L’approche anthropologique de cultures et de communautés sociales différentes ne manque pas de provoquer un décentrement du regard. Dans cette mesure elle nous engage d’une part à porter ce regard distant sur la culture et le paradigme (économico-) social dont nous dépendons ; critique en raison de son décentrement, cette perspective oblique nous invite d’autre part, en tant que praticien en sciences humaines et de la société, à l’action engagée, aussi modeste soit-elle. Partons abruptement d’une recherche en cours en anthropologie historique du monde grec, puisque tel est le vaste domaine auquel touche un enseignement à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS, Paris) portant plus précisément sur une anthropologie des poétiques hellènes.
Revenir à la tragédie grecque
A partir d’une interrogation renouvelée sur les notions de personne, de sujet, d’individu et d’agent, la brève enquête est focalisée sur la dramatisation de l’action héroïque et sur son agent, en particulier dans la tragédie grecque. Elle conduit à identifier dans l’accomplissement de l’action tragique trois motivations : le destin qui est alloué à l’homme à sa naissance, les dieux qui en général contribuent à son accomplissement, et finalement le héros lui-même qui, à son échéance, l’assume à la fois en tant qu’agent/agi et en tant que sujet de discours.
Il ne s’agit pas d’engager ici le moindre mouvement comparatif que requerrait la confrontation entre deux paradigmes culturels entièrement différents, même si, à la suggestion interprétative d’un collègue, les victimes de la rédaction de Charlie Hebdo, explicitement menacés et se sentant menacés, n’ont pas manqué d’assumer leur destin en réitérant leur dénonciation ironique de l’islam intégriste par la caricature du Prophète. À l’évidence il n’en va pas de même des victimes de l’attentat dirigé contre le supermarché kascher.
Mais, ce faisant, on vient de passer du monde fictionnel et poétique de la tragédie grecque à la réalité historique du présent et à ses pratiques effectivement violentes et meurtrières ; et on touche ainsi à la question, posée par exemple par Paul Ricœur et reprise en narratologie contemporaine, des relations fort complexes entre l’action narrative (dramatisée) et l’action pratique de ses récepteurs. En se laissant inspirer uniquement par le regard critique auquel invite une anthropologie historique tournée vers le présent, on s’interrogera sur les mobiles non pas des victimes, mais sur ceux des agents d’actes meurtriers ciblés : des agents eux-mêmes confrontés à des actes de violence physique et psychique, dans leur environnement social comme dans leur environnement fictionnel et symbolique.
Omniprésence de la violence
Se combinant dans une alchimie psychoculturelle mortifère, trois incitations, trois déterminations méritent, me semble-t-il, d’être mentionnées. Il y en a certainement d’autres encore, peut-être plus décisives :
1. D’une part, du côté de la radicalisation islamiste, les plus grandes manifestations de violence, de fait aveugle, dans des attaques censées être « ciblées », ce sont les stratèges des Etats-Unis et d’Israël qui en ont donné, et qui continuent à en donner le cynique exemple en ce début de siècle, précisément à l’égard des musulmans. D’une part, les attaques états-uniennes par drones interposés contre les talibans et autres « insurgés » en Afghanistan et au Pakistan, ou contre des membres supposés d’Al Qaïda au Yémen ; fondées sur une technologie militaire de pointe qui évite l’engagement, de soldats et donc d’acteurs susceptibles de se rebeller, ces interventions à distance ne manquent pas de faire des victimes civiles parmi lesquelles femmes et enfants. D’autre part les attaques israéliennes contre les dirigeants du Hamas dans la bande de Gaza avec, là aussi, des victimes civiles qui s’ajoutent aux centaines de victimes aléatoires des opérations « Plomb durci » ou « Bordure protectrice »... Et l’on pourrait ajouter les 122 ressortissants de pays en général musulmans encore détenus, depuis plus de dix ans, dans la prison hors droit de Guantanamo. Avant les interventions sordides de Daech, et d’autres groupes intégristes armés, la violence militaire aveugle au Moyen-Orient a été essentiellement le fait de l’Occident chrétien. Attaqués et bombardés bien avant le 11 septembre 2001, les Irakiens ne possédaient ni les armes de « destruction massive », ni les liens avec Al Qaida qu’on leur a prêtés. L’islamisme radical est animé par une dynamique qui n’est pas purement interne.
