Depuis dimanche soir, les commentaires n’ont pas manqué. La France vire à droite, la désunion a fait perdre la gauche… Regards sur l’évolution entre les deux tours, chiffres à l’appui.
1. La gauche était éliminée au premier tour dans près de 600 cantons métropolitains, souvent de justesse. Dans un tiers de ces cantons, le total des voix de gauche dépasse mathématiquement celui de la droite parlementaire ou du Front national au premier tour. Sur le papier, ces 200 cantons auraient pu avoir un duel gauche/ droite ou gauche / extrême droite. Mais rien ne dit que le regroupement sur un seul binôme aurait permis de mobiliser l’ensemble des électorats potentiels de chaque formation. En outre, dans près de 165 cas, le total des voix de droite dépasse les 60% et dans près de 90 cas il est au-dessus de 65%, ce qui rendait la victoire quasi impossible au second tour. Dans quelques cas (Forbach, Anzin, Calais 3), le FN est autour de 40% au premier tour et la droite parlementaire l’emporte de justesse au second ; rien ne dit que le binôme socialiste aurait été en mesure de gagner les sièges dans ces conditions.
La référence à l’union et à la désunion comme explication de la défaite est bien formelle : le problème n’est pas que la gauche se trouve ou ne se trouve pas en rangs dispersés, il tient plutôt à ce que la gauche tout entière ne parvient à mobiliser qu’un modeste tiers des électeurs du canton.
2. Nicolas Sarkozy se réjouit bruyamment des résultats de la droite parlementaire. Il n’a pas tort. Pourtant, la réalité est un peu plus complexe qu’il ne l’affirme. Si l’on raisonne sur l’ensemble des cantons, la droite sarkoziste et ses alliés gagnent environ 1,4 millions de voix entre les deux tours (9,2 %). Les candidats UMP étaient aussi souvent opposés à des candidats de gauche qu’à des candidats du FN. Or ils gagnent davantage dans les cantons face au FN (+1,2 million) que face à la gauche (+750.000 voix). Un bon motif de satisfaction tout de même : la droite parlementaire récupère la plus grande part du vote frontiste au second tour. Dans les cantons où le FN était éliminé, il avait recueilli 1,1 million de voix au premier tour soit 17,8% : or ce pourcentage se répartit au second tour entre l’abstention (+1,4%), le vote à gauche (+3,8%) et le vote à droite (+14,9%). Plus des deux tiers des électeurs frontistes se seraient donc portés sur un candidat de la droite parlementaire.
L’inverse n’est pas vrai. Dans les duels entre la gauche et le FN, alors que l’abstention recule (-1,4%), le gain de voix en faveur du Front national n’est que de 268 000. La gauche elle progresse de 360.000. Les préventions de la droite classique à voter en faveur du FN se réduisent, mais le transfert de voix reste minoritaire.
3. Quant à la gauche, elle a plutôt bien mobilisé entre les deux tours. Au total, là où elle est présente, elle gagne 470.000 voix (+5,4%) alors que la droite parlementaire n’y progresse que de 180.000 voix (+2,5%). Mais la plus grande part des gains à gauche s’obtient dans les 302 cas de duel avec le FN, où le total de droite et de l’extrême droite perd un quart de son capital de voix du premier tour. Face au FN, la gauche a bénéficié à la fois d’un bon report à gauche, d’un léger sursaut de participation électorale (+1,4% de votants) et de l’apport de voix venant de la droite parlementaire.
Face à cette seule droite parlementaire, le résultat de la gauche est moins brillant. Tandis que la droite progresse de 750.000 voix (+14,9%), la gauche n’en gagne que moins de 65 000 (+3,8%) et l’abstention augmente. Il en est de même dans les 255 triangulaires, où seule la droite parlementaire tire les marrons du feu : alors que la participation augmente de plus de 100.000 voix, elle gagne 130.000 voix et 3,5%, tandis que la gauche progresse faiblement en voix (18.000) et recule en pourcentage (-1,2%) et que le Front national marque le pas, en voix comme en pourcentages.
