Jusqu’à présent et malgré des tensions et des discriminations ancestrales entre les communautés arabes chiites et sunnites largement majoritaires dans le pays, l’Irak avait évité l’explosion du pays et la guerre civile.
Cependant, lors du référendum sur la constitution et des dernières élections nationales en 2005, les objectifs politiques des communautés chiites et sunnites sont apparus comme directement contradictoires.
En effet, les dirigeants de la communauté chiite se sont appuyés sur le processus de transition supervisé par les forces d’occupation pour obtenir un poids politique qu’on leur a toujours refusé malgré le fait qu’ils soient majoritaires dans le pays, tandis que pour les responsables sunnites, il fallait résister à un processus politique qui les marginalisent et qui est imposé de force par les occupants.
Ce que le journaliste Robert Fisk résumait fort bien dès janvier 2005 : « (…) les chiites qui ne sont pas en train de combattre l’occupation américaine de l’Irak, vont voter sous les auspices américaines, pendant que les sunnites qui sont en train de combattre, refuseront de participer à ce que les insurgés ont déjà qualifié d’élections illégitimes. » [1]
Comme prévu, l’alliance Chiite a largement remporté les dernières élections de décembre 2005. Devenue majoritaire à l’assemblée, elle a formé avec l’alliance Kurde le nouveau gouvernement irakien.
Néanmoins, le pays demeure toujours sous l’occupation des forces de la coalition.
Il n’y pas eu de plan, et il n’y a toujours pas de plan retrait des troupes anglo-américaines à courts ou à moyens termes.
De fait, pour les Irakiens qui combattent et s’opposent à l’occupation et qui se sont opposés à ces élections, rien n’a vraiment changé. Le pays reste occupé par des troupes étrangères et les institutions irakiennes créées sous les auspices des forces occupantes restent des organes de collaboration illégitimes.
La différence majeure est que, jusqu’à présent, les différents conseils de gouvernement d’intérim ou transitoires appointés par les Etats-Unis étaient des instances multicommunautaires censées représenter les Kurdes, les Chiites, les Sunnites pour ne citer que les trois communautés les plus importantes. Aujourd’hui, le gouvernement de transition qui collabore de fait avec les forces occupantes est celui de la majorité chiite.
Ce qui était vu comme une violente opposition politique inter irakienne entre ceux qui combattaient l’occupation et ceux qui collaboraient, a été déformé par le prisme communautaire. Désormais aux yeux du monde et en Irak y compris, la majorité des chiites collaborent avec l’occupation, tandis que la majorité des sunnites la combattent.
Il est évident que cela a renforcé à un point sans doute jamais atteint des antagonismes communautaires qui avaient été largement entretenus sous la dictature de Saddam Hussein.
Ainsi, malgré le fait que les dernières élections aient vu la participation de plusieurs listes sunnites qui ont remportés une soixantaine de sièges à l’Assemblée nationale irakienne, il n’empêche que pour une grande part de la communauté sunnite, le gouvernement irakien et son assemblée sont issus du processus de transition et d’élections qui ont été dénoncés par de nombreux responsables de la communauté sunnite, et notamment le Comité des oulémas musulmans, comme illégitimes.
De même, alors que trois des provinces du centre du pays majoritairement sunnites furent et sont toujours le théâtre de violents combats, la participation de la communauté sunnite aux structures de l’Etat irakien qui sont en train d’êtres reconstruites, est quasi nulle. Et notamment dans les structures sécuritaires, l’armée et la police en particulier.
En effet, il y a fort à parier que peu de sunnites décident de s’engager ou se soient déjà engagés dans une armée destinée à frapper en premier lieu les provinces sunnites d’Al-Anbar, de Ninewa ou le quartier d’ Adhamya à Bagdad, sous les ordres d’un gouvernement et d’une assemblée issus d’élections que la plupart des responsables de la communauté sunnite ont jugé illégitimes.