2. En quelque sorte, en correspondance culturelle avec les actes de violence et de terreur meurtrières dirigés contre des populations musulmanes, il faut aussi tenir compte, du point de vue culturel et symbolique de la violence fictionnelle qui imprègne désormais la culture libérale anglo-saxonne mondialisée et ses représentations : scènes de violence extrême dans les films lancés à grand renfort de publicité par les puissants studios de Hollywood ; actes de violence virtuelle par les jeux électroniques qui ont envahi les video games stores des Etats-Unis, et désormais des pays d’Europe ; violences verbales encore dans des séries télévisées et jeux de télé-réalité. Quant aux récepteurs et aux acteurs des jeux, l’effet psychologique et affectif est sans doute moins celui de l’exutoire que celui d’un « entraînement narratif » qui pose la question mentionnée des relations sans doute interactives entre schèmes d’action narrative et motivation des pratiques. Quoi qu’il en soit, parce qu’il faut frapper pour vendre, la culture visuelle postmoderne, autant par le rythme des images que par le contenu des mises en scène, peut se définir comme une culture de l’action violente : violence brute et gratuite ; violence sans détermination autre que celle de frapper ; violence exhibée, asservie à l’idéologie du profit.
3. Désormais relayés non seulement par les États-Unis et Israël, mais aussi par une Russie qui, en sa version soviétique, a occupé l’Afghanistan avant de soutenir des régimes forts tel le régime syrien, les grands pays européens ont initié les guerres néocoloniales menées au Moyen-Orient depuis le début du 20e siècle tout en étant largement complices de la pénétration de la culture anglo-saxonne de la violence médiatique. Invitation à revenir au contexte socio-culturel interne à l’Europe occidentale. Du point de vue des motivations d’actes de violence ciblée ou aveugle, il faut compter avec la politique conduite par les gouvernements européens, imbus de la politique sécuritaire, écoulant du dogme néolibéral à l’égard des couches les plus défavorisées de la population. Dans les périphéries des villes européennes, exposant par ailleurs une richesse matérielle insolente, les cités ouvrières construites dans l’après guerre sont devenues des ghettos, réservés aux groupes les plus pauvres et les plus fragiles de la population. S’y retrouvent, parfois associés en communautés culturelles, aussi bien les immigré·e·s, souvent de longue date, que les migrant·e·s souvent sans statut (les « sans papiers ») : victimes de relégation, de ségrégation, d’exclusion ; victimes par ce biais de marginalisations matérielles et symboliques, d’humiliations et de stigmatisations ; victimes de dénigrements d’autant plus importants qu’immigré·e·s et migrant·e·s ressentent plus fortement les effets de la précarisation généralisée des conditions de travail et de l’augmentation du chômage. Ces effets se combinent avec ceux du retrait progressif des services sociaux (santé, école, assistance sociale, culture) pour laisser la place aux seuls contrôles policiers, aux seuls dispositifs répressifs. Immigré·e·s et migrant·e·s relégués dans les ghettos des périphéries urbaines sont les victimes principales des « réformes » néolibérales promues par partis réactionnaires et sociaux-libéraux au profit des plus riches.
Ceci pour le regard sur nous-mêmes, en tant qu’agents dans des sociétés qui prônent la démocratie et les droits de l’homme tout en provoquant marginalisations et discriminations sociales par les effets d’une idéologie de la liberté marchande et de la concurrence généralisée qui revient à asservir les individus et les pays les plus pauvres tout en exploitant à notre profit leurs « ressources » naturelles et humaines.
Des monothéismes et des ghettos
Par ailleurs, un historien des religions ne saurait négliger les facteurs endogènes qui ont pu contribuer aux différentes formes de l’intégrisme islamiste et aux mouvements les plus radicaux. Même si la motivation religieuse est sans doute secondaire par rapport aux raisons politiques et sociales, les différentes formes du monothéisme ne manquent pas de favoriser fanatismes sectaires et radicalisations : la référence à une vérité révélée et surtout à un absolu extra-mondain peut servir d’ancrage idéologique, dans des perspectives volontiers millénaristes. Aussi bien en réaction aux violences symboliques et pratiques subies qu’en sa dynamique religieuse propre, elle motive exclusions, violences brutes et massacres impitoyables à l’égard du différent. Mais, las de simplifications extrêmes. Il se trouve que, du point de vue religieux, la sinistre partie des attentats de janvier s’est jouée entre les trois grands monothéismes. Dans la perspective décentrée et le retour sur soi proposés, peut-être conviendrait-il de s’interroger sur le contexte chrétien du développement aussi bien de l’antisémitisme que de l’islamophobie.