4. Le Front de gauche a bien tiré son épingle du jeu. Sur les 113 cantons où il figurait au second tour, il a bénéficié d’un bon surcroît de mobilisation à gauche (+90.000 voix et +8,7% des exprimés), tandis que la droite et le Front national reculent (c’est même le seul cas où la droite parlementaire recule entre les deux tours). Le bon résultat s’explique bien sûr en partie par le fait que le FdG était dans 47 cas en situation de duel avec le FN qui a stimulé, comme partout, une forte mobilisation face au FN.
Il n’en est pas de même face à la seule droite parlementaire. Comme dans l’ensemble des cantons qui ont connu un duel gauche/droite parlementaire, l’abstention augmente (celle d’électeurs frontistes) et la droite progresse (14,4%) davantage que la gauche (4,5%).
5. Le rassemblement à gauche a donc bien fonctionné au second tour. Mais il n’a pas produit un élan suffisant pour inverser le cours des choses. Cela signifie que la gauche entre les deux tours parvient à regrouper, dans leur diversité, les électeurs qu’elle mobilise, mais elle ne mobilise pas ceux qui restent en marge, suffisamment pour battre la droite.
Ce constat renvoie à deux réalités différentes. Tout d’abord, si la gauche mobilise peu, ce n’est pas d’abord à cause de ses divisions. Elle n’attire pas, avant tout, parce que le parti gouvernemental développe une politique qui ne peut pas activer un vote à gauche : la réduction de la dette, la compétitivité et la gestion de « l’état de guerre » ne saurait entrainer un électorat qui reste structuré par les valeurs d’égalité, de solidarité et de service public. Bien au contraire, cette politique accroît le mécontentement et stimule le ressentiment dont bénéficie le Front national.
Mais, en second lieu, le problème est que « l’autre gauche » ne parvient pas à transformer le mécontentement voire la colère en mobilisation bien à gauche. Sans doute, le Front de gauche se sort avec les honneurs de la dernière consultation électorale. Mais il reste dans les niveaux modestes des consultations antérieures de même type. Il résiste, mais il ne progresse pas. Pourquoi n’y parvient-il pas ? La réponse à cette question devra se formuler dans la période à venir. Manifestement, le FdG souffre aujourd’hui encore d’une visibilité insuffisante, d’une cohérence limitée (sa polyphonie s’entend plus que sa symphonie) et d’une capacité faible à incarner une alternative visible, audible et crédible à la politique socialiste. La clarté critique vis-à-vis du PS recentré est nécessaire ; elle n’est pas suffisante, loin de là.
Dans sa forme classique amorcée dans les années 1960, la vieille union de la gauche fonctionne en partie pour sauver les meubles ; elle n’a plus de force propulsive pour de nouvelles conquêtes. Rêver de futures majorités à gauche est une chose ; s’imaginer qu’elles pourront se réaliser et triompher autour du PS actuel est une totale impasse.
Face au pseudo-tripartisme, la seule solution est de réactiver, autour des valeurs de l’égalité, de la liberté et de la fraternité-solidarité, le clivage qui, historiquement, s’est imposé sous la forme du gauche-droite. Toute autre hypothèse ne peut conduire qu’à la défaite, si ce n’est au désastre démocratique.
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Les tableaux dans le portfolio ci-dessous [non reproduits ici : se référer à l’original] résument les résultats des deux tours sur les 1.582 cantons métropolitains qui étaient en lice au second tour. Deux d’entre eux portent sur les pourcentages d’exprimés et sur l’évolution (en voix et en pourcentages) entre les deux tours. Ils procèdent à quatre regroupements en colonnes : la gauche, la droite dite « parlementaire », le Front national et l’extrême droite, le total de la droite. Pour le premier tour a été ajouté le score du Front de gauche.
Chaque tableau comporte huit lignes distribuant les résultats par catégories de canton : l’ensemble des cantons disputés au second tour (1.852), ceux où la gauche est présente (1.252), ceux où avait lieu un duel entre la gauche et la droite parlementaire (660), ceux où le duel opposait la gauche et le Front national (302, ceux où avait lieu une triangulaire (113) et ceux où la gauche était éliminée dès le premier tour (599).
