C’est un destroyer, un navire conçu pour l’assaut aéroporté et la lutte anti-sous-marine. Le porte-hélicoptères Izumo est le plus gros bâtiment militaire construit par le Japon depuis la fin de la seconde guerre mondiale. A quai, parmi les sous-marins et les frégates amarrées dans la base de Yokosuka, l’imposante masse sombre domine avec ses 19 500 tonnes et ses 248 mètres de long. Le pont demeure vierge de toute trace d’appontage, les coursives sentent la peinture fraîche et le hangar s’offre encore vide aux yeux des visiteurs – l’Izumo a été livré le 25 mars.
Quand il reçoit une poignée de journalistes français, le 16 avril, le commandant adjoint du navire ne cache pas sa fierté. Pourtant il reste flou sur la destination prochaine de son bateau. Officiellement, l’Izumo n’a qu’une vocation : la défense des approches du Japon, la paix régionale, le secours des populations. Il naviguera avec sept hélicoptères. Mais le hangar peut en contenir quatre fois plus et les spécialistes estiment qu’il pourrait accueillir des avions de chasse américains F35-B à décollage vertical.
Les experts de la Tokyo Foundation, un centre de recherche indépendant, ont d’ailleurs recommandé dès 2014 cette option, dans une note sur la sécurité maritime. La marine japonaise indique ne pas pouvoir charger de blindés à bord, mais la rampe latérale peut supporter des camions, et ceux-ci pourraient transporter des missiles Patriot. L’officier de communication assure qu’il n’y a pas d’hôpital à bord, mais le bloc opératoire et les vastes espaces de soins sont bien là.
Réinterprétation de la Constitution
En clair, avec 1 000 marins, l’Izumo pourrait à l’avenir être intégré dans un groupe de combat, américain ou régional. Spontanément, les officiers japonais comparent ce nouveau symbole au légendaire Yamato du deuxième conflit mondial : avec le Musashi, dont l’épave vient d’être retrouvée au large des Philippines, le cuirassé fut le navire amiral de l’empereur, le plus lourd bateau de guerre jamais construit. L’Izumo, parfaite illustration du « renouveau » militaire japonais ? Les autorités se disent fidèles à la doctrine nationale de « contribution proactive à la paix » dans laquelle les vainqueurs de 1945 ont cantonné le pays.
Mais, au Parlement, une discussion s’ouvre sur la réinterprétation de la Constitution d’ici l’été. Le gouvernement nationaliste de Shinzo Abe prévoit d’élargir l’emploi des « forces d’autodéfense ». Elles pourront intervenir dans des cas intermédiaires d’agression – les « zones grises » – entre les prérogatives policières des gardes-côtes et la riposte militaire dure. Elles seront envoyées en soutien de forces amies dans le cadre d’une « légitime défense collective », ce qui permettra de nourrir des accords de défense réciproques avec les pays alliés de la région. Elles participeront davantage à des opérations de l’ONU. « La population est pacifiste mais plus de 90 % soutiennent les forces armées, cela a radicalement changé en quarante ans », remarque Yasuhisa Ishizuka, vice-président de l’Académie nationale de défense.
Disputes territoriales ancestrales
Le pays se décrit cerné de menaces : « Nous sommes entourés des trois plus grandes puissances militaires et nucléaires, la Chine, la Russie et la Corée du Nord », souligne une source au ministère des affaires étrangères. C’est la Chine qui inquiète d’abord, plus que jamais, en dépit de tentatives récentes de dialogue. Les documents officiels ne manquent pas de mettre en scène l’explosion du budget de défense chinois : « 4 000 % en vingt-six ans, 400 % en dix ans ». Les disputes territoriales ancestrales s’enveniment, alors que, souligne Tokyo, Pékin menace les routes commerciales maritimes et va jusqu’à « poldériser » des îlots disputés de la mer de Chine du Sud pour y installer des installations militaires.
[Les illustrations et graphiques ne sont pas reproduits ici. Se reporter à l’article original.]