Dans ces conditions, les citoyen·ne·s français que sont les frères Kouachi et Coulibaly sont avant tout les produits des quartiers délaissés par tous, sinon par la police (en l’occurrence dans Paris intramuros, après un séjour comme adolescents dans un foyer problématique). Devenus délinquants, musulmans d’observance pour le moins souple, ils se sont laissé endoctriner et radicaliser à l’occasion de leurs séjours dans des prisons répressives (voir la biographie des frères Kouachi publiée dans Le Monde du 8 janvier ; pour Coulibaly, Le Monde du 16 janvier). Dans cette mesure, l’islamisme radical et meurtrier, avec son idéologie djihadiste, ne peut guère apparaître que comme le foyer de cristallisation d’aspirations violentes et meurtrières (par revanche sociale ?). Survenue dans leur biographie de manière secondaire, la motivation religieuse est sans doute subsidiaire et symbolique au sein de déterminations psychosociales et culturelles plus complexes. Autant du point de vue des croyances que des pratiques qui définissent traditionnellement une religion, l’adhésion de ces meurtriers de banlieue à l’islam mérite d’être interrogée.
Unité nationale ou lutte pour un autre monde ?
Quoi qu’il en soit, ceux qui étaient au premier rang de la manifestation du 11 janvier portent une part de responsabilité dans ces sordides attentats : non seulement Netanyahou (accompagné de son ministre d’extrême droite Liberman), mais aussi les champions européens de l’« ajustement structurel » précarisant : Juncker, Samaras et Merkel ; et Hollande lui-même qui, avec ses ministres Valls et Cazeneuve, suit à l’égard des exclues et des exclus des banlieues la même politique de désengagement que son prédécesseur Sarkozy.
Sans doute ne faut-il pas se laisser abuser par les appels à l’union nationale. À l’interne, ils sont déjà le prétexte pour faire passer toute les « réformes » profondément réactionnaires concoctées par un gouvernement converti à l’économisme néolibéral. Les ministres « socialistes » sont devenus les acteurs d’une politique de libéralisme capitaliste au bénéfice des plus riches ; par la double exigence de la privatisation des services publics et de la flexibilisation des conditions de travail, elle ne fait qu’accentuer précarisations, discriminations et appauvrissement des plus défavorisés. A l’externe, le gouvernement français participe largement à la politique de contrôle néocolonial exercée par les Etats-Unis et leurs alliés européens, avec l’aide d’Israël, sur le Proche et le Moyen-Orient musulmans : politique impérialiste et hégémonique de domination économique, militaire, culturelle et idéologique. Même quand ils sont d’inspiration islamiste, les régimes forts qui se sont substitués aux révoltes démocratiques récentes s’en sont accommodés en général plutôt bien : politiques de la dette obligent… Et c’est sans compter avec l’alliance de longue date des États-Unis et des pays occidentaux avec les régimes les plus réactionnaires tel le régime wahhabite en Arabie saoudite.
Au-delà de la révolte, les sordides attentats des 7, 8 et 9 janvier renvoient donc au paradigme économico-politique qui nous est imposé, et par conséquent à nos propres luttes. En face des 17 morts dont nous portons le deuil (national), les 3419 migrant·e·s morts en Méditerranée durant la seule année 2014 n’ont pas provoqué la moindre manifestation.
Ceci dit de manière très informelle et à titre de simples hypothèses, pour terminer comme on a commencé, avec la Grèce ancienne. Dans Politis 1340 (12-18 février 2015), le maire communiste de Stains, l’une des agglomérations les plus pauvres de Seine-Saint-Denis, exprime la crainte que la baisse de la dotation de l’État ne menace deux des institutions essentielles à la difficile cohésion sociale de sa ville : le centre de santé et l’école de musique. Si on a pu définir la culture des cités grecques de l’époque classique comme des « cultures du chant », c’est que éducation et pratiques religieuses y étaient fondées, pour les individus hommes et femmes, sur des pratiques étendues et collectives des arts des Muses. Cela n’a assurément pas empêché les cités grecques d’entrer en guerre les unes contre les autres, mais le polythéisme fondé sur l’action rituelle les a peut-être protégées de toute forme d’intégrisme.
Claude Calame