionnaire : celle-ci se distinguait du modèle soviétique (et fut introduite dans les années 1950, après la rupture entre Staline et le régime dirigé par Tito, chef historique du parti communiste et de la révolution yougoslaves).
Je ne peux traiter ici des apports et des contradictions de cette expérience [1].
Quelles furent les causes des conflits violents qui sont notre sujet ?
Divers types d’interprétations profanes
Les interprétations profanes sur les causes de la décomposition yougoslave et de ses violences sont de plusieurs ordres :
– Il existe tout d’abord des interprétations de type complotiste pour lesquelles le démantèlement de la fédération, était fondamentalement le produit d’interventions essentiellement extérieures : d’une part, l’Allemagne ou/et le Vatican auraient, en soutenant le séparatisme des républiques slovène et croate -catholiques et riches-, voulu retrouver leurs « sphères d’infuence » dans ces régions et exprimé leur hostilité « historique » à la Yougoslavie. Au-delà, l’impérialisme – américain notamment – et le FMI, auraient porté le projet de démantèlement d’un système se réclamant du socialisme qui, en raison de ses caractéristiques autogestionnaires et de son non-alignement sur l’Union soviétique, aurait pu encore exercer une certaine attractivité.
– L’autre grande thèse largement « profane » et répandue était celle des « haines fatales inter-ethniques » : elle partait de la multiplicité des communautés nationales et de leurs conflits passés et développait l’idée que le communisme et son système de parti unique avaient étouffé ces conflits, insurmontables dans un cadre unifié. Avec la crise du système de parti unique, ce qui semblait avoir disparu (à cause de la répression), remontait à la surface.
J’étais, quant à moi, en désaccord à la fois avec la thèse des « haines fatales inter-ethniques », et celle des complots extérieurs. Il y avait des causes politiques, socio-économiques (y inclus des conflits nationaux et culturels) de conflits, contradictions et échecs. J’en ai fait l’étude du point de vue même des idéaux socialistes et autogestionnaires dont le système se réclamait (et qui étaient populaires) : au cœur de l’échec (non fatal) on peut cerner l’absence de moyens et d’institutions démocratiques permettant aux autogestionnaiers eux-mêmes (dans leurs diversité, hommes et femmes de diverses nationalités et culture, travailleurs et citoyens) de gérer les difficultés ; de déterminer leurs buts communs et les moyens pour les atteindre, d’en faire le bilan critique, de rectifier...
Il y eut peu de temps (la Yougoslavie titiste est née au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale...) pour une telle expérience et pour surmonter les difficultés ; et des facteurs externes, internationaux aggravants. Nier les « complots » externes n’implique aucunement de négliger ces facteurs. La révolution yougslave puis le régime titiste ont résisté aux rapports de domination que voulait imposer l’URSS stalinisée. Mais cela a impliqué une ouverture et dépendance plus grande envers l’environnement capitaliste, avec différentes phases. Il y eut des causes extérieures d’aggravation de la dette dans les années 1970-1980 : montée des taux d’intérêt des prêts externes, montée du prix du pétrole ; puis le rôle du FMI, et des enjeux géo-politiques. Dans un contexte intérieur de fragilité politique et socio-économique, les choix des grandes puissances deviennent essentiels. Les Etats-Unis voulaient en 1991 maintenir l’OTAN et l’étendre après la fin de la « guerre froide ». L’UE cherchait à se construire, sans aucune cohérence réelle interne et extérieure. Tous ces acteurs ont exploité la crise yougoslave en fonction de leurs intérets propres, en « pyromanes pompiers ».
Mais les acteurs internes n’étaient pas de simples pions, ils avaient leurs « agendas » propres – au-delà des alliances conjoncturelles : en pratique, la dislocation de la fédération, le développement de la violence ont eu pour enjeu fondamental le partage des territoires et des richesses entre de nouveaux pouvoirs d’Etat-nations. Ils ont cherché à légitimer leur contrôle de territoires et leur appropriation des richesses sur la base idéologique du nationalisme à la place des légitimations antérieures du régime, au nom du socialisme. La crise a débouché sur la construction d’Etats nations exclusifs porteurs de guerre dans les espaces les plus mélangés et les plus fragiles de l’ancienne fédération.