Roger Martelli, 2 avril 2015
* http://www.regards.fr/web/article/departementales-retour-sur-la
Second tour : le Front de gauche s’en sort plutôt bien
Pour le Front de gauche, les résultats du second tour ont confirmé la tendance du premier. Dans un contexte désastreux pour la gauche et malgré un mode de scrutin défavorable, il conserve entre les deux tiers et les trois quarts de sa représentation départementale.
Le Front de gauche était présent dans 119 cantons, dont une quinzaine en alliance avec le PS ou avec EE-LV (à Grenoble 1 et 3). Il l’emporte dans 90 cantons, qui s’ajoutent aux trois gagnés dès le premier tour. Si l’on tient compte des binômes partagés, cela assure entre 162 et 170 sièges de conseillers départementaux. À la veille du scrutin, le Front de gauche avait 234 conseillers généraux, dont 220 membres du PCF. La nouvelle représentation sera donc entre les deux tiers et les trois quarts de la précédente. On sait que le mode de scrutin n’est pas sans effet négatif, dès l’instant où une sensibilité politique se trouve du côté des « petits » (moins de 10%). Par la seule vertu du système électoral, le FdG ne pouvait espérer retrouver le nombre d’élus antérieur.
Au-delà des espérances dans les duels et les triangulaires
Le plus satisfaisant est le résultat du face-à-face avec le Front national. Il avait lieu dans près de la moitié des cantons où le FdG était présent au second tour. Dix-neuf de ces cantons donnaient lieu à une triangulaire et 47 à un duel. Le FdG et ses alliés l’emportent dans 44 duels et 15 triangulaires. Au total, le FdG ne perd en face-à-face que dans trois cas : Hirson (Aisne), Harnes (Pas-de-Calais) et La Seyne (Var). Dans 19 cas gagnés, l’affrontement pouvait être jugé très difficile, voire ingagnable avant le second tour. Le résultat est donc allé au-delà des espérances de la veille. Les vieilles terres ouvrières du Nord, du Pas-de-Calais, de Meurthe-et-Moselle ou de la Loire ont bien résisté.
Dans 19 cas, les binômes du FdG enregistrent des résultats très satisfaisants, au-dessus des 60 % et même au-dessus des 70 % dans cinq cantons : Gennevilliers (76%), Saint-Junien (Haute-Vienne), les deux cantons de Vitry-sur-Seine et Isle-Manoire en Dordogne. Dans des territoires déstructurés par la crise, le Front de gauche a fait la démonstration qu’il n’y avait pas de fatalité à ce que, de mécontentement en colère puis en ressentiment, les catégories populaires basculent définitivement vers le Front national. Le FN entendait montrer qu’il avait pris la place du PCF en milieu populaire. Il réussit politiquement son coup sur le plan national (22% des suffrages au second tour) ; localement, il n’a pas mis les communistes et le FdG au tapis.
On notera aussi que, sur cinq cas de duel à gauche, le Front de gauche l’a emporté trois fois, à Bordères-sur-l’Echez (Hautes-Pyrénées), Saint-Vallier (Haute-Saône) et Montreuil (Seine-Saint-Denis), a été nettement battu dans le Val d’Ariège et de justesse dans les Monts du Livradois (Puy-de-Dôme).
La géographie électorale du FdG transformée
Le second tour n’a pas amplifié le décrochage territorial du premier. Le Front de gauche avait des élus départementaux dans 61 départements ; ils sont désormais dans 37 départements, soit 24 de moins, pour l’essentiel perdus dès le premier tour. Le Front de gauche entre même dans le conseil départemental de l’Aveyron et de la Lozère, département classé à droite dont on ignore souvent qu’il fut une terre de vote communiste dense au lendemain de la Libération et dans les années 1950.
Mais si la géographie électorale du FdG n’est pas bousculée, elle n’en est pas moins transformée. La petite ceinture parisienne résiste plutôt bien. Le Val-de-Marne conserve sa représentation communiste en l’état (9 binômes élus pour 18 conseillers sortants). Les Hauts-de-Seine confirment leur allant du premier tour et la Seine-Saint-Denis sauve les meubles, dans des conditions difficiles, et malgré la perte du canton du Blanc-Mesnil. La situation est moins favorable dans le Nord et le Pas-de-Calais où, malgré la bonne tenue face au Front national, le FdG perd une part non négligeable de la représentation communiste antérieure. Tandis que l’Aisne, l’Oise et la Somme maintiennent leur quota d’élus, les deux départements nordistes et la Seine-Maritime perdent près de la moitié de leur contingent initial.
