Le 30 avril 1975, l’Armée populaire de libération entre sans coup férir dans Saigon à la suite d’une offensive éclaire. Le régime saïgonnais, porté à bout de bras par Washington, s’effondre comme un château de cartes. Pris de court, les Etats-Unis doivent évacuer les lieux en urgence, des hélicoptères venant récupérer leurs ressortissants sur le toit de l’ambassade US – sous l’objectif des télévisions du monde entier ! Une terrible humiliation pour la superpuissance impérialiste alors réputée invincible.
Cela fait une bonne vingtaine d’années que les Etats-Unis sont engagés contre le mouvement de libération au Vietnam ; ayant en effet commencé à intervenir dès avant la défaite française de 1954 et se préparant à prendre le relais d’un régime colonial en plein déclin. Il ne s’agit pas pour Washington de défendre des intérêts particuliers (accès à des marchés, investissements…). L’enjeu est d’emblée géostratégique : porter un coup d’arrêt définitif à toute dynamique révolutionnaire en Asie.
Refouler les révolutions asiatiques
L’Asie est très tôt devenue le principal foyer de luttes anti-impérialistes. C’est en Europe que les conséquences de la Première Guerre mondiale et de la révolution russe se sont tout d’abord fait sentir. Mais après la défaite ultime de la révolution allemande (1923), l’attention sur porte vers l’Orient. L’Asie centrale, musulmane, entre en ébullition. Révolution et contre-révolution se confrontent en Chine à partir de 1925. Durant les décennies qui suivent la Seconde Guerre mondiale, des mouvements armés de libération se développent de l’Amérique latine à l’Afrique ou aux Moyen-Orient avec pour pays phares Cuba, l’Algérie, la Palestine, l’Angola, le Mozambique... L’impérialisme impose son ordre à coup de dictatures militaires particulièrement sanglantes (Chili, Argentine…) et à l’aide d’Etats comme Israël. Tout le tiers monde est concerné, mais c’est en Extrême-Orient, avec la victoire de la révolution chinoise (1949), que le bras de fer prend une dimension toute particulière. La Chine est le pays le plus peuplé du monde, suivi de l’Inde qui, bien que capitaliste, s’adosse à Moscou pour gagner une certaine indépendance. La France s’avère incapable de briser le combat des Vietnamiens. Des foyers révolutionnaires se multiplient dans la région. Washington veut « contenir et refouler » la vague de libération asiatique sans lésiner sur les moyens.
On n’organise pas le blocus de la Chine comme pour Cuba. Il faut construire sur les plans politique, économique et militaire un immense cordon sanitaire qui s’étend en arc de cercle de la péninsule coréenne à la péninsule indochinoise. Washington verrouille à l’Est : c’est la guerre de Corée (1950-1953) qui laisse jusqu’à aujourd’hui un pays divisé. Il verrouille au sud, faisant de Taïwan une forteresse – là où se sont repliées les armées chinoises contre-révolutionnaires au grand dam des populations locales ; le régime du Guomindang représente alors la Chine tout entière au conseil de sécurité de l’ONU. Pour stabiliser ses alliés sud-coréens et taïwanais, les Etats-Unis favorisent la mise en œuvre de réformes agraires et laissent bien plus de champ libre qu’en d’autres pays du Sud aux grandes familles possédantes contrôlant des Etats dictatoriaux et dirigistes. Voilà l’origine du développement inhabituel d’un capital coréen ou taïwanais relativement autonome.
Les Etats-Unis aident le Japon à se reconstruire (comme l’Europe de l’Ouest avec la plan Marshall), tout en le maintenant sous sa tutelle stratégique. D’immenses bases militaires US y sont construites (à Okinawa), ainsi qu’en Corée du Sud, aux Philippines, en Thaïlande. La VIIe Flotte et ses portes-avions occupent la mer de Chine. Washington verrouille encore, en Asie du Sud-Est insulaire cette fois : c’est le coup d’Etat de Suharto en Indonésie (1965). Le Parti communiste indonésien (PKI), considéré comme le plus grand PC du monde capitaliste, est éradiqué au prix peut-être de deux millions de morts et d’un état de répression générale qui perdurera plus de trente ans.
Pour parachever l’encerclement de la Chine, reste l’Asie du Sud-Est continentale. Des guérillas maoïstes sont actives en Malaisie et en Thaïlande. Surtout la lutte a repris au Vietnam. La division du pays décidée lors des accords de Genève ne devait être que temporaire, en attendant la tenue d’élections que le Vietminh et Ho Chi Minh étaient assurés d’emporter. Pas question donc, pour Washington, qui n’a pas signé les accords, que ces élections aient lieu ; au contraire, le régime saïgonnais et les conseillers US entreprennent l’assassinat systématique des cadres révolutionnaires vivant au Sud. Au tournant des années 60, le PCV a donc décidé de la relance du combat, sachant que cette fois, il ferait directement face aux Etats-Unis et non plus à la France.