Que vient faire la religion dans tout cela ?
Elle s’insère dans la genèse de plusieurs « nations » yougoslaves, et parmi la plus fragile, celle des « Musulmans » bosniaques.
Nations, nationalités et citoyenneté dans la Yougoslavie titiste
Il faut tout d’abord distinguer les notions utilisées dans la constitution yougoslave
Il faut prendre garde au fait qu’en France, deux notions sont superposées, celle de citoyenneté et celle de nationalité (on est citoyen français, ou appartenant à la « nation » française – cela se superpose). Dans bien d’autres pays, et en particulier dans la Yougoslavie titiste, on distingue ces deux notions :
– la citoyenneté relèvait du « droit du sol », ou de l’appartenance au territoire géré par l’Etat (en l’occurence la fédération mais aussi les républiques) ; on était, au plan politique, citoyen de la Yougoslavie et de chacune de ses républiques (Croatie, Bosnie, Serbie, Slovénie, etc), de diverses origines, religions, langues.
– Cela se distinguait de la notion de « peuple » ou « nation » au sens de communauté « ethnico-nationale », culturelle (au sens large, incluant la religion) : on se « déclarait » (dans les recensements) de telle ou telle « nation » - ou « indéterminés ». C’était donc, subjectif et susceptible d’évoluer. Les « nations » étaient représentées dans une chambre spécifique, indépendamment de leur nombre, pour y défendre leurs droits. On se déclarait librement « serbe » ou croate par exemple, quelle que soit la république où l’on était : la plupart des républiques étaient elles-mêmes « multi-nationales » (la Croatie était la république du peuple croate ET du peuple serbe ; la Bosnie était une république de trois « peuples » - serbes, croates et « Musulmans » bosniaques (on y reviendra). Les identités nationales peuvent se combiner, bien sûr dans des espaces de mélanges. Et vers la fin de la Yougoslavie, compte tenu des mariages mixtes et de l’attachement à la Yougoslavie, des millions de « citoyens » yougoslaves ont aussi voulu se « déclarer » de « nation » yougoslave.
Les « nations constituantes » (slaves) qui se sont regroupées volontairement dans le projet de fédération, avaient eu des histoires différentes : certaines avec un passé de royaume/Etat propre, d’autres pas (les Slovènes n’avaient jamais eu d’Etat propre : ils ont acquis des droits nationaux dans la Yougoslavie).
– Les communautés nationales qui se retrouvaient en Yougoslavie mais y étaient une minorité, avec un Etat de référence extérieur, (Hongrois de Vojvodine, Albanais, au Kosovo, en Macédoine, au Monténégro) n’avaient pas le statut de « nations » dotées du droit d’autodétermination (impliquant le droit de se séparer) mais celui de minorités nationales (un vocabulaire spécifique permettait de ne pas utiliser le mot « minorité » perçu comme discriminatoire). Comme les Hongrois, les Albanais de Yougoslavie se distinguent par leur langue, non slave. Au plan religieux, les Albanais sont majoritairement, mais non exclusivement, musulmans (en Grèce ils sont plutôt orthodoxes, au Monténégro, plutôt catholiques). L’enjeu fondamental de leur lutte est « national » et non pas religieux : quel statut ? Dans quel Etat (le Kosovo comme république yougoslave ? Comme Etat indépendant ? Ou regroupement des Albanais dans un seul Etat ?)
Un point essentiel à souligner ici, qui dépasse notre sujet : les « nations » (communautés qui se battent pour des Etats, sous diverses formes) sont des productions historiques, évolutives, et dont la genèse est très diverse : certaines nations yougoslaves se sont constituées autour de la langue (le Slovène, par exemple) ; d’autres, parlant la même langue se sont différenciées par une histoire (la France n’est pas le seul pays francophone.. ; de même, ceux qui parlent le « serbo-croate » ne « sont » pas tous/ ne se « déclarent pas tous / des « Serbes », y compris quand ils partagent la même religion de base ; les Monténégrins ont été différenciés par l’autonomie acquise dans leur résistance au sein de l’Empire ottoman ; les Croates, catholiques se sont retrouvés principalement dans l’Empire austro-hongrois).
