Ils étaient plusieurs dizaines de milliers à manifester, à la mi-septembre, à Ginowan, ville de l’île principale de l’archipel d’Okinawa. Non pas contre la présence d’unités de la marine chinoise au large des îlots Senkaku (Diaoyu en chinois) - dont Pékin et Tokyo se disputent la souveraineté -, en mer de Chine, mais pour protester contre le déploiement d’avions américains Osprey à décollage vertical, dont la fiabilité est problématique. Une douzaine ont été affectés à la base militaire américaine de Futenma, à Okinawa. Le 19 septembre, ils ont été autorisés à voler, provoquant la colère des habitants.
Alors que la tension monte entre la Chine et le Japon à propos des Senkaku, les Okinawaïens sont directement concernés par la proximité de ces îlots, qui dépendent administrativement d’Ishigaki, une des îles de l’archipel. Et ils sont loin de partager les sentiments antichinois aiguillonnés par la droite du Japon central.
Derrière la flambée de tension nationaliste de part et d’autre se profile une autre question : celle du rôle des bases américaines dans la stratégie des Etats-Unis en Asie orientale et de la défense du Japon. « Okinawa est pris en étau entre d’un côté la Chine et de l’autre les Etats-Unis et le Japon », estime Tomohiro Nagamoto, éditorialiste en chef de l’Okinawa Times.
Petit royaume indépendant et prospère, qui payait tribut à la Chine et au Japon, l’archipel des Ryukyu fut intégré à l’empire nippon en 1879 et devint le département d’Okinawa. Les habitants ont une longue histoire commune avec la Chine et ils ont trop souffert des suites de l’annexion japonaise pour se laisser aisément emporter par la sinophobie des nationalistes nippons. Pour l’instant, le gouverneur d’Okinawa n’a pas pris position dans la controverse sino-japonaise à propos de la souveraineté sur les îlots Senkaku.
En Chine, aux manifestations antijaponaises s’est ajoutée la volonté des nationalistes de « faire monter les enchères » : fin juillet, un éditorial du Global Times, qui reflète les vues du Parti communiste chinois, appelait Pékin à étendre la question de la souveraineté sur les Senkaku à celle du Japon sur Okinawa. Autrement dit, à contester l’intégration du royaume des Ryukyu à l’empire nippon, dans l’espoir peut-être de réveiller des sentiments indépendantistes à Okinawa, où ils restent très minoritaires.
Depuis plus d’un siècle, le petit archipel subtropical (1,4 million d’habitants), qui s’étend sur un millier de kilomètres, connaît une histoire douloureuse. Après avoir longtemps fait sa richesse, sa position stratégique à équidistance du continent asiatique et du Japon est devenue la cause de ses maux. « Porte militaire du Sud » pour le Japon, Okinawa a été impliqué dans toutes les guerres que celui-ci a menées : contre la Chine (1895), la Russie (1905) puis les Etats-Unis. Sa population fut victime des combats acharnés qui précédèrent le débarquement américain (juin 1945) et des brutalités de l’armée impériale, qui contraignit les habitants à défendre pied à pied le territoire, puis à se suicider en masse. Le conflit fit 142 000 morts civils parmi les Okinawaïens. Occupé par les Etats-Unis jusqu’en 1972, l’archipel servit de base arrière aux guerres américaines en Corée, puis au Vietnam.
En dépit de la restitution d’Okinawa il y a quarante ans, les bases sont restées et continuent à servir aux Etats-Unis dans les conflits qu’ils mènent (notamment en Afghanistan). Les deux tiers de la superficie totale occupée par les bases américaines au Japon et la majorité des 40 000 GI qui y sont déployés se trouvent à Okinawa, où 20 % du territoire de l’île principale est accaparé par les bases et champs d’exercice. Un fardeau (nuisances sonores, comportement des soldats) qui serait intolérable pour le Japon central.
Le transfert de la base aérienne de Futenma, située en plein milieu d’une ville, reste pendant en dépit de l’accord de 2006 prévoyant son déplacement à Henoko (toujours à Okinawa) et provoque une levée de boucliers des habitants. Pour l’instant, du terrain de sport d’une école primaire, située en bord de piste, on est assourdi par les décollages et les atterrissages. « A l’aéroport le plus dangereux du monde, on ajoute des avions dangereux, les Osprey », dit un habitant.
Depuis plus d’un demi-siècle, la majorité des Okinawaïens, conservateurs ou non, sont opposés aux bases. En dépit de leur opiniâtre résistance, ils n’ont jamais été entendus.
La tension à propos des Senkaku renforce l’importance géostratégique d’Okinawa, soulignée dans le dernier Livre blanc japonais sur la défense (juillet 2012). Pour les Etats-Unis, qui cherchent à restaurer leur poids dans la région en resserrant les liens avec leurs alliés australien, coréen, japonais et philippin, Okinawa est une pièce maîtresse de la « stratégie des grands archipels », qui vise - comme ce fut le cas pendant la guerre froide - à contenir les ambitions chinoises. En fermant ses détroits, Okinawa peut barrer l’accès de la Chine à l’océan Pacifique.
Le différend territorial sino-japonais gêne Washington, qui veut éviter un heurt frontal avec Pékin sur cette question sans paraître se désolidariser de l’allié japonais. L’attitude américaine est ambiguë, sinon contradictoire : les Senkaku font partie de l’espace de défense couvert par le traité de sécurité nippo-américain, mais Washington refuse de prendre parti dans le différend territorial. Or, si le traité de sécurité « couvre » Senkaku, c’est que ces îles sont japonaises... Pendant des années, d’ailleurs, les troupes américaines à Okinawa ont utilisé l’une des îles Senkaku comme champ de tir. La tension sino-japonaise se double d’une autre - entre Tokyo et Séoul, à propos d’îles à la souveraineté contestée (Takeshima pour les Japonais et Dokdo pour les Coréens) - qui contrarie aussi Washington car elle fragilise l’alliance Corée du Sud-Etats-Unis-Japon face à la Chine.
A Okinawa, les habitants sont inquiets : les mouvements d’unités des marines chinoise et japonaise au large des Senkaku, conjugués à la surenchère des nationalistes, peuvent conduire à une tension militaire dont leur archipel serait la « ligne de front ».
Philippe Pons
Journaliste au Monde