Mettre à genoux le « bloc soviétique »
Refouler les révolutions asiatiques n’est pas le seul objectif de l’intervention US au Vietnam. Derrière Pékin, Moscou est aussi visée. Washington veut en finir avec la configuration des « blocs » qui domine depuis la Seconde Guerre mondiale la scène internationale. L’enjeu est de taille : permettre au capital impérialiste de pénétrer à nouveau les immenses territoires du « bloc de l’Est ».
Bien que localisé sur l’Indochine, le conflit vietnamien n’est pas une guerre locale, ni même régionale. Sa portée est proprement mondiale. Corollaire : toutes les contradictions de la situation internationale s’y réfractent, conditionnant les données du combat de libération : état du mouvement ouvrier et progressiste en Europe et aux Etats-Unis, des solidarités ; ouverture (ou non) de nouveaux fronts révolutionnaires dans le tiers monde ; ambivalences de la diplomatie moscoutaire ou pékinoise… Car ambivalences, il y a.
Il n’y a pas équivalence simple entre le « camp révolutionnaire » et le « camp soviétique ». Autant la confrontation « Est-Ouest » est bien réelle, autant l’impérialisme peut jouer sur les intérêts propres de la bureaucratie soviétique (et plus tard de la bureaucratie chinoise) pour faire pression à des moments décisifs sur des mouvements de libération. Les partis communistes asiatiques l’ont appris très tôt à leurs dépens. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, avec les accords de Yalta et de Potsdam, Moscou accepte que la Chine et le Vietnam restent au sein de la sphère de domination occidentale. Ni le PCC ni le PCV ne respecteront ce partage du monde négocié secrètement dans leur dos entre puissances alliées.
En 1954, Moscou et Pékin agiront cette fois de concert pour forcer le PCV a accepter, lors des négociations de Genève, un accord qui est très loin de refléter la réalité des rapports de forces sur le terrain et qui porte en germe une nouvelle guerre – la guerre américaine, la plus terrible de toutes. Les Vietnamiens tirent les leçons de cette amère expérience : une quinzaine d’années plus tard, ils refusent la participation des « grands frères » sino-soviétiques aux négociations de Paris, réduites à un tête-à-tête avec Washington et d’où sortent les accords de 1973 – des accords cette fois gagnants.
La géopolitique mondiale est devenue encore plus complexe avec l’émergence du conflit sino-soviétique au milieu des années 1960, Pékin n’acceptant pas que Moscou ait négocié dans son dos un accord nucléaire avec Washington. Le schisme qui brise de l’intérieur le « bloc de l’Est » représente un véritable casse-tête pour le PCV – qui a besoin de l’aide des deux capitales rivales du mal nommé « camp socialiste ». En revanche, c’est une aubaine pour les Etats-Unis, qui vont pouvoir surfer sur cette nouvelle contradiction. Cet atout ne leur permet pas d’éviter la débâcle de 1975, mais il s’avère maître les années qui suivent avec la formation d’une alliance USA-Chine-Khmers rouges visant à prendre le Vietnam en tenailles.
Tout ceci ne doit évidemment pas faire oublier que l’aide fournie par Moscou et Pékin à Hanoi durant la guerre états-unienne est très importante tant sur le plan économique que militaire. L’URSS et la Chine savent fort bien qu’elles sont visées par l’intervention US au Vietnam. Victorieux, les Etats-Unis auraient été en position de pousser l’avantage. L’aide sino-soviétique a donc été l’un des facteurs de la résistance vietnamienne. Considérable, elle n’en reste pas moins politiquement mesurée pour ne pas mettre en danger les possibilités de dialogue avec Washington : les missiles capables de protéger le ciel du Nord Vietnam des bombardiers B52 ne sont pas fournis, l’offre d’un compromis (pourri) est maintenue – simplement le PCV n’en veut pas.
Le facteur vietnamien
La géopolitique mondiale d’après 1949 (victoire de la révolution chinoise) et 1954 (défaite française) fait du Vietnam le « point focal » de la situation internationale, la « tranchée avancée » du combat révolutionnaire pour reprendre les termes d’un long slogan scandé lors des manifestations de solidarité : « salut à vous, frères vietnamiens, soldats de toute première ligne ». Encore faut-il que le mouvement de libération soit à même de porter dans ce pays une très lourde charge ; être en « première ligne » face aux Etats-Unis.