Mais de ces histoires différentes n’émerge pas non plus un choix politique unique : il y eut plusieurs périodes où dominaient les partisans d’un rapprochement politique des Slaves du sud (Yougoslaves) dans un même Etat. Mais quel Etat ? Reconnaissant la diversité des « nations » composantes ? Ou imposant un « moule » forcé « le yougoslavisme » ? Ou contre de telles tendances, les projets d’Etats-nations exclusifs les uns des autres ?
Dans les phases de rapprochement ; les linguistes ont mis l’accent sur ce qui était commun au « serbo-crate ». Dans les périodes de séparation politique, celle-ci a été « consolidée » par une séparation des langues, et l’accent sur des Eglises différentes... Il n’y a là rien de « scientifique » ou de purement « objectif » qui donnerait une « définition » des « nations », et encore mois des solutions politiques et socio-économiques permettant de défendre leurs « identités » et permettre librement des choix individuels et collectifs évolutifs. Mais il s’agit là de questions « profanes » où la religion est une composante des cultures et des droits, mais non pas la base unique ni principale des conflits.
Conclusion d’étape ; sur les causes des conflits yougoslaves des années 1990s
Il est intéressant de comparer deux phases de violences « inter-ethniques » et politiques associées à la crise d’un Etat multinational yougoslave lors de la Seconde Guerre mondiale (fin de la première Yougoslavie) et en 1991 (fin de la seconde).
– La première Yougoslavie était née de plusieurs facteurs : aspirations au regroupement de peuples slaves pour résister à l’assimilation, décomposition des grands empires (ottoman, austro-hongrois, tsariste), luttes de classes marquées par l’impact de la révolution d’Octobre, et finalement, compromis entre grandes puissances victorieuses (Grande-Bretagne, France, notamment) instrumentalisant l’explosion des « questions nationales » pour reconfigurer les frontières et régimes à leur solde.
– Lors de la Seconde Guerre mondiale, cette première Yougoslavie, devenue en 1929 dictature « unitariste » sous domination de la Royauté serbe, fut envahie et dépecée par les troupes nazies et fascistes. Son éclatement fut à la fois crise d’une « prison des peuples » et d’un Etat de la périphérie capitaliste échouant à industrialiser l’essentiel de son territoire, et produit d’un dépeçage par les puissances coalisées allemande et italienne. Il y eut plus d’un million de morts (sur une population de moins de 15 millions d’habitants) d’une guerre combinant ses enjeux mondiaux et une guerre civile divisant l’espace yougoslave entre Partisans (dirigés par le Parti communiste) yougoslaves, et courants nationalistes soit favorables au retour de la royauté serbe soit à la construction d’Etats-nations exclusifs.
La victoire d’un nouveau projet yougoslave contre ces derniers montre combien les « haines fatales inter-ethniques » et la domination des grandes puissances peuvent être combattues victorieusement : mais les espoirs concrets de droits sociaux et nationaux égalitaires portés par les Comités de Libération Nationale et l’armée populaire dirigée par les Partisans expliquent cette victoire.
– En 1991, il n’y avait plus d’ennemi extérieur commun. Et les causes internes de fragilité (creusement des écarts entre région, corruption du régime, absence de système cohérent de droits et de gestion des choix) n’ont pas débouché sur de nouveaux projets yougoslaves communs, mais sur les pressions en faveur des privatisations et de l’insertion, en ordre dispersé dans l’Union européenne, sur des bases de construction d’Etats-nations
Ce sont donc bien des questions socio-économiques et politiques qui étaient à la racine de la crise. Mais la dégénérescenec de cette crise vers des guerres, en l’absence d’un projet multi-national, était associée à la nature des forces politiques dominantes et à leurs projets – pas à la religion. La volonté d’appropriation des territoires « mélangés » multinationaux allait devenir l’enjeu piégeant les « minorités » au sein d’Etats-nations discriminatoires envers elles, par la redéfinition des droits sociaux et de la « citoyenneté » au sein des « nations » au profil désormais imposé. Les frontières des républiques fédérales n’étaient pas « ethniques » (tous les Serbes n’étaient pas en Serbie, tous les Croates n’étaient pas en Croatie...) ; les « nations » étaient le plus souvent dispersées sur plusieurs républiques (sauf en Slovénie où citoyens et nation slovène se superposaient largement).
