Concilier les exigences stratégiques de son allié américain et ses intérêts économiques avec la Chine, son premier partenaire commercial, devient un exercice de haute voltige pour la Corée du Sud. Bravant Washington, elle vient d’adhérer à la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures mise en place par la Chine pour concurrencer le Fonds monétaire international et la Banque asiatique de développement. Mais elle doit affronter deux autres problèmes épineux : accepter le déploiement sur son territoire du système antimissile balistique américain (Terminal High Altitude Area Defense, THAAD) qui, selon Pékin, pourrait « compromettre la paix et la stabilité dans la région », et répondre aux exigences de Washington d’améliorer ses relations avec le Japon afin de ne pas compromettre la stratégie américaine en Asie.
Le bouclier antimissile à haute altitude américain, théoriquement destiné à contrer la menace nord-coréenne, vise à tenir la Chine en respect. Et le porte-parole du ministère de la défense chinois, Geng Yansheng, a incité les pays concernés à être « prudents dans leur décision ». Le Global Times, qui reflète l’opinion du Parti communiste chinois, sort ses griffes : « L’Histoire a démontré qu’une Chine puissante est la garantie de la stabilité et de la paix dans la péninsule coréenne, et que l’intervention des puissances étrangères est en revanche la cause de la division et des crises. Si Séoul oublie les leçons de l’Histoire et espère obtenir des bénéfices économiques énormes de la Chine tout en mettant en danger la sécurité de celle-ci, ses efforts seront vains. »
« Quand les baleines chahutent, les crevettes trinquent »
Par sa position géostratégique, la péninsule coréenne a été victime depuis le milieu du XIXe siècle des rivalités des puissances impérialistes : « Quand les baleines chahutent, les crevettes trinquent » dit un proverbe coréen. Les « baleines » étaient alors la Chine, le Japon, la Russie et les puissances occidentales. Aujourd’hui, la péninsule demeure un élément essentiel de l’équilibre stratégique entre la Chine, les Etats-Unis, le Japon et la Russie.
Née de la division de la péninsule à la suite de la défaite japonaise en 1945, la Corée du Sud dépend des Etats-Unis pour sa sécurité et désormais de la Chine pour son économie : les échanges entre les deux pays sont plus importants que ceux cumulés avec les Etats-Unis, le Japon et l’Europe. La récente nomination d’un ancien général et ministre de la défense, Kim Jang-soo, bien introduit auprès des militaires chinois, comme ambassadeur de Corée du Sud à Pékin, témoigne de l’importance qu’accorde Séoul à de bons rapports avec son grand voisin dans le domaine de la sécurité.
Négationnisme
Compliquant l’équation diplomatique pour la Corée du Sud, les relations avec le Japon sont des plus froides. La détérioration des liens entre ses deux grands alliés en Asie n’aide pas Washington à contrer l’influence de la Chine dans la région. Et Séoul est confronté à une situation délicate : ne pas irriter davantage Washington sans paraître céder au Japon. Depuis l’arrivée au pouvoir du premier ministre, Shinzo Abe, en 2012, le négationnisme affiché dont il fait preuve sur la question des « femmes de réconfort » (euphémisme pour désigner les 200 000 Asiatiques, en majorité coréennes, contraintes à se prostituer pour l’armée nippone) a renforcé le ressentiment des Coréens à l’égard de leur ancien colonisateur. Excepté un bref échange à l’occasion des funérailles de l’ex-premier ministre singapourien, Lee Kuan Yew, la présidente sud-coréenne, Park Geun-hye, et Shinzo Abe, n’ont eu aucun entretien bilatéral en trois ans. La rencontre, fin mars à Séoul, des ministres des affaires étrangères chinois, coréens et japonais n’a guère porté de fruits – sinon le rappel par les deux premiers du devoir du Japon d’« affronter honnêtement son histoire ».
Irrité, Washington semble renvoyer dos-à-dos Coréens et Japonais sur la question des différends historiques. « Les sentiments nationalistes peuvent être aisément exploités et il est facile pour un dirigeant politique de susciter des applaudissements en vilipendant un ancien ennemi… Nous n’avons pas à regarder bien loin pour trouver un exemple d’un pays prisonnier de son histoire », a récemment déclaré Wendy Sherman, directrice politique du département d’Etat américain. La remarque a été mal prise par la Corée du Sud, qui s’est sentie visée. Le discours de Shinzo Abe le 29 avril devant le Congrès américain, dans lequel il s’efforcera de se concilier l’opinion américaine en mettant un bémol à son négationnisme, est attendu avec scepticisme à Séoul. « Abe a perdu toute crédibilité auprès des Coréens : quoi qu’il dise, il ne sera pas cru. Il s’excusera suffisamment pour satisfaire les Américains mais certainement pas les Asiatiques », estime le politologue Moon Chung-in, de l’université Yonsei, à Séoul. La Corée du Sud peut d’autant moins se satisfaire de déclarations lénifiantes de M. Abe sur le passé que, jusqu’à présent, elle fait front avec la Chine pour dénoncer le négationnisme japonais. Toute flexibilité soudaine de sa part serait mal perçue à Pékin. Une partie de l’opinion sud-coréenne estime cependant qu’isoler le Japon favorise la droite dans l’Archipel. Autre dilemme pour Mme Park.
Philippe Pons (Tokyo, correspondant)
Journaliste au Monde