Or, avec l’ « irakisation » prônée par l’administration Bush, ce sont ses deux premières structures de près de 180 000 hommes qui se retrouvent aux côtés, voire devant les blindés américains face aux insurgés. [2]
Du coup, les attaques contre la police ou l’armée irakienne n’ont cessé d’augmenter, provoquant la mort de près de 200 officiers de police et de soldats par mois depuis le début de l’année 2006, majoritairement des chiites ou des kurdes. [3]
Dans le même temps, le journal Le Monde rapportait que : « (…) des escadrons de la mort chiites liés au ministère de l’intérieur, se vengent en enlevant et en exécutant des leaders de la communauté sunnite ». [4]
Le mois de mai 2005 verra d’ailleurs des massacres importants de sunnites à Bagdad et dans le Sud de l’Irak. [5]
De même, les mois suivant les élections ont vu les attentats de masse contre les populations chiites et kurdes augmenter dramatiquement. Certes, ils ont été condamnés et dénoncés comme des attaques venant de l’extérieur de l’Irak par des organisations sunnites proches des groupes armés, comme le Comités des oulémas musulmans.
Mais on peut se demander à quel point ces attaques contre les populations chiites et kurdes ne sont pas aussi ressenties comme des actes de vengeance face à la destruction de villes et de villages sunnites comme Falluajh ou Haditah ou Tal a’far par les forces de la coalition et l’armée irakienne.
Dans ce cadre de violences intercommunautaires, l’attentat qui a visé le mausolée de la mosquée al Askarrya dans la ville sainte de Samarra au mois de février 2006, a été ressenti comme le dernier outrage par la communauté chiite. En effet, ce mausolée renferme les tombeaux des 10e et 11e imams révérés par les chiites duodécimains [6], mais surtout selon la doctrine chiite, c’est de ce mausolée d’où devrait réapparaître le Mahdi, l’imam caché qui viendra apporter la justice à la fin des temps.
Depuis, le cycle de violence s’est emballé à un rythme effrayant, attentats et assassinats des populations sunnites et chiites se succèdent au point que durant le seul mois de juillet 2006, plus de trois milles civils irakiens ont été tués. [7]
Pour nombre d’analystes, l’Irak est bel et bien rentré dans un processus de guerre civile, ce qu’annoncera officiellement l’ancien Premier ministre par intérim Iyad Allawi. [8]
Cette situation pèse de tout son poids sur l’ensemble du champ politique irakien et forcément aussi sur les mouvements et les organisations du champ de la résistance politique.
D’autant plus que malgré leurs discours nationalistes et appelant à l’unité entre chiites et sunnites contre l’occupation, un certains nombres de ces organisations sont des organisations communautaires.
Ainsi les deux plus gros mouvements du champ politique de la résistance, le mouvement as SadrII et le Comité des oulémas musulmans se retrouvent de fait coincés entre leur discours nationaliste et unitaire et les intérêts de plus en plus antagonistes de leurs communautés respectives.
De plus, ces mouvements se retrouvent directement impliqués dans la lutte pour l’hégémonie politique au sein de leurs communautés respectives.
Il y a donc un double risque pour ces organisations, celui d’être marginalisées sur la scène politique irakienne parce qu’elles remettent en cause d’une manière ou d’une autre la légitimité du processus de transition mise en place par les forces de la coalitions et celui d’être marginalisées à l’intérieur de leur propre champ politique communautaire face à des entreprises politiques qui prétendent officiellement défendre les intérêts de leurs communautés respectives.
Nous pensons par exemple que la participation du mouvement As Sadr II aux élections de décembre 2005, s’inscrit dans cette logique. Il s’agissait avant tout de ne pas se laisser marginaliser au sein de la communauté chiite par les organisations concurrentes, telles que le SCIRI ou le parti Dawa.
De même, plus les antagonismes communautaires deviennent violents et plus ces organisations vont être amenées à se retrouver d’une manière ou d’une autre impliquées dans les affrontements communautaires.
