I.
L’histoire récente de la Grèce a connu un tournant historique le 25 janvier dernier. Après cinq années d’austérité dévastatrice, une crise sociale sans précédent en Europe, et une série de luttes qui ont parfois, particulièrement en 2010-2012, pris une forme insurrectionnelle, voici une rupture politique majeure. Les partis politiques responsables de la mise sous tutelle de la Grèce par la dénommée Troïka (Union européenne, Banque centrale européenne - BCE, Fonds monétaire international - FMI) ont subi une défaite humiliante.
Le Pasok [2], qui en 2009 avait recueilli presque 44 % des voix, n’en a reçu que 4,68 %, et le parti dissident de Giorgos Papandreou, le premier ministre du PASOK qui a introduit les programmes d’austérité, a recueilli 2,46 % des voix. Nouvelle Démocratie a atteint les 27,81 %, presque 9 % de moins que Syriza. La montée électorale des fascistes d’Aube dorée a été contrée, bien qu’ils aient conservé, de manière inquiétante, 6 % des voix. Un autre parti pro-austérité, La Rivière [3], qui représente le programme néolibéral (bien que se disant originaire du centre-gauche), a obtenu seulement 6,05 % des voix en dépit d’un matraquage médiatique intensif.
D’une certaine manière il s’agit de la revanche électorale d’une société qui a souffert et qui a lutté contre les responsables de ces souffrances. N’oublions pas que la Grèce a vu le taux de chômage officiel s’élever jusqu’à 27 % - et le chômage des jeunes jusqu’à 50 % -, a subi une contraction du PIB de presque 25 %, a vu une réduction massive des salaires et des retraites, et a assisté à la mise en place d’une législation imposante autorisant les privatisations, la libéralisation du marché du travail, et la réforme néolibérale de l’université.
II.
SYRIZA a remporté une importante victoire électorale, avec 36,34 % des voix et 149 députés (il ne lui en manquait que deux autres pour obtenir la majorité absolue au Parlement). Symboliquement, c’est une victoire historique. Pour la première fois dans l’histoire de l’Europe moderne, un parti de gauche n’appartenant pas à la social-démocratie va former un gouvernement. Dans un pays où la gauche a été persécutée pendant une grande partie du XXe siècle, l’image d’un Premier ministre dont le premier geste après avoir prêté serment a été de se rendre dans un lieu où 200 communistes furent exécutés le 1er mai 1944 ressemble à une justification symbolique de toute une histoire de luttes.
Ce virage politique vers la gauche est le résultat de bouleversements tectoniques dans les rapports de représentation politiques et électoraux, des bouleversement qui font suite non seulement à la crise économique et sociale, mais aussi au long cycle de luttes contre l’austérité qui a agit comme le catalyseur de nouvelles identités radicales et de nouvelles formes d’appartenance. En tant que tel, il envoie un important message politique de changement et de résistance à l’ensemble de l’Europe, et il a déjà commencé à être une source d’inspiration, ce qui est évident dans les réactions d’enthousiasme de la gauche européenne.
III.
Pendant la campagne électorale, le tournant « réaliste » et droitier des dirigeants de SYRIZA est devenu de plus en plus évident. Les dirigeants de SYRIZA ont abandonné leur revendication d’une abrogation immédiate du mémorandum (les conditions liées aux accords de prêt), qui était le principal moteur de la campagne de 2012. Ils ont pris leurs distances avec la position « pas de sacrifice pour l’euro ». La nationalisation du système bancaire ne fait plus partie de leurs revendications immédiates.
