Okinawa durcit le ton face au gouvernement central
Le ton est monté d’un cran entre Okinawa et Tokyo à la suite de l’entretien, dimanche 5 avril à Naha, entre le secrétaire et porte-parole du gouvernement, Yoshihide Suga, et le gouverneur de cet archipel de l’extrême sud du Japon, Takeshi Onaga, opposé à la construction d’une nouvelle base militaire américaine. Cette première rencontre entre les deux hommes depuis l’élection du gouverneur, en novembre 2014, « a été loin d’être cordiale », écrit le quotidien Asahi Shimbun.
A trois semaines de la visite aux Etats-Unis du premier ministre Shinzo Abe, le durcissement de la position du gouverneur d’Okinawa embarrasse Tokyo. Une entrevue avec le premier ministre, envisagée avant l’entretien du gouverneur et de Yoshihide Suga, semble désormais exclue.
Aux arguments du gouvernement central, qui fait valoir que la construction d’une nouvelle base dans la baie d’Oura, au nord-est de l’île principale, est la condition pour la fermeture de celle de Futenma, située au milieu de la ville de Ginowan, le gouverneur a rappelé que les bases américaines ont été imposées à Okinawa au lendemain de la défaite, et que les propriétaires des terrains ont été expropriés en dépit de leur opposition : « La base de Futenma est dangereuse. Certes, mais pourquoi est-ce à Okinawa de supporter une nouvelle fois le fardeau de sa relocation ? »
« Okinawa n’a jamais offert de recevoir les bases, et je suis convaincu qu’il est impossible d’en construire une nouvelle », a déclaré M. Onaga, dont le père fut, au lendemain de la défaite, l’un des meneurs des luttes populaires contre la construction de bases, qui abritent aujourd’hui les deux tiers des 47 000 GI déployés au Japon.
« Insulte à la population d’Okinawa »
Le déplacement de la base des Marines de Futenma est une question pendante depuis 1996. Décidée à la suite du viol d’une fillette par trois soldats américains l’année précédente, elle n’a jamais pu être mise en œuvre. En décembre 2013, celui qui était alors gouverneur, Hirokazu Nakaima, avait fini par donner son accord à la construction de la nouvelle base. Un an plus tard, il perdait les élections contre Takeshi Onaga, qui avait déclaré au cours de sa campagne qu’il entendait revenir sur les décisions prises par son prédécesseur.
Alors que Tokyo fait valoir que la construction de la base est nécessaire pour faire face aux menaces de la Chine et de la Corée du Nord, M. Onaga rétorque que « tout projet touchant à la sécurité nationale doit au moins recueillir l’approbation de la population ». La fermeté de ton du gouverneur, qui a ulcéré Tokyo, vise à rappeler au reste du Japon que « les habitants d’Okinawa ont enduré depuis très longtemps un fardeau qui leur a été imposé ».
Un groupe de 22 intellectuels, dont le Prix Nobel de littérature Kenzaburo Oe, ont signé le 1er avril une déclaration dans laquelle ils estiment que l’attitude du gouvernement central est « une insulte à la population d’Okinawa et est une atteinte à la démocratie et aux principes de l’autonomie locale ». A la suite de la décision de M. Onaga, le 23 mars, de suspendre les travaux préalables, le gouvernement a contre-attaqué : annulant cette décision, il a annoncé que « la construction se poursuivrait comme prévu ».
« Plus vous agirez de la sorte et plus les Okinawaïens se sentiront ignorés et leur colère s’amplifiera », a mis en garde le gouverneur.
Philippe Pons (Tokyo, correspondant)
Journaliste au Monde
* Le Monde.fr | 06.04.2015 à 15h57 • Mis à jour le 06.04.2015 à 16h00.
Au Japon, le combat solitaire d’Okinawa
Défiant le gouvernement central, le gouverneur d’Okinawa a ordonné lundi 23 mars la suspension des opérations préliminaires à la construction d’une nouvelle base militaire américaine dans la baie d’Oura, au nord-est de l’île principale de l’archipel formant la partie méridionale du Japon. Takeshi Onaga, élu en novembre, accuse le gouvernement d’avoir endommagé la barrière de corail en larguant des blocs de béton de 4 tonnes dans des zones non couvertes par la permission donnée par son prédécesseur.
Accueillie dans l’euphorie par les opposants, la décision du gouverneur, qui menace de révoquer le permis de construire dès la semaine prochaine, a été qualifiée de « regrettable » par le porte-parole du gouvernement, qui entend poursuivre les travaux. « C’est la première confrontation ouverte entre un département et le gouvernement central », commente Tomohiro Nagamoto, ancien chef éditorialiste d’Okinawa Times, qui, comme l’autre quotidien local, Ryukyu Shimpo, se fait l’écho de la résistance opiniâtre des habitants.
