Le pétrole, première source d’énergie primaire dans le monde devant le charbon, est à la base d’une économie de la rente. Les caractéristiques de la rente foncière analysée par Marx s’appliquent à l’industrie pétrolière d’aujourd’hui. Parce que les ressources en terre cultivables ou en pétrole sont finies, les possesseurs de ces ressources naturelles sont en position de force : « ils peuvent prélever un surprofit en vendant leurs produits à la valeur déterminée par leur production sur les plus mauvaises terres (ou par leur extraction dans les mines les moins productives), autrement dit les soustraire à la péréquation générale du taux de profit - et pérenniser ce surprofit sous forme de rente. » [1].
Le pétrole, une économie de la rente
Le contrôle et la propriété des gisements de pétrole ne sont pas le résultat d’un processus classique d’accumulation capitaliste au travers de la concurrence entre firmes et de l’exploitation de la force de travail. La présence de gisements de pétrole dans une entité étatique est la conséquence de délimitations plus ou moins récentes en frontières et c’est la force militaire qui garantit sans médiation le droit à la propriété et le privilège de bénéficier de la rente. C’est pourquoi il y a eu depuis un siècle tant de guerres pour le contrôle des matières premières et du pétrole en particulier, avec leur intensification ces dix dernières années au Moyen Orient. On fait des guerres pour un gisement de pétrole, pas pour conquérir une usine automobile !
Les conditions d’extraction du pétrole sont de plus en plus différenciées dans le monde selon la nature physique des gisements. Le coût d’extraction d’un baril de pétrole est de 10 dollars en Arabie Saoudite alors qu’il est de l’ordre de 50 dollars au Venezuela où du « pétrole lourd » est extrait. Du fait de la nature de ses gisements de pétrole, la prime à un pays comme l’Arabie Saoudite est considérable [2].
Sur la base de cette économie de la rente, une industrie pétrolière capitalistique s’est développée pour découvrir, forer, exploiter, transporter et raffiner le pétrole. Jusque dans les années 1970 la production et la distribution de pétrole étaient dans le monde capitaliste et ses dépendances coloniales sous le contrôle exclusif des compagnies occidentales qui constituaient un cartel fixant prix et quotas.. Au cours des années 1970, l’OPEP, l’organisation des pays exportateurs de pétrole, se constitua en cartel de pays producteurs et instaura un système de quotas de production visant à déterminer le niveau des prix mondiaux. Les compagnies pétrolières ont été alors largement dessaisies de leur ancien pouvoir de décider des volumes de production et des prix mais elles se sont adaptées en contrôlant le raffinage et en achetant des concessions d’exploration et d’exploitation pérennisant leur rôle de prédateur.
C’est parce que l’exploitation du pétrole est fondée sur une économie de la rente que les quotas de production continuent de piloter les cours du pétrole. Si la production augmente plus vite que la consommation, les prix ont tendance à baisser ; en revanche la rareté relative conduit à l’augmentation des prix. Mais dans une économie financiarisée, les fluctuations des prix sont amplifiées par la spéculation : les contrats pétroliers sont transformés en support d’opérations financières dans lesquelles banques et sociétés de courtage jouent un rôle moteur. Le pétrole est toujours un « or noir », support aujourd’hui d’une spéculation exacerbée.
Le boom du pétrole de schiste
La consommation mondiale de pétrole est globalement stable depuis la crise de 2008. La tendance à une légère baisse de la consommation de pétrole des pays développés de l’OCDE est compensée par la croissance des pays émergents, la Chine en premier lieu. L’économie chinoise apparaît cependant moins « gourmande » en pétrole avec une augmentation de la consommation de pétrole de « seulement » 4,7% en 2014 contre 8,5% en moyenne depuis dix ans.
La production de pétrole « conventionnel », c’est à dire celui extrait par forage, est elle aussi globalement stable et cela depuis 2006. avant l’irruption de la crise. Sans pronostiquer qu’il s’agisse du « pic de production » de pétrole annoncé par certains, l’observation est bien celle d’un plateau du niveau de production mondial depuis neuf ans.