De surcroît toutes les nations – et toutes les communautés nationales (minorités) – de Yougoslavie n’avaient pas la même « continuité historique » ou le même rapport de force pour défendre leurs droits ou leurs nouveaux objectifs, pour les « légitimer ». Les Albanais de Yougoslavie étaient en position de faiblesse non pas pour des raisons religieuses, mais parce qu’ils n’étaient pas, dans la Constitution, reconnus comme « nation constituante » dotés du droit d’auto-détermination. Les « Musulmans » de Bosnie étaient la plus fragile des nations reconnues comme « constituantes » par le régime titiste – avec une appellation à connotation explicitement religieuse.
Voilà pourquoi il faut maintenant se concentrer sur ce cas par rapport à notre sujet.
Il relève de l’interprétation « profane » et politique générale que nous avons évoquée : l’enjeu des guerres qui ont ravagé la Bosnie fut le partage territorial de cette république entre pouvoirs voisins (serbe et croate) – de même que le conflit au Kosovo avait pour enjeu l’appropriation du territoire de la province du Kosovo au nom de deux « histoires nationales » conflictuelles sur ce territoire. La religion n’était pas la cause des conflits. Par contre son étroite imbrication dans la genèse de la « nation » des « Musulmans » (bosniaques) et le caractère récent et précaire de celle-ci, facilita un « ethnocide » spécifique – instrumentalisant l’islamophobie - combiné à une perception religieuse de ce conflit.
Le cas de la Bosnie Herzégovine
Il y a – aujourd’hui encore – trois « peuples » ou « nations » constituantes slaves en Bosnie-Herzégovine. Ils se distinguent par une histoire et une culture associées à la religion dominante (orthodoxe, catholique ou musulmane). Elles parlent (comme en Croatie ou en Serbie) des variantes régionales de la même langue, dotée de deux alphabets (cyrillique et latin qui étaient tous deux utilisés dans la république) – mais depuis l’éclatement de la fédération, on distingue trois langues, le serbe, le croate et le bosnien...
Au début du régime titiste, les musulmans de Bosnie pouvaient se déclarer (dans les recensements nationaux) Croates, Serbes, ou « indéterminés » (catégorie officielle des recensements) - et c’est massivement cette dernière catégorie qu’ils adoptaient jusqu’à la nouvelle Constitution du milieu des années 1960. A cette époque, le régime de Tito accentuant un traitement égalitaire des différentes nations (soucieux d’atténuer le poids des nationalismes dominants serbe et croate), a décidé l’introduction d’une nouvelle catégorie, – en positif, à la place des « indéterminés » et à côté des bosno-serbes et bosno-croates – : les « Musulmans » avec une majuscule en français pour distinguer la « nation » de la religion - comme en URSS les Juifs – avec majuscule – des recensements nationaux se distinguaient de la communauté religieuse des juifs. Et c’est cette appellation sécularisée qu’adopteront la grande majorité des Bosniens (citoyens de Bosnie) de culture musulmane. Cette politique de consolidation des équilibres nationaux s’insérait également dans le cadre d’une politique internationale de non-alignement populaire dans bien des pays à majorité musulmane.