Heurts avec la police
La décision du gouverneur intervient à la suite d’une manifestation, le samedi 21 mars, sur la plage de la baie d’Oura. Plus de 4 000 personnes encourageaient de la voix des contestataires embarqués sur une flottille de kayaks, de canoës et de petits bateaux louvoyant entre les Zodiac et les vedettes des gardes-côtes le long d’une chaîne de bouées orange délimitant la vaste zone où doit être construite la nouvelle base militaire. Comportant deux pistes en V de 2 kilomètres de longueur chacune, ce « porte-avions » en béton recouvrira 200 hectares.
A proximité, devant Camp Schwab, qui abrite le corps des marines, des manifestants montent la garde 24 heures sur 24 pour empêcher, vainement, l’entrée des camions transportant le matériel de construction.
Des heurts ont lieu régulièrement avec la police et les agents de sécurité, dont certains au visage masqué, embauchés par la base. Plusieurs manifestants ont été blessés. « Les policiers, cinq fois plus nombreux que nous, sont de plus en plus violents, font chavirer des embarcations et procèdent à des arrestations », affirme le pasteur Hajime Kanai, qui, à bord d‘un bateau, proteste contre la destruction de l’écosystème de l’une des baies les plus riches en ressources marines de l’archipel d’Okinawa : corail, espèces de coquillages inconnus et dugongs, mammifères marins en voie de disparition.
« Peuple du monde, regardez ce que les Etats-Unis et le Japon sont en train de faire. Ne les laissez pas détruire la baie d’Oura », pouvait-on lire sur une banderole des manifestants.
Indifférence de Tokyo
L’aval donné au projet en 2013 par le gouverneur précédent a été ressenti comme une trahison par les habitants d’Okinawa. Et, l’année dernière, ils ont exprimé leur opposition : réélection du maire de la municipalité de Nago (sur le territoire de laquelle se trouve la baie d’Oura), opposé au projet, et élection du nouveau gouverneur, qui l’est également.
En dépit de trois visites à Tokyo, il n’a jamais été reçu par le premier ministre. Selon le porte-parole du gouvernement, Yoshihige Suga, le point de vue des habitants d’Okinawa ne change rien à la mise en œuvre du projet.
Les Okinawaïens ressentent l’indifférence de Tokyo à leurs demandes comme un affront. « C’est une discrimination. Si l’opinion japonaise est partagée sur la question nucléaire, Okinawa a clairement dit non à la construction d’une nouvelle base », estime Keiko Itokazu, sénatrice indépendante d’Okinawa.
Jusqu’à présent, la presse nationale n’a guère rendu compte de la tension à Okinawa. Le Yomiuri critique l’« obstruction » à laquelle se livrerait le gouverneur, tandis qu’Asahi s’interroge sur « la contribution à la sécurité nationale d’une base construite en dépit de l’opposition des habitants ». Les journaux régionaux donnent une plus large couverture à la situation de l’archipel méridional, y voyant une mise en cause de l’autonomie locale.
A Okinawa, la question cristallise un ressentiment des habitants considérés comme des citoyens de seconde zone depuis l’annexion par le Japon du royaume indépendant des Ryukyu à la fin du XIXe siècle. Lieu de durs affrontements avec les Américains pendant la guerre du Pacifique et depuis la défaite, l’Archipel (0,6 % du territoire national) a été contraint d’accueillir les deux tiers des 47 000 soldats américains déployés au Japon. Pourquoi ? Parce qu’aucun département n’en veut, répond avec un réalisme non exempt de cynisme le ministre de la défense, Gen Nakatani.
Conclusion : les bases restent à Okinawa, et les habitants doivent les accepter. « Je porte sur mon corps les cicatrices des brûlures des lance-flammes américains et je refuse de céder la terre de mes ancêtres », martèle Fumiko Shimabukuro. Vaillante en dépit de 85 ans, présente à toutes les manifestations, elle a récemment été légèrement blessée.
« Action non violente »
La nouvelle base doit permettre la fermeture de celle de Futenma. Située en pleine ville de Ginowan, les enseignants des écoles voisines doivent interrompre leurs cours lors du décollage des avions tant le bruit est assourdissant. Son déplacement est envisagé depuis 1995 à la suite du viol d’une fillette par trois soldats américains. Mais les habitants de Nago sont opposés à un transfert sur le territoire de la municipalité.
« Notre action est non violente, dit Hiroji Yamashiro, qui dirige le Centre du mouvement pacifiste d’Okinawa, mais Tokyo reste sourd à nos demandes. » « Faut-il une explosion de colère pour qu’on nous entende ? », demande Takuma Higashionna, membre du conseil municipal de Nago. L’indifférence de Tokyo renforce en tout cas une revendication identitaire dont s’est fait écho le gouverneur lors sa campagne électorale (« Non aux idéologies. Oui, à l’identité d’Okinawa ») et alimente une demande croissante d’autonomie de la part des habitants.
Philippe Pons (Baie d’Oura, envoyé spécial)
Journaliste au Monde
* LE MONDE | 25.03.2015 à 11h18 • Mis à jour le 25.03.2015 à 14h16.