La perte du Conseil départemental de l’Allier n’a en soi rien de surprenant, dans un département très disputé, dont la présidence a oscillé entre droite et gauche depuis plusieurs années. Mais le recul dans l’Allier est concomitant avec celui du Puy-de-Dôme (alors que l’implantation territoriale communiste s’y était nettement renforcée depuis vingt ans), du Cher (malgré les belles victoires sur le FN à Vierzon) et surtout de la Corrèze et la Haute-Vienne. Au milieu des années 1980, ces départements encore marqués par la tradition de la ruralité avaient un temps montré une meilleure résistance au déclin du vote communiste que les espaces les plus urbanisés. Le phénomène ne fonctionne plus depuis quelques années et le résultat décevant de ce dimanche de second tour en est l’illustration.
Des digues qui se rompent au profit du FN
Un tour ne chasse pas l’autre et la complexité demeure sur les deux dimanches. Le Front de gauche a manifesté une belle tenue face au Front national. Mais, bien trop souvent, les écarts avec le FN ne sont plus ce qu’ils étaient. Pour l’instant, le parti de Marine Le Pen continue d’être rejeté par une part non négligeable de l’électorat, mais il n’a jamais eu des résultats aussi élevés. Ses capacités d’alliance restent limitées et les reports de l’électorat de droite en sa faveur ne suffisent pas à constituer une majorité. Pourtant, les digues ont commencé de se rompre et l’entreprise frontiste de légitimation continue de suivre son cours.
De l’autre côté, les reports à gauche semblent avoir fonctionné, sous réserve d’inventaire plus précis. Mais, contrairement à la stratégie d’étouffement du Parti socialiste – le chantage à la « tripartition » – il est de plus en plus évident que la logique ancienne de l’union de la gauche ne fonctionne plus comme autrefois.
Pour l’essentiel, le glissement vers sa droite du PS affaiblit la référence au rassemblement, a fortiori quand on explique qu’il doit obligatoirement se faire sous la houlette du parti dominant. Les dynamiques majoritaires à gauche ont donc besoin d’autres ressorts, sous peine de laisser la gauche s’enliser avec le PS et les catégories populaires s’enfoncer un peu plus dans l’abstention et le vote FN.
[Un tableau récapitulatif n’est pas reproduit ici.]
Des points d’appui, mais une prise en tenaille
Pour l’instant, le Front de gauche vit sur l’acquis électoral du PCF, tout au moins dans les élections les plus territorialisées. Que cet ancrage montre des capacités de résistance, au demeurant très variables selon les élections, n’empêche pas le constat global fait depuis 2008. En dehors de l’élection présidentielle, le vote en faveur du Front de gauche reste dans les eaux modestes d’un vote communiste qui n’a pas interrompu son processus d’érosion par le haut. La dynamique électorale des zones de vote les moins denses ne compensent qu’en partie le tassement des anciens « bastions ». Pour l’instant, l’ouverture des alliances à la gauche du PS n’a pas été assez large et assez visible pour marquer le paysage électoral.
Dans des contextes certes différents, le même niveau de recul en nombre d’élus s’est observé aux municipales de 2014 et aux départementales de 2015. Quand la gauche va très mal, le patrimoine existant n’est pas sans intérêt et constitue un point d’appui. Mais, en l’état, il ne permet pas au FdG d’échapper à la tenaille qui voue la gauche de gauche, soit à s’enfermer dans la posture d’un aiguillon protestataire et minoritaire, soit au contraire à n’être rien d’autre que le porteur d’eau d’une social-démocratie désormais bien éloignée de l’horizon égalitaire.
La culture de la critique sociale et de l’alternative ne peut se contenter d’une timide gestion patrimoniale de rentiers. La transformation sociale et le sursaut démocratique ont besoin de dynamiques bien plus créatives et entraînantes. Faute de quoi, le surplace d’un jour est sans cesse à deux doigts d’un recul du lendemain.
Roger Martelli, 30 mars 2015
* http://www.regards.fr/web/article/second-tour-le-front-de-gauche-s