Les luttes anticoloniales au Vietnam n’ont pas pris précocement l’ampleur spectaculaire de ce qui s’est passé dès les années 1920 en Chine. Pourtant, le mouvement national et, singulièrement le PCV, sont contemporains du PCC. Le noyau dirigeant initial de ces deux partis s’est formé dans la foulée de la révolution russe, avant la stalinisation de l’URSS. Tous deux se sont néanmoins identifiés au « camp socialiste », bien qu’en maintenant une autonomie de décision contrastant avec la subordination directe d’autres PC. Tous deux ont aussi accumulé une expérience de lutte variée avant de s’engager dans une guerre populaire prolongée – dès le tournant des années 1930 en Chine, une décennie plus tard au Vietnam.
Avant la guerre américaine, le Vietminh acquiert une légitimité nationale profonde avec la proclamation de l’indépendance en août 1945, puis avec la conduite d’une « guerre du peuple » qui inflige au corps expéditionnaire français la défaite de Diên Biên Phu – un exploit déjà sans précédent face à une métropole coloniale. Les Etats-Unis s’attaquent à donc un adversaire aguerri et enraciné, même s’ils ne doutent pas de la victoire tant ils sont conscients de leur puissance.
De par sa durée, la lutte de libération au Vietnam incarne toute une période, ouverte par la révolution russe. La victoire de 1975 en est en quelque sorte le point d’orgue : elle l’emporte dans un conflit frontal avec l’impérialisme états-unien. Elle annonce aussi, bien que ne soit pas immédiatement évident, la fin de cette période, du fait de la violence des conflits interbureaucratiques et des crises qui rongent les régimes soviétiques et chinois.
Une guerre totale
L’intervention des Etats-Unis en Indochine, c’est tout d’abord une escalade militaire sans équivalent en dehors des guerres mondiales. Les immenses moyens déployés dans la région sont mis à contribution, des bases d’Okinawa à celles de Thaïlande transformée en « porte-avion terrestre ». La VIIe Flotte pilonne les côtes vietnamiennes alors que son aviation peut intervenir en des temps très courts. Les bombardiers géants B52 opèrent eux de très haut, dévastateurs. Pour la première fois, les hélicoptères sont engagés très massivement dans les combats (la France les avait déjà utilisés en Algérie). Napalm, défoliants (l’agent orange qui empoisonne toujours le pays), bombes à fragmentation… A part l’arme atomique et la destruction des principales digues qui aurait noyé sous les flots une partie du Nord Vietnam (deux mesures dont les conséquences internationales étaient imprévisibles), tout est mis en œuvre. Le corps expéditionnaire US atteint les 550.000 hommes. Deux fois plus de tonnes bombes sont déversées sur le petit territoire indochinois que par l’ensemble des alliés sur tous les fronts du conflit 39-45. En tout, pas loin de 9 millions de militaires US ont participé au conflit.
La guerre se mène en de multiples domaines. Un plan d’assassinat cible les cadres du Front national de libération, au Sud – le plan Phoenix qui fait plusieurs dizaines de milliers de victimes. Une réforme agraire est mise en œuvre pour contrer celle héritée du Vietminh et pour tenter de constituer une base sociale au régime saïgonnais (des fermiers capitalistes). Les populations rurales sont regroupées en hameaux stratégiques et un système de contrôle policier, foyer par foyer, est instauré jusque dans les villes pour mieux repérer toute personne non recensée. Pour réduire le nombre des pertes humaines dans le corps expéditionnaire, la « vietnamisation » des forces armées contre-révolutionnaires est décidée – il s’agit bien de « changer la couleur de la peau des cadavres »…
Aux Etats-Unis, l’économie est mise à contribution pour l’effort de guerre ainsi que le corps scientifique à qui le gouvernement demande d’élargir la palette des engins de mort, des bombes pénétrantes pour détruire les tunnels, des détecteurs de chaleur pour repérer la présence humaine, des mines antipersonnelles se fondant dans l’environnement naturel… Les scientifiques, dans leur très grande majorité, s’exécutent sans état d’âme, jusqu’au moment où le mouvement antiguerre prend son envol avec l’augmentation des pertes états-uniennes (60.000 Gis ont trouvé la mort – pour quelque trois millions de Vietnamiens tués, cinq millions blessés et dix déplacés)…
Malgré des pertes considérables, qui auront de graves conséquences après la victoire (l’infrastructure militante en cadres révolutionnaires originaires du Sud est très affaiblie), la résistance vietnamienne tient bon. Le coût économique aux Etats-Unis devient exorbitant. Le mouvement antiguerre devient un facteur d’instabilité politique interne. L’année 1968 a secoué l’Occident… Washington est forcé à négocier. Deux ans après la signature des accords de Paris, le régime saïgonnais s’effondre.