Depuis 2012, les incursions dans les espaces maritimes territoriaux japonais sont quotidiennes, celles recensées dans les zones contiguës sont hebdomadaires. Dans les airs, les décollages d’urgence contre les incursions chinoises (à 415 reprises en 2013) ou russes (à 359 reprises) suivent elles aussi une courbe en croissance rapide depuis dix ans. Dans ce contexte, le Japon tient à montrer aux Etats-Unis et aux pays de la région qu’il est un allié performant, et ses armées sont demandeuses d’une expérience plus combative. L’armée de l’air a commandé un premier lot de 42 chasseurs F35 pour renouveler son parc. L’armée de terre crée une brigade amphibie et veut installer d’ici trois ans de nouveaux détachements permanents de surveillance côtière à Yonaguni, la petite île la plus proche de Taïwan, et Ishigaki, proche d’Okinawa.
Mais la priorité va bien à la marine de guerre, la quatrième du monde avec 124 navires. Elle se distingue des autres armées japonaises par son drapeau, toujours celui de la marine impériale. Le contre-amiral Umio Otsuka, chef d’état-major de la flotte, décrit la menace russe comme « relative » mais évoque « une mer de Chine explosive » avant de décrire ses moyens – flottilles d’alerte, navires de débarquement interarmées, systèmes antimissiles. « Nous devons être prêts à faire face à toute manœuvre d’agression », souligne-t-il. Les projets sont de passer de 16 à 22 sous-marins en 2025. L’unique base de l’étranger, Djibouti, vient d’être renforcée d’un état-major et d’avions – ravitailleurs et transporteurs embarqués.
Protection américaine
L’Izumo, lui, permettra de chasser les sous-marins chinois. Avec 4 milliards de dollars par an pour les infrastructures et 54 000 hommes, la très dissuasive protection américaine n’est pas menacée. A portée de l’Izumo, à Yokosuka, elle compte en permanence un porte-avions nucléaire et huit destroyers Arleigh Burke. Mais des doutes sont apparus quant à la solidité de la garantie américaine. La volte-face de Barack Obama au sujet des frappes contre les installations chimiques syriennes a créé des inquiétudes – le Japon sera-t-il protégé en cas d’attaque chimique nord-coréenne ? « Face à la Chine, la perception est celle d’un voisin toujours plus puissant vis-à-vis duquel les Etats-Unis ne sont plus si sûrs », décode une source française. « Notre alliance avec le Japon est indéfectible, mais avec la Chine, nous ne sommes pas ennemis », souligne un militaire américain à Yokosuka.
Le « pivot » américain vers l’Asie a une traduction concrète. Des moyens nouveaux, modernes, arrivent au Japon : le commandement américain des forces navales au Japon annonce deux destroyers et un croiseur lance-missiles supplémentaires dans la 7e flotte, soit 1 000 militaires de plus. Mais aussi un des porte-avions les plus récents, le Ronald-Reagan, un drone stratégique Global Hawk et des chasseurs F35. « En ce qui concerne la marine, je peux garantir à 100 % que notre confiance n’a pas diminué, l’US Navy met ses bateaux les plus performants dans la région », assure l’amiral Otsuka.
Renouveau militaire
Mais à Okinawa, les effectifs doivent diminuer – 10 000 des 27 000 GI doivent être redéployés dans le Pacifique. Quant à la force antimissile, elle vise la protection américaine d’abord. « Le rééquilibrage vers l’Asie devrait signifier plus d’investissements, en réalité c’est un nouvel équilibre entre la gestion des sujets nationaux et la diplomatie américaine », critique un expert.
Le renouveau militaire japonais a aussi ses limites. Le budget de la défense n’a cessé de diminuer dans les années 2000. Il ne remonte que depuis 2012, de 2 % à 3 % par an. L’effort, équivalent en volume à celui de la France, avec 37 milliards d’euros, pèse 1 % du PIB. Sa véritable remontée dépendra du rebond de l’économie nipponne.
Pour l’heure, les forces d’autodéfense font encore durer leurs équipements. « L’opinion soutient Abe dans sa volonté de renforcer l’appareil sécuritaire mais les pacifistes demeurent plus nombreux ; la participation à la guerre d’Irak a créé un traumatisme, beaucoup pensent que le pays avait été entraîné dans une mauvaise guerre », note Hiroshi Meguro, de l’Institute for Okinawan Studies. Le pays, conviennent les experts, ne se perçoit pas comme une puissance militaire renaissante. Mais sur les quais de Yokosuka, les bateaux américains et japonais passent d’un côté à l’autre de la base partagée, au gré de leur maintenance. Ils sont « parfaitement interopérables », selon le commandement américain sur place.
Nathalie Guibert (Yokosuka, envoyée spéciale)
Journaliste au Monde