2006 | 2010 | 2013 | Variation 2013/2006 | |
États-Unis | 305 | 333 | 446 | 46 % |
Moyen-Orient | 1 236 | 1 217 | 1 329 | 7,5 % |
Monde | 3 969 | 3 979 | 4 130 | 4 % |
Monde – États-Unis | 3 664 | 3 646 | 3 684 | 0,5 % |
Production de pétrole exprimée en millions de tonnes et variation en % [3]
Le principal élément nouveau de ces dernières années est celui du boom du pétrole et du gaz de schiste aux États-Unis, en fait dans deux de ses États, le Dakota du Nord et le Texas. La production d’hydrocarbures non conventionnels y est passée de 500 000 barils par jour en 2009 à 4 millions à la fin de l’année 2014, près de la moitié de la production totale de pétrole aux États-Unis. Ce boom est très fragile car la durée d’exploitation d’un gisement de pétrole de schiste est environ de cinq ans alors qu’un gisement conventionnel peut produire pendant 25 ans. Il faut donc en permanence de nouveaux investissements et forages « fracturant » la roche mère pour garantir ne serait-ce que le maintien d’un même niveau de production. L’exploitation des gaz et pétroles de schiste a rencontré l’appât du gain rapide des entreprises qui s’y sont ruées, avec en prime le saccage écologique de régions entières. Mais grâce à cette exploitation, les États-Unis sont redevenus en 2014 le premier producteur mondial de pétrole.
C’est la tendance à accumuler de plus en plus qui est à l’origine de cette course à plus d’extraction de ressources non renouvelables, aujourd’hui le pétrole de schiste, demain s’ils peuvent continuer, le pétrole dans les grands fonds marins.
Les conséquences de la chute des cours du pétrole
Dans un système où les quotas de production servent à réguler les prix, le déséquilibre entre offre et demande constaté au premier semestre 2014 aurait pu trouver une solution dans la réduction des volumes de production, la rareté conjoncturelle ainsi créée faisant augmenter les prix. Comme le prouve les brusques variations du prix du pétrole depuis les années 1980, il n’y a plus aujourd’hui d’autorité incontestée fixant quotas de production et partage des marchés. C’est l’une des manifestations d’une économie mondiale en crise et incontrôlée. Sur la base de fondements objectifs tenant aux caractéristiques de la rente pétrolière se déploie aujourd’hui une bataille pour trouver ou conserver des positions de contrôle du secteur qui mobilise tous les moyens qui peuvent construire un rapport de forces.
La baisse du prix du pétrole bouscule les possibilités de rentabilité et de surprofit pour tous les pays producteurs et les compagnies qui ont investi sur la base d’espérance de prix supérieures. La rentabilité du pétrole de schiste, dont le coût d’extraction est aujourd’hui aux environs de 60 dollars par baril, est remise en cause. Ce sont les pays à plus bas coût d’extraction qui vont récupérer un avantage sur les autres. C’est pourquoi l’Arabie saoudite est souvent désignée comme le bénéficiaire de cette baisse des cours. Pour d’autres, cela crée les conditions de nouvelles crises de la dette. Et un pays comme le Venezuela va devoir couper dans ses budgets sociaux largement financés par la rente pétrolière.
Les grandes compagnies pétrolières coupent dans leurs investissements pour garantir le profit et les dividendes d’aujourd’hui. Ainsi Total, tout en annonçant un bénéfice pour 2014 de 11,3 milliards d’euros, décide d’une baisse de 10 % de ses investissements, incluant -30 % pour les campagnes d’exploration, et d’une réduction d’effectif de 2000 salariés.
En Europe Occidentale, dans les pays important tout leur pétrole, les entreprises notamment dans secteur de la chimie, vont être avantagés par cette baisse.
Les conséquences sont très limitées pour les consommateurs en France. Entre la baisse de 50 % des cours mondiaux et le prix d’achat réellement constaté à la pompe ou chez le fournisseur de fuel domestique, les opérations se succèdent : transport, dépréciation de l’euro par rapport au dollar, raffinage, marge des compagnies pétrolières, distribution, taxes existantes et nouvelles. Le prix du litre de diesel n’a baissé que de 10 % entre juillet 2014 et février 2015.
Les chocs pétroliers de 1973 et de 1979 n’ont pas été la cause de la fin de la période d’expansion suivant la 2e guerre mondiale. La baisse brutale des cours du pétrole enregistrée depuis juin 2014 ne va pas de façon symétrique donner le signal d’une véritable reprise économique même si elle donne un ballon d’oxygène, notamment à des économies européennes anémiques. Les fondamentaux de la crise ne sont pas modifiés.
Jean-Claude Vessillier