Jeudi 22 janvier, à trois jours des élections, l’atmosphère au centre d’Athènes est électrique, les gens sont nerveux. Ils se hâtent à régler des affaires en suspens, sachant que le lendemain certains organismes et offices travailleront au ralenti, parce que leurs employés feront usage de leur droit de s’absenter deux jours pour aller voter à leur lieu d’origine. Des citoyens, surtout des jeunes, s’attroupent devant les tableaux d’affichage public pour savoir à quel local électoral ils doivent se rendre. Ceux qui ont juste « 17 ans révolus » et viennent d’accéder au droit de vote constatent qu’ils ne peuvent pas en faire usage, parce que le ministre de l’intérieur a négligé de mettre à jour les registres électoraux… On dirait que gouvernement Samaras a peur du vote des jeunes.
Depuis quelques jours, les partis politiques ont installé sur des places centrales leurs pavillons d’information. Celui de la Nouvelle Démocratie à Syntagma, revêtu du bleu-blanc national, proclame « Nous ne mentons pas ». Quelques carrés plus loin, sur la place Koraï en face de l’Université, on identifie de loin, grâce à ses couleurs et son enseigne, le quartier général de Syriza. Son chapiteau abrite une salle de réunion géante et des bureaux complètement équipés pour le travail de communication. C’est là qu’on accueille les journalistes et amis étrangers et qu’ils reçoivent information et appui logistique pour leur travail ; s’ils le désirent, un traducteur est mis à leur disposition.
En ville, on cause élection : au restaurant d’un centre commercial, trois dames d’âge mur, parlent de choix décisifs à opérer dimanche. Alors que l’une d’entre elles affirme « qu’ils vont tout abimer », son interlocutrice remarque que « de toute façon c’est déjà fait » ; quand elles se séparent, Maria a réussi à convaincre son ancienne camarade du Parti communiste (KKE) de se tourner vers Syriza. Chauffeurs de taxi, serveurs de bistrot, petits commerçants de quartier sont conscients que quelque chose est en train de se passer et affirment que « même si Tsipras arrive à tenir le tiers de ce qu’il a promis, c’est déjà ça ». Ce jeudi après-midi, les rues commerçantes se vident assez tôt. Les gens savent que dans quelques heures le centre-ville sera fermé à la circulation à cause de deux meetings et se dépêchent de rentrer chez eux. C’est le dernier jour pour tenir ce type de manifestation, à partir du lendemain « attroupements » et manifestations sont interdits.
Comme l’usage politique veut que le principal parti d’opposition ait droit au dernier mot avant la scrutin, Syriza prépare depuis longtemps son rassemblement, en début de soirée à la place Omonia. Mais voilà que le KKE s’empresse à appeler au sien juste une heure avant celui de son cousin de la gauche radicale. Le centre ville est envahi par ses affiches, dont le graphisme semble copié sur celles de Syriza. On m’explique que le Parti communiste à mis sur place une manifestation presque parallèle à celle du Syriza pour mordre sur le temps de la retransmission télévisée de la manifestation à la place Omonia, tant attendue par le public. Le Parti communiste n’a pas de propositions concrètes sur le comment sortir de l’impasse actuelle, mais des haut-parleurs puissants. Il assourdit le peuple en lui intimant de venir renforcer le KKE. Ses jeunes militants tentent désespérément de convaincre les badauds de voter pour leur parti et distribuent Rizospastis, le quotidien du KKE. Les passants qu’ils accostent constatent qu’ils sont à court d’arguments, mais déclarent péremptoirement que SYRIZA serait du PASOK recyclé. Apporter leurs forces à une lutte commune de la gauche n’est décidément pas leur truc. Sans complexes, ils collent la pub du KKE sur les affiches d’autres formations de gauche, notamment sur celles d’ANTARSYA. Ce dernier prône les luttes sur le terrain plutôt qu’au Parlement et à travers les mécanismes gouvernementaux. Ils se sont pourtant présentés aux élections. Même sans partager leurs conclusions, on est obligé d’admettre que leur raisonnement est cohérent et que leur approche mérite au moins d’être discutée.
Dimanche 25 janvier il fait un temps splendide. Sur les terrasses ensoleillés des cafés, chacun y va de sa prévision pour l’issue du scrutin. A partir de 17 heures, la place Koraï se remplit de Grecs et d’amis d’ailleurs. Certains portent un bébé emmailloté, d’autres poussent la chaise roulante d’un aîné. Aux nombreux sympathisants accourus d’Europe s’ajoutent des Australiens, qui ont fait un long voyage, et quelques Asiatiques. Il y a beaucoup d’Italiens ; les femmes du groupe chantent et dansent. L’écran géant du chapiteau de Syriza projette en permanence les informations télévisées : des estimations, puis des résultats partiels. Les haut-parleurs du pavillon diffusent de la musique, on entonne des mélodies de Mikis Théodorakis mais aussi des chansons révolutionnaires d’ailleurs. C’est la liesse, comparable à celle dont témoignent les documentaires sur la libération de la Grèce des Allemands en 1944 ou sur la chute de Salazar au Portugal. Nikos, un délégué de Syriza, officie comme maître de cérémonie, salue les délégations étrangères, les personnalités de la gauche et d’autres amis. La foule applaudit mais attend l’arrivée de Alexis Tsipras, qui est annoncée pour 22 heures, puis reportée.
On sait assez vite que Syriza gagne les élections, mais il reste la question s’il dépassera la barre de 50% et pourra former un gouvernement sans passer d’alliances. On attend plus longuement les résultats des grandes circonscriptions urbaines, en particulier d’Athènes et du Pirée, dont le vote sera décisif. Les performances de Syriza dans certaines régions agricoles sont impressionnantes. Je suis contente et oublie presque mes inquiétudes : Syriza saura-t-il garder son unité, maintenant qu’il sera au gouvernement ou, confronté aux multiples problèmes risque-t-il d’imploser ? Mes amis grecs se veulent rassurants. La veille de mon départ je rencontre Michalis Siachos, le rédacteur en chef de l’hebdomadaire « O dromos tis aristeras » (La voie de la gauche). Il m’explique patiemment les enjeux et souligne que le gouvernement formé le 26 janvier n’est qu’un pas vers la réalisation du programme de Syriza. En quittant Athènes j’ai la conviction que les Grecs, même ceux qui ne votent pas pour la gauche radicale, sont fiers de leur gouvernement, qui ne plie pas l’échine devant les diktats de ces instances financières et politiques qui, durant quatre longues années, les ont traités comme des mendiants.
Anna Spillmann