Y. Walid que nous avons rencontré à Beyrouth en mars 2004, nous avait ainsi expliqué comment la guerre civile libanaise avait amené toutes les organisations politiques à prendre part aux affrontements communautaires : « A un certain moment le cycle de violence devient tellement fort que chaque organisation, qu’elle le veuille ou non, est obligée d’y prendre part. Ainsi, à la fin des années 1970, nous tenions un quartier majoritairement chiite de Beyrouth qui fut attaqué de nombreuses fois par les kataëb. [9] La première fois nous n’avons pas répliqué, la deuxième nous avons-nous-même organisé la riposte, c’était ça ou perdre le soutien politique du quartier. Les gens avaient perdus des frères, des parents, des enfants, ils voulaient être défendus. Si nous ne l’avions pas fait, ils auraient lynchés les premiers chrétiens qu’ils auraient trouvés ou se seraient tournés vers d’autres organisations. D’une certaine façon, il s’agissait aussi d’essayer de garder malgré tout un certain contrôle politique sur des événements atroces. »
Bien que la situation en Irak n’ait pas encore atteint le niveau de la guerre civile libanaise, il est fort probable que le déferlement de violence contre les populations renforce la pression sur les mouvements comme le Comité des oulémas musulmans ou le mouvement as Sadr II pour qu’ils interviennent directement dans les affrontements.
Ainsi, après l’attentat de Samarra en février 2006 et bien que cela soit démenti par le mouvement as Sadr II, de nombreux membres de l’armée du Mahdi ont pris part directement aux attaques de représailles contre les mosquées sunnites qui ont eu lieu le lendemain. [10] Etant donné la nature décentralisée du mouvement As Sadr II, il est probable que ce fut le fait d’éléments incontrôlés.
Mais il est possible aussi que ce soit le fruit d’une décision de la direction du mouvement du fait de l’énorme pression populaire, comme l’indique l’International Crisis Group qui a conduit un certains nombres d’entretiens avec des cadres de l’armée du Mahdi. [11]
Néanmoins, quatre jours plus tard, à l’issue d’une rencontre avec le Comité des oulémas musulmans dans la mosquée Abu Hanifa à Bagdad organisée sous l’égide du cheikh chiite al Khalissy, Moktada al Sadr intervenait personnellement pour faire descendre le niveau de tension et appeler à des manifestations communes, chiites et sunnites contre les forces américaines qu’il jugeait responsables de l’attentat.
Dans le champ de la résistance politique, la perspective d’un processus de guerre civile est vue de différentes manières. Pour certains comme Tarek al Dulaymi, elle peut tout aussi bien conduire à l’explosion de l’alliance entre une partie de la communauté chiite, la direction de la hawza et les forces de l’occupation. Au contraire, d’autres font le même constat que le Professeur Pierre Jean Luizard, la guerre communautaire est en train de provoquer l’implosion de l’Irak. [12]
Ce qui est certain, c’est qu’à court termes, plus le cycle de violences communautaires s’aggrave, plus la perspective d’une union entre chiites et sunnites contre l’occupation s’amenuise.
Notes
1. Fisk Robert, “Not even Saddam could achieve the divisions this election will bring”, The Independent, 22 Janvier 2005.
2. Leser Eric, « Rester ou partir : deux solutions politiquement et militairement périlleuses pour Washington », Le Monde, 05 Août 2005.
3. Voir l’Iraq Index, database mise à jour par The Brookings Institution. www.brookings.edu/iraqindex.pdf
4. Leser Eric, « Rester ou partir : deux solutions politiquement et militairement périlleuses pour Washington », Le Monde, 05 Août 2005.
5. http://www.juancole.com/2005_05_01_juancole_archive.html
6. 99% des chiites en Irak sont duodécimains.
7. Voir l’Iraq Index, database mise à jour par The Brookings Institution. www.brookings.edu/iraqindex.pdf
8. Hala Jabar “Allawi : this is the start of civil war”, The Sunday Times http://www.timesonline.co.uk/article/0,,2089-1687910,00.html
9. Les phalanges libanaises, milice chrétienne.
10. Cité par le Professeur Juan Cole, http://www.juancole.com/2006_02_01_juanricole_archive.html
11. voir International Crisis Group “mokatada al sadr, spolier or stabilizer ?”.
12. Voir Luizard Pierre Jean« La guerre confessionnelle a fait imploser la société irakienne », Le Monde, 31 août 2006.
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