Les Musulmans de Bosnie sont, depuis la nouvelle constitution de Bosnie, appelés « Bosniaques » pour éviter la confusion avec la religion musulmane à proprement parler. Il s’agit de Slaves (catholiques, orthodoxes ou “hérétiques”) qui, sous l’empire ottoman, se sont convertis à l’Islam. Dans les recensements nationaux de la Bosnie Herzégovine de 1991, on comptait environ 43% de Musulmans/Bosniaques (pour environ 20 % de musulmans pratiquants) ; 30% de Serbes (pour environ 20% d’orthodoxes pratiquants) et quelque 18% de Croates (environ 15 % de catholiques pratiquants) – tous citoyens de Bosnie (Bosniens). Les trois nations ont donc une genèse historico-religieuse différente, qui lèguait dans l’ancienne Yougoslavie et Bosnie leurs cultures au sens large, sans empêcher les relations de voisinages, le partage des fêtes, les mariages croisés, et la diminution, comme dans toutes les nations, de la part de croyants pratiquants. (On peut noter que la communauté musulmane était aussi la plus concentrée dans les cités industrielles de la Bosnie, comme Tuzla, favorisant de fait le brassage). Au plan subjectif, beaucoup de citoyens de la Bosnie tendaient à se déclarer « Yougoslaves » - et l’attachement à une identité « bosnienne » (plurielle) a été particulièrement forte chez les musulmans - contrairement à un des clichés qui a été souvent répandu pendant la crise des années 1990 par les courants nationalistes serbes ou croates selon lesquels : Musulmans = musulmans = fondamentalistes...
On voit là émerger comment la religion a été insérée et instrumentalisée en Bosnie-Herzégovine, alors que partout ailleurs, que ce soit en Macédoine, en Slovénie et même au Kosovo – et plus globalement à l’échelle de la crise yougoslave elle-même – les conflits ont été interprétés en tant que conflits nationaux associés au changement de système socio-économique, et non pas religieux.
La Bosnie Herzégovine sujet des appétits serbes et croates
En Bosnie Herzégovine, une guerre de nettoyage ethnique de territoires va se dérouler entre 1992 et 1995 – dont on peut suivre la macabre avancée sur l’évolution des cartes : on y voit émerger les « entités » finales, cristallisées dans la constitution de Dayton mettant fin à la guerre. Selon les recensements officiels, cette guerre a produit quelque 2 millions de personnes réfugiées (hors du pays) ou déplacées (d’une région à une autre de la Bosnie-Herzégovine) et environ 100 000 morts - dont 70% de Musulmans (au sens large) alors qu’ils ne représentaient que 43% de la population de la république.
Si les Musulmans n’ont donc pas été les seules victimes du conflit, ces chiffres indiquent cependant qu’ils en ont été les victimes principales. La cause peut aussi se « visualiser » sur les cartes de la Bosnie-Herzégovine où l’on peut repérer que les Musulmans se trouvaient très largement au centre du pays, donc pris en tenaille entre les milices et armées de deux nationalismes exclusifs cherchant à se partager la Bosnie-Herzégovine (le dirigeant serbe Slobodan Milosevic avait secrètement rencontré celui de Croatie, Franjo Tudjman au début des années 1990, dans le but d’un tel partage ; et les milices nationalistes bosno-serbes et bosno-craotes se rencontrèrent régulièrement à Graz, en Autriche) :
– d’un côté, les nationalistes serbes considéraient les Musulmans bosniaques comme des traîtres à la cause serbe (ils sont ainsi supposé avoir été des Serbes se convertissant à l’islam à l’époque de l’empire ottoman) ; les « tchetniks » (nationalistes serbes) pratiquaient un « revanchisme » historique et haineux contre les « Turcs » et traîtres musulmans ;
– de l’autre, les nationalistes croates (dont l’extrême-droite « oustachie »), considéraient au contraire les Musulmans de Bosnie comme des Croates – et dans leur lutte contre Belgrade, ils tenaient un discours hypocrite : ils accueillirent un temps les réfugiés Musulmans, mais ils les maltraitaient et supprimaient leurs papiers (pour forcer à l’assimilation à l’identité croate) – et dans la région de l’Herzeg-Bosna avec pour capitale Mostar, ils pratiquèrent les mêmes nettoyages ethniques anti-musulmans que les nationalistes serbes ailleurs. En outre, le dirigeant de la Croatie, Franjo Tudjman, cherchant à obtenir le soutien des Etats-Unis (notamment des armes), se présenta comme un “ rempart contre l’islamisme” en Bosnie- Herzégovine.