Echec mais pas mat
Cette année 1975, dans la foulée de la victoire vietnamienne, le Mozambique proclame son indépendance (en juin), ainsi que l’Angola (en novembre) – tous deux seront cependant envahis par l’Afrique du Sud ; mais dans ce dernier pays, le régime d’apartheid trouve lui aussi sa fin en 1994…
Les Etats-Unis ont été mis en échec au Vietnam, mais le Roi n’est pas mat pour autant. Les accords de Paris ne débouchent pas sur un compromis à l’instar de ce qui s’est passé avec les accords d’Evian entre l’impérialisme français et le nouveau régime algérien, bien au contraire. Washington a pour politique de se venger et le conflit se poursuit sous d’autres formes. Dès 1972, en un geste spectaculaire, Richard Nixon s’est rendu à Pékin alors que les combats faisaient rage dans la péninsule indochinoise. Une alliance de circonstance se dessine qui conduit, après 1975, à un front anti-Vietnam entre l’impérialisme américain, la Chine (dont Deng Xiaoping reprend les reines) et… les Khmers rouges (derrière le paravent officiel de Sihanouk).
La guerre n’est pas finie. Washington maintient la pression diplomatique sur le pays et décrète l’embargo (il va durer jusqu’en février 1994 et verrouille l’investissement international). Les Khmers rouges, engagés dans une fuite en avant meurtrière au Cambodge même, multiplient les attaques frontalières et revendiquent le delta du Mékong. En décembre 1978, l’armée vietnamienne intervient massivement et le régime Pol Pot s’effondre, les populations déportées retournant chez elles. En février-mars 1979, quelques 120.000 hommes de l’armée chinoise attaquent en plusieurs points la frontière nord ; ils revient aux milices locales et aux troupes régionales de faire face, les forces régulières vietnamiennes étant engagées sur le théâtre d’opérations cambodgien. Il s’agit notamment pour le PCC de signifier à Hanoi que les archipels des Spratleys et des Paracels sont chinois ; une préfiguration des conflits territoriaux maritimes actuels.
La guerre après la guerre précipite une crise au Vietnam. Comme en Russie, en Chine ou à Cuba, l’impérialisme fait payer au prix fort sa défaite, alors que la société sort épuisée de 30 années de conflits. Le régime se durcit encore – il a déjà par le passé mis Ho Chi Minh (décédé en 1969) plus ou moins sur la touche, a écarté Giap à plus d’une reprise et a mené une purge secrète au sein de la direction, des supposés « pro soviétiques » étant placés pour de longues années en résidence surveillée. Il craint que la communauté chinoise au sud du pays ne devienne une cinquième colonne et s’attaque par ailleurs aux gros commerçants capitalistes… souvent chinois. Pékin souffle sur les braises, ce qui contribue à l’exode massif des « boat people ».
La défaite des Etats-Unis de 1975 a eu des conséquences durables. L’impérialisme US a connu un déclin relatif, dont l’Europe aurait pu profiter. Des années durant, il lui a été politiquement impossible de s’engager directement dans une nouvelle guerre. Une fenêtre favorable aux luttes aurait pu s’ouvrir – si les conséquences du conflit sino-soviétiques ne l’avaient pas immédiatement refermée. La défaite dans la victoire n’est pas venue de l’ennemi extérieur, mais de l’ennemi intérieur de toute révolution sociale : la bureaucratie.
Ainsi, ne l’oublions pas, que de la faiblesse des solidarités internationales – une question toujours très présente. De très belles pages internationalistes ont été écrites durant les années 1965-1975 portées notamment, bien que pas seulement, par la radicalisation de la jeunesse en de nombreux pays. Il était cependant bien tard. Le peuple vietnamien aurait pu gagner son indépendance en 1936-37 au moment du Front populaire en France ; ou en 1945, si Paris n’avait pu envoyer un corps expéditionnaire à la reconquête de son ancienne colonie ; ou en 1954 si Pékin et Moscou n’avaient pas passé un deal avec Paris ; ou encore en 1968, à la suite de l’offensive du Têt. Il a fallu attendre 1975, après des décennies de destructions et d’épreuves qui auraient pu être épargnées aux forces de libération et à la population tout entière.
Pierre Rousset