La position programmatique centrale de SYRIZA est une tentative de mettre fin à l’austérité tout en restant dans le cadre institutionnel, monétaire et financier de l’Eurozone et de l’Union européenne. Ses dirigeants ont insisté sur leur capacité à négocier une restructuration et potentiellement une réduction de la dette grecque avec nos créditeurs, c’est-à-dire l’Union européenne et le FMI. En même temps, ils ont évoqué la possibilité d’utiliser la version européenne du « quantitative easing » [4] que la Banque centrale européenne vient juste de mettre en place, à rebours de l’austérité. De plus, ils ont mis en avant la possibilité d’un changement de direction de l’Union européenne basé sur les mouvements de gauche en Europe du Sud ou en Irlande, ainsi que les divergences entre le gouvernement allemand et la BCE ou entre Angela Merkel et Matteo Renzi.
La principale initiative de la politique de SYRIZA, une fois au pouvoir, va être, d’après leurs déclarations d’avant les élections, la création d’une sorte de « filet de sécurité » social en augmentant le salaire minimum à son ancien niveau de 751 euros, en réinstaurant les droits élémentaires de négociation collective, en mettant un terme à la diminution du nombre de fonctionnaires, en apportant une aide immédiate aux 300 000 familles qui vivent sous le seuil de pauvreté, en créant des emplois, et en augmentant les pensions de retraite. Il ne fait aucun doute que ces mesures répondent à une urgence.
Cependant, étant donné l’équilibre actuel des forces dans l’Union européenne, il se pourrait bien que même ce faible relâchement de l’austérité ne soit pas possible. Ce n’est pas qu’une telle rupture avec l’austérité n’est pas financièrement possible ; la raison en est plutôt que la profonde crise de l’Eurozone, qui résulte principalement du néolibéralisme incorporé et institutionnalisé de l’« Intégration européenne », fait craindre à la classe dirigeant européenne tout ce qui peut ressembler à un « changement de paradigme ». C’est particulièrement vrai si on prend en compte la crise de la dette italienne et l’accroissement du déficit public français. Il est donc plus probable que pendant les négociations l’Union européenne cherche à faire pression pour la poursuite de politiques d’austérité, de manière à faire passer le message que personne ne peut se soustraire à la norme.
N’oublions pas que la Grèce est toujours dépendante des financements de l’Union européenne et des liquidités de la BCE, et que le nouveau gouvernement va être confrontés à des caisses vides et des dépenses urgentes pour répondre aux besoins. Répondre à ces besoins urgents, tout en subissant les pressions de l’Union européenne, va être un des premiers défis que devra relever le nouveau gouvernement. De plus, n’oublions pas qu’au sein du programme d’austérité, le gilet de sauvetage offert à la Grèce était conditionné non seulement par des objectifs fiscaux, comme des excédents budgétaires primaires (qui seront eux-mêmes une forme d’austérité), mais aussi à la mise en place d’une législation et de réformes néolibérales. Et la Troïka essayera de poser les mêmes conditions à une remise en cause partielle de la dette. Comme l’écrit le Financial Times : « aucune des propositions de M. Tsipras concernant la remise en cause de la dette n’obtiendra de soutien s’il ne promet pas de poursuivre les profondes réformes de l’économie et du secteur public grecs » [5].
IV.
À la lumière des défis mentionnés plus haut, la nécessité d’une rupture avec la dette, l’euro et l’Union européenne est d’autant plus urgente. Il est évident que seul un arrêt ou un moratoire sur le paiement de la dette et un processus de répudiation de la dette peut fournir au gouvernement grec la capacité d’accroître les dépenses publiques, de manière à commencer à s’attaquer aux conséquences de l’austérité. Il est également évident que des politiques progressistes ne pourront être mises en place qu’en abrogeant l’ensemble des réformes néolibérales imposées à la Grèce dans les dernières années. De telles démarches mèneront inévitablement à la confrontation avec l’ensemble des mécanismes de contrôle de l’Union européenne et avec les clauses qui définissent le cadre de l’Eurozone. En ce sens, une rupture avec l’euro, et donc un retour à la souveraineté monétaire, reste une urgente nécessité – le point de départ pour une politique vraiment progressiste.
V.