Au même titre que le projet de Grande Croatie intégrait totalement la Bosnie, le projet de Grande Serbie intégrait lui aussi totalement la Bosnie. Nier la réalité de l’identité « bosnienne » et plus spécifiquement de ceux qui lui étaient le plus attachés, les « Bosniaques » (Musulmans) fut la « légitimation » de cet ethnocide.
Dimensions internationales : entre deux périodes
Cette guerre allait être perçue dans le monde musulman comme une nouvelle croisade chrétienne - perception au demeurant parfaitement compréhensible même si elle n’est pas forcément juste, au vu de la proportion des victimes musulmanes et de l’émergence (chez les les agresseurs) d’un discours islamophobe, et du fait que les agresseurs appartenaient à des nations à dominante orthodoxe ou catholique. [2]
Mais il est indispensable de revenir sur le positionnement des grandes puissances à cette époque-là. On se trouve, on l’a dit au début, dans une configuration particulière, avec la décomposition de l’URSS, à un moment de basculement où la Russie est sous la domination de Eltsine. Celui-ci va se révéler un allié de choix de l’impérialisme américain dans sa volonté d’en finir avec tout ce qui pouvait rester de l’URSS : c’est Eltsine qui va organiser à la fois la décomposition de l’Union soviétique (au bénéfice de la Fédération de Russie) et les privatisations généralisées. Et c’est encore lui qui va mener la sale guerre contre les Tchétchènes musulmans, sans la moindre critique de la part des Etats-Unis : elle s’inscrira dans les « guerres contre le terrorisme ».
Pourtant, la tonalité des discours de Washington, concernant la crise yougoslave, se rattache encore à l’ancien « paradigme » de l’ennemi principal (communiste). D’autant que les horreurs commises en Bosnie Herzégovine vont faire basculer les opinions publiques en Europe et aux Etats-Unis en faveur des populations musulmanes victimes d’un agresseur supposé unique : le serbo-communiste Milosevic – bien que celui-ci n’avait plus grand chose à voir avec le communisme : jouant sur toutes les idéologies (du nationalisme serbe à un « yougoslavisme » proche de celui de la première Yougoslavie sous dominantion serbe), il cherchait, lui aussi, à s’emparer des territoires les plus larges possibles pour en privatiser les ressources, en défendant son propre pouvoir dans le cadre d’alliances (internes et externes) évolutives.
Washington va s’emparer des différentes phases de la crise yougoslave pour y défendre ses propres intérêts (redéploiement de l’OTAN, notamment). La guerre en Bosnie, et les impasses des plans européens et onusiens vont lui permettre une opération politico militaire d’envergure : les Etats-Unis se présenteront comme les amis des musulmans contre le « serbo-communisme » de Milosevic. Mais pour quel type d’orientations pratiques ?
Deux options étaient en présence
- La première était de lever l’embargo sur les armes en faveur des populations en position de légitime défense – donc pour l’armée dirigée de Sarajevo, théoriquement contre un attaquant unique. Soutenue dans le monde musulman, cette option sera controversée à l’intérieur des diplomaties étatsunienne et occidentale. La peur de livrer des armes à des groupes djihadistes sans être en mesure de vraiment contrôler la dynamique de leur lutte armée amènera les Etats-Unis à écarter cette option.
- La deuxième, qui fut adoptée, consista à s’appuyer stratégiquement sur le pouvoir de Zagreb et de lui livrer des armes, en le poussant à une alliance avec l’Armée de Sarajevo. Le discours et profil de Franjo Tudjman facilitaient cette option : se présentant comme « ami des musulmans et démocrate » (contre le « serbo-communiste » Milosevic). Pourtant, Tudjman et Milosevic provenaient du même parti et défendaient en substance, sous des étiquettes différentes, des objectifs communs, avec des méthodes largement similaires. Et en pratique, l’unification de l’armée croate et de l’armée de Sarajevo était rendue difficile après les nettoyages ethniques menés par les troupes nationalistes croates contre les musulmans, en 1993 à Mostar (avec destruction radicale du quartier musulman) et dans la partie proche de la Croatie. Néanmoins une alliance conflictuelle se noue contre les forces armées serbes, et va équilibrer le rapport de force, sans que les Etats-Unis n’impliquent leurs propres troupes, mais en donnant à la diplomatie des Etats-Unis un rôle dirigeant.
