Ce n’était pas un poisson d’avril, mais, à lire les commentaires pour le moins négatifs de la presse thaïlandaise et de sites d’information pourtant soumis à la censure, cela y ressemblerait presque : le décret royal du 1er avril annonçant la levée de la loi martiale, imposée dans le royaume le 20 mai 2014 deux jours avant le coup d’Etat militaire, ne va en rien contribuer à un début de rétablissement des libertés. Pire : l’article 44 de la Constitution provisoire, qui remplacera certaines dispositions de la loi martiale, est perçu comme une manière de donner un verni de légalité au pouvoir des généraux du Conseil national pour la paix et l’ordre, nom que s’est attribué le régime depuis le putsch.
Cet article 44 va en effet permettre à celui-ci de prendre les mesures qu’il souhaite contre « toute action susceptible de détruire la paix, l’ordre et la sécurité nationale », ce qui laisse le champ libre à de larges interprétations. Tout rassemblement de plus de cinq personnes reste interdit et le pouvoir peut à tout moment empêcher la publication d’informations « erronées ou provoquant la peur ». Et si les tribunaux militaires chargés de la justice sous la loi martiale seront désormais remplacés par des cours civiles, ils continueront à juger toute affaire relevant de la « sécurité nationale ».
Ton acerbe
« Pas une seule réaction positive [après l’annonce de la levée de la loi martiale] n’a été émise de la part des experts, des milieux d’affaires et des responsables politiques », accuse dans un éditorial le quotidien anglophone Bangkok Post, dont le ton à l’égard de la junte se fait chaque jour un peu plus acerbe en dépit de la censure. Et de citer plusieurs diplomates occidentaux et asiatiques qui, sous couvert de l’anonymat, s’inquiètent de ce qui est globalement perçu comme la continuation de la loi martiale par d’autres moyens.
« Il peut décider de la détention de n’importe qui sans motif, sans jugement et aussi longtemps qu’il le désire »
Pour le journaliste Pravit Rojanaphruk, qui avait été emprisonné pendant une semaine en mai 2014, après le putsch, le « général premier ministre » et chef de la junte Prayuth Chan-ocha, est « devenu lui-même la loi » en imposant l’article 44. « Il peut décider de la détention de n’importe qui sans motif, sans jugement et aussi longtemps qu’il le désire », écrit le journaliste sur le site indépendant Prachatai, journal en ligne spécialisé sur les droits de l’homme.
Washington « préoccupé »
« La junte est consciente que la situation [politique] est très instable en ce moment. Elle sait qu’elle manque de légitimité. C’est pourquoi elle veut maintenir un contrôle très strict », juge l’expert juridique et commentateur Verapat Pariyawong, professeur invité à l’Ecole des études orientales et africaines (SOAS) de Londres.
Le département d’Etat américain, jeudi 2 avril, s’est dit « préoccupé », redoutant que le recours à l’article 44 repousse le moment où il sera mis « fin à l’exercice de la justice par des tribunaux militaires et de la détention sans inculpation de citoyens qui devraient pouvoir jouir de leurs droits fondamentaux ».
La réprobation que soulève l’article liberticide fait aussi des vagues dans des milieux qui avaient soutenu le coup d’Etat. Même au sein du Parti démocrate, soutien politique de l’establishment et adversaire du gouvernement renversé par l’armée, des voix s’élèvent pour critiquer cette décision. Un groupe d’avocats thaïlandais a prévenu que l’utilisation de l’article 44 accorderait à la junte « des pouvoirs absolus sur le législatif, l’administratif et le judiciaire » dans un pays où « tous les droits et libertés individuelles sont bafoués ».
« Le Conseil national pour la paix et l’ordre doit agir de telle manière que la Thaïlande observe les réglementations internationales », appelle de son côté la Commission internationale des juristes (ICJ). Selon elle, l’article 4 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques adopté par les Nations unies en 1966, et dont la Thaïlande est signataire, permet le recours à des mesures d’exception seulement « en cas d’urgence et de situation qui met en péril la vie de la nation ».
L’ICJ relève qu’une telle situation ne prévaut pas en Thaïlande : l’armée s’est débarrassée en mai 2014 du gouvernement de l’ancienne première ministre Yingluck Shinawatra, après des mois de manifestations de rue soutenues par les élites royalistes, militaires et politiques. Il s’était en fait agi d’un règlement de comptes sous forme d’un putsch sans violence (le 12e réussi depuis 1932) après six mois de troubles qui avaient paralysé Bangkok et fait 28 morts et des centaines de blessés.
Bruno Philip (Bangkok, correspondant en Asie du Sud-Est)
Journaliste au Monde
* « En Thaïlande, la junte se donne un vernis de légalité ». LE MONDE | 02.04.2015 à 11h41
Thaïlande : le chef de la junte menace de faire fermer les médias critiques
« Ecrivez de façon positive. » Le chef de la junte thaïlandaise a menacé, vendredi 3 avril, de fermer les médias critiques au lendemain de nombreux reproches à l’international au sujet de la loi martiale. « Je n’ai encore fait fermer aucune publication, mais s’il vous plaît, écrivez de façon positive. Si ce n’est pas le cas, je devrai le faire », a déclaré devant la presse le général Prayuth Chan-ocha, visage fermé, lors de la visite d’une école militaire à Bangkok.
Enervé par un article faisant état de dissensions au sein de la junte, il avait déjà menacé la semaine dernière d’appliquer plus sévèrement la censure et de faire taire les récalcitrants. Pressé de dire comment il s’y prendrait pour museler les journalistes, le général avait placidement répondu : « Peut-être en les exécutant ? »
Système « draconien »
La levée mercredi soir de la loi martiale en Thaïlande, près d’un an après un coup d’Etat militaire, n’a convaincu ni Washington, ni l’Union européenne, ni l’ONU, qui a dénoncé jeudi un dispositif de remplacement « encore plus draconien ». L’article 44 de la Constitution provisoire, qui remplacera certaines dispositions de la loi martiale, est perçu comme une manière de donner un vernis de légalité au pouvoir des généraux du « Conseil national pour la paix et l’ordre », nom que s’est attribué le régime depuis le putsch.
Des critiques largement rapportées par les médias thaïlandais, inquiets d’une nouvelle législation qui donne aussi à la junte le pouvoir d’« empêcher la diffusion de (...) n’importe quel média comportant des messages provoquant la peur ou relayant des informations déformées ou créant le malentendu ».
Depuis le coup d’Etat de mai 2014, les libertés civiques sont fortement restreintes, les manifestations interdites, ainsi que tout rassemblement politique. Pendant plusieurs semaines après le coup d’Etat, les militaires avaient déjà fermé des télévisions jugées trop partisanes.
* Le Monde.fr | 03.04.2015 à 09h41 • Mis à jour le 03.04.2015 à 09h49.