Par ailleurs, il est évident que ce pour quoi les gens se sont battus dans les dernières années est plus qu’un « filet de sécurité social ». La réparation du désastre social causé par l’austérité est bien sûr la première et la plus indispensable des étapes. Toutefois, la profonde crise sociale et politique en Grèce, en tant que moment « cathartique », offre aussi la possibilité de s’engager dans une voie sociale et politique qui s’écarte du néolibéralisme et du consumérisme reposant sur l’endettement. Cela signifie que la sortie de l’austérité ne devrait pas être vue comme un simple retour de la « croissance » mais comme un processus d’expérimentation d’un paradigme de développement alternatif, basé sur l’auto-organisation, sur de nouvelles formes de planification démocratiques et participatives, et sur l’expérience et l’ingéniosité collectives des gens qui luttent.
VI.
N’ayant pas obtenu la majorité parlementaire dont elle avait besoin, Syriza a formé un gouvernement avec le Parti des Grecs Indépendants (ANEL). Les Grecs Indépendants sont un étrange hybride de populisme et de valeurs traditionnelles de droite, avec des liens avec des fractions de la classe d’affaires grecque et avec l’Église grecque. Ils ont toujours été opposés à l’austérité depuis qu’ils ont quitté Nouvelle Démocratie.
Les dirigeants de Syriza ont indiqué assez tôt qu’ils pourraient former un gouvernement avec les Grecs Indépendant, même s’ils auraient préféré avoir la majorité absolue. Cette annonce faisait partie d’un changement dans la rhétorique politique d’une position de « gouvernement de gauche » à un gouvernement anti-austérité « de secours social autour de Syriza ». De plus, Panos Kammenos, le dirigeant des Grecs Indépendants, et nouveau Ministre de la Défense, a mené sa campagne avec le slogan : « élisez-moi au Parlement pour que je puisse empêcher Syriza de devenir trop gauchiste ».
En même temps, il faut insister sur le fait qu’il n’y a jamais eu de discussion sur une alliance avec le Parti Communiste Grec (KKE), parce qu’une telle alliance aurait signifie la possibilité d’une coalition anti-Union européenne radicale. C’est quelque chose qu’à la fois Syriza et le KKE ne veulent pas : Syriza à cause de sa position pro-Union européenne, pro-euro ; le KKE à cause de son sectarisme défaitiste et son refus de voir une quelconque possibilité de changement. En termes économiques, il sera possible d’atteindre un équilibre au sein du nouveau gouvernement. En fait, on pourrait dire par certains aspects les Grecs indépendants sont plus « populistes » que les dirigeants de Syriza.
Les Grecs Indépendants ne sont pas anti-Union européenne ni anti-euro, par conséquent il n’y aura pas de divergences sur ce front non plus. En ce qui concerne les droits (par exemple les droits des LGBTQ), les rapports avec l’Église, la politique migratoire, etc., il pourrait y avoir certaines tensions, mais globalement – et en prenant en compte le tournant « réaliste » des dirigeants de Syriza – il semble bien que la coalition va fonctionner, en tout cas au début. Cela aide aussi la direction de Syriza dans sa tentative de présenter l’actuel gouvernement, à la fois nationalement et internationalement, comme une coalition nationale anti-austérité, et pas seulement comme un gouvernement de gauche.
VII.
En ce qui concerne d’autres tendances de la gauche, il faut souligner que le Parti Communiste a connu une légère augmentation de ses scores (5,47%, contre 4,5 % en juin 2012). Pendant la campagne électorale il a conservé un ton assez sectaire, décrivant Syriza comme une alternative au sein du système et présentant le renforcement du Parti comme la seule solution. Cependant, le trait caractéristique de la ligne politique du KKE a été d’insister sur le fait qu’à moins de s’attaquer à « l’opportunisme », il n’y aurait aucun processus de changement. Cette position relativement défaitiste est la base de la politique sectaire du parti. La gauche radicale anti-Union européenne, représentée par Antarsya-Mars, a fait mieux qu’en 2012 (0,64 %, contre 0,33 % en juin 2012), mais était sous pression dans le contexte d’une élection fortement polarisée. Malgré ses tentatives de mener campagne en tant que l’opposition de gauche non sectaire au tournant droitier de Syriza, elle n’a pas réussi à obtenir un résultat électoral qui soit à la hauteur de son écho au sein des mouvements sociaux.