C’est à Dayton, aux Etats-Unis, que se négocieront les accords qui mettront fin à la guerre en établissant une nouvelle Constitution pour le pays. Ce cessez-le-feu de 1995 « constitutionnalisera » le résultat de trois années de conflits, produisant une large homogénéisation ethnique du territoire. L’accord créant une constitution pour la Bosnie-Herzégovine, s’appuyait en fait sur la signature de Milosevic et de Tudjman, tout en reconnaissant la présidence du pays à Ilja Izetbegovic. Le pays fut déclaré « souverain » mais sous contrôle international ; « uni » mais divisé en deux « entités » (ainsi nommées pour les rendre « administratives », et tempérer les vélléités séparatistes, côté serbe et côté croate) :
– la République serbe de Bosnie (dite Republika Srpska) sur 49% du territoire, dans les parties contrôlées par les nationalistes serbes ; sans avoir explicitement le droit de se détacher de la Bosnie, elle était dotée d’organes politiques autonomes (parlement, gouvernement...) et constituait de facto une reconnaissance des nettoyages ethniques,
– La « fédération croato-musulmane » (aujourd’hui dite « croato-bosniaque » selon la nouvelle appellation des Musulmans de Bosnie), impliquant formellement plus qu’en pratique, la dissolution de « l’Herceg-Bosna », symétrique de la Republika Srpska , et sa fusion avec la partie du territoire à dominante Bosniaque, au centre du pays.
La diversité des points de vue musulmans
Les Musulmans bosniaques, comme d’ailleurs tant d’autres personnes de l’ex-Yougoslavie, incorporent en eux-mêmes une très grande diversité de « déterminants » identitaires et politiques ; ils n’ont cessé de s’interroger sur eux-mêmes depuis que la Bosnie-Herzégovine a quitté l’Empire ottoman en 1878 [3]. L’éclatement de la Yougoslavie ne pouvait manquer de faire rebondir ces interrogations et une diversité de choix politiques et identitaires dans un nouveau contexte.
Même s’il y a eu des courants à base religieuse, on pouvait constater un soutien prédominant (à défaut d’une Yougoslavie démantelée à laquelle ils étaient très attachés), à un projet de défense d’une Bosnie-Herzégovine multiculturelle – contre les nationalismes serbe et croate. L’expérience de Tuzla, principale cité industrielle de ce pays d’un peu plus de 4 millions d’habitants est significative : il y vit une population de 80 000 personnes, reflétant les proportions nationales du pays, évoquées plus haut – donc une majorité relative de Bosniaques Musulmans. Et c’est aussi là que l’on a constaté la plus forte résistance aux votes pour les partis nationalistes serbes et croates et pour le parti d’Alja Izetbegovic, le SDA (Parti d’action démocratique). De même, loin d’être « djihadiste », l’Armija (Armée dirigée à Sarajevo) était, à Tuzla et de façon dominante sur la partie du territoire à majorité musulmane où elle était organisée, portée par les traditions et l’idéologie de l’Armée de libération nationale, anti-fasciste et multinationale des partisans yougoslaves - même si le respect des prières pouvait être organisé et s’il y eut dans l’Armija des bataillons de « djihadistes ».
La réalité dominante sécularisée des musulmans, n’empêchait pas l’existence d’aspirations religieuses. Les comportements individuels, associations, courants ou partis musulmans à base religieuse furent (comme ailleurs) divers : l’attachement à la religion et au respect de ses pratiques, pouvait nourrir une hostilité à sa « politisation » en partis, avec une critique des traits partagés par l’ancien parti unique et tous les nouveaux partis du pays, à dominante serbe, croate ou musulmane : la corruption. Le principal parti national des musulmans était le SDA qui a lui-même été loin d’être homogène et d’afficher un projet religieux. Il a connu plusieurs scissions.