VIII.
La période qui s’ouvre présente d’importants défis, en particulier pour la gauche radicale. Le premier défi est de reconstruire le mouvement au sens le plus profond. Le changement politique et l’impression nouvelle d’optimisme des classes populaires doit aussi être transformé en une nouvelle éruption des luttes. Ceci est nécessaire pour faire suffisamment pression sur le gouvernement Syriza pour qu’il honore ses promesses et améliore effectivement la situation sociale – pour s’assurer que les fonctionnaires licencié·e·s retrouvent leur emploi, que ERT (l’agence de radio et télévision publique) fonctionne à nouveau, pour lutter pour l’abrogation des réformes néolibérales, des mouvement sociaux et des mobilisations d’ampleur sont plus que nécessaires. Ils restaureront la confiance des gens dans leur capacité à changer leurs vies et ainsi à exiger des politiques plus radicales, un contrepoids indispensable à la pression et au chantage de la part des organisations internationales.
Sans une société engagée dans la lutte, c’est-à-dire une société engagée dans des pratiques collectives de résistance et de transformation, aucun processus de changement ne peut débuter. Cet impressionnant cycle de luttes dans les dernières années a été le catalyseur de bouleversements électoraux et du déplacement de l’électorat vers la gauche. D’une certaine manière, les résultats électoraux ont aussi été des translations politiques des dynamiques de refus et de contestation. Dans la conjoncture actuelle, nous avons besoin d’une résurgence du mouvement, une résurgence en termes de lutte, mais aussi d’aspiration – un nécessaire excédent de force sociale qui serait à la fois une pression sur le gouvernement, un contrepoids au chantage de l’Union européenne, et un catalyseur pour de nouvelles formes de radicalisation.
IX.
Pour finir, le débat sur la stratégie doit continuer. Le défi qui nous attend n’est pas simplement d’obtenir une sorte de gouvernance progressiste au sein des contraintes et interdiction imposées par l’Union européenne et l’Eurozone. Le défi est d’articuler une nouvelle dialectique de revendications immédiates et de changement radical, pas seulement au sens d’une rupture nécessaire avec le fardeau de la dette et avec l’euro, mais aussi – et surtout – au sens des manières d’expérimenter de nouvelles configurations sociales. Pour Antarsya et plus largement la gauche radicale grecque anti-Union européenne, le défi n’est pas simplement – et pas principalement – d’être une « opposition de gauche » à Syriza, bien que cela soit très utile dans un paysage politique où toute opposition à Syriza viendra de la droite. Le défi est d’élaborer une alternative de gauche, une stratégie des ruptures et des ouvertures (contre le néolibéralisme incarné dans l’euro, la dette, etc.) ; c’est exactement le type d’alternative qui va être urgemment nécessaire quand la stratégie de Syriza va se heurter au mur du chantage de l’Union européenne et des contre-attaques des forces du capital.
X.
Nous somme entré·e·s dans une nouvelle période historique. Nous avons la possibilité d’écrire collectivement une nouvelle page de l’histoire. La Grèce a été le laboratoire des expérimentations néolibérales les plus agressives depuis le Chili de Pinochet. Nous avons toujours la possibilité de la transformer en un laboratoire de l’espoir ! Cela exige une confiance dans le potentiel inscrit dans les luttes populaires et une capacité à penser au-delà des cadres de pensée dominants. Mais n’est-ce pas précisément cela l’essence de la politique radicale ? Le vrai défi est maintenant celui du maintien de l’espoir par les gens eux-mêmes – l’espoir des gens qui sont en train de transformer leurs vies.
Panagiotis Sotiris