La solidarité légitime que les Musulmans bosniaques ont reçu du monde musulman s’est accompagnée de contre-sens à la fois sur la nature du conflit et sur les aspirations des Musulmans – le président Izetbegovic oscillant lui-même entre un profil de chef religieux s’inscrivant dans un projet d’Etat musulman, et celui de président de Bosniens attachés à un projet séculaire et multi-national. Ce dernier a prévalu parce qu’il était davantage susceptible d’être soutenu par la « Communauté internationale » mais aussi parce que telle était l’aspiration dominante des Musulmans Bosniaques. Ceux-ci voulaient être considérés tout d’abord (et défendus) comme « citoyens » de Yougoslavie, de Bosnie, d’Europe...
Réalité et grilles d’interprétation
Au total, les interprétations religieuses ont donc prévalu dans le monde musulman – et sans doute parmi les populations musulmanes extérieures à la Bosnie et qui percevaient principalement l’horreur de massacres dont la population musulmane était la première victime.
Mais il y eut aussi de premières manifestations d’iinterprétation du conflit instrumentalisant la religion dans un sens islamophobe : ce fut le cas de l’extrême droite française, le Front national soutenant le pouvoir serbe contre des populations musulmanes (du Kosovo ou de Bosnie) « envahissantes » (à la fois au plan historique et sous l’angle du taux de fécondité) et représentant un ennemi de la « nation » serbe – comme de l’Europe chrétienne.
Il faut enfin, dans un tout autre ordre de pensée politique, souligner aussi l’erreur d’interprétation politique d’une partie de la gauche radicale, se trompant de conflit et de période : dans ce cas, c’est l’alliance de l’impérialisme américain avec Ben Laden contre l’intervention soviétique en Afghanistan en 1979 qui a été la grille d’interprétation. Le positionnement de Washington en soutien aux Musulmans de Bosnie et aux Albanais du Kosovo et contre le supposé « serbo-communisme » de Milosevic fut interprété avec cette même grille, erronée sur de multiples plans : elle reflétait une grande ignorance de ce qu’étaient les Musulmans Bosniaques et de ce que furent leurs orientations réelles ; mais aussi un aveuglement sur la proximité des régimes Milosevic/Tudjman et les mutations de ces deux ex-communistes ; c’était aussi se tromper sur la réalité de la politique des Etats-Unis, en fait désormais très défiants envers les musulmans et envers toute logique djihadiste et préférant soutenir le régime réactionnaire de Franjo Tudjman.
Il était possible de combattre ces positions, dans des analyses et des actions militantes, au sein de la gauche radicale, en France et en Europe, en n’attendant pas l’intervention de l’OTAN pour être mobilisé sur les horreurs de la crise yougoslave : contre les guerres en Bosnie, je fus parmi les membres fondateurs de l’Association Sarajevo et impliquée dans des réseaux de solidarité concrète contre toutes les victimes des nettoyages ethniques –avec une solidarité particulière et directe, avec Tuzla ; puis, face à la guerre de l’OTAN sur le Kosovo, nous avons été nombreux à organiser une campagne nationale et européenne défendant le droit à l’autodétermination des populations du Kosovo à la fois contre l’intervention de l’OTAN (bombardant les populations sans soutenir des droits), et contre la politique de Belgrade s’appropriant le Kosovo contre toute logique de droits égaux.
Ce faisant, nous savions que Milosevic avait été à Dayton un appui de la diplomatie des Etats-Unis et qu’il n’était pas un défenseur du socialisme autogestionnaire yougoslave mais un de ses principaux fossoyeurs ; ce dont témoigne la défense de Slobodan Milosevic au Tribunal pénal international de La Haye : il soutint que l’OTAN s’était trompé de cible, et que la diplomatie des Etats-Unis aurait dû poursuivre son alliance avec lui, telle qu’Holbrooke l’avait recherchée à Dayton. Dans sa défense, l’ennemi désigné étaient les réseaux de Ben Laden au Kosovo et en Bosnie, selon l’assimilation islamophobe désormais bien répandue, où tout musulman (surtout quand il/elle résiste à une agression) est un terroriste islamiste en puissance...
Catherine Samaray