A la mi-mars, à l’Université de Cape Town (UCT), Chimani Maxwele, étudiant en sciences politiques, a lancé un sceau d’excréments contre la statue du maître à penser colonial Cecil John Rhodes [1853-1902], catalysant une révolte contre les structures de pouvoir dominées par les blancs là et au-delà. Moins de trois semaines plus tard, une révolte des couches urbanisées les plus pauvres des Sud-Africains des deux autres plus grandes villes du pays (Durban et Johannesburg) ciblait une strate aussi pauvre et opprimée : immigrant·e·s, la plupart en provenance d’autres pays d’Afrique. Au moins 10’000 personnes ont été déplacées dans les jours qui ont suivi. Alors que l’on estime que l’Afrique du Sud abrite cinq millions de personnes de nationalité étrangère sur ses 53 millions d’habitant·e·s, la terreur a frappé ceux qui avaient une peau plus noire et la malchance de vivre dans les zones où se concentrent les plus bas revenus : cabanes des périphéries des villes ou les foyers de travailleurs proches des centres-villes.
Rhodes est tombé mais ses frontières continuent à croître
La campagne #RhodesMustFall s’est enflammée à l’UCT, le centre principal de la reproduction de la classe bourgeoise d’Afrique du Sud, les protestataires exigeant des changements dans les cursus, l’équité raciale du professorat ainsi que la démission de la direction de l’Université. Ils ont remporté rapidement au moins une victoire contre un symbole frappant : une énorme statue du pilleur anglais le plus notoire d’Afrique. En moins d’un mois, la statue en bronze de Rhodes a été retirée de sa base au centre du campus, retirée par les autorités universitaires dans un geste qui se révélera être une posture de profil bas.
La campagne plaça les élites émergentes du 1% de l’UCT contre l’ancienne structure de pouvoir du 1%. Les souvenirs historiques de la fabrication d’un monopole du diamant par Rhodes ont fait surface, laissant les commentateurs bourgeois et les organes de presse comme Business Day interloqués. Rhodes, après tout, contribua à établir un grand nombre des systèmes initiaux d’exploitation – y compris l’utilisation du travail migrant (et le rôle des femmes dans la fourniture de travail à bon marché), les frontières illogiques d’Afrique du Sud, les investissements pour l’extraction minière, l’expropriation des terres, les destructions environnementales ainsi que les Bantoustans très sous-développés des zones rurales – qui subsistent aujourd’hui. En effet, on les rencontre aujourd’hui sous des formes y compris plus profitables et amplifiées (travail précaire, prérogatives des entreprises minières), pleinement avalisé par les actuels dirigeants économiques et politiques d’Afrique du Sud, peu importe leur couleur de peau.
Commerce et logement d’immigré·e·s
Toutefois, le 99% contre le 99% au sein des concentrations de cabanes effrayent aussi le 1% le plus puissant d’Afrique du Sud, principalement en raison de son impact percutant sur la « marque » nationale, source de panique répétée pour les élites. L’opinion publique internationale fronce les sourcils devant Pretoria. Et, de manière encourageante, le reste du continent a saisi cette opportunité attendue depuis longtemps pour canaliser une série de griefs contre l’hégémonie régionale [de l’Afrique du Sud]. A travers l’Afrique, les émissions et les médias imprimés rappellent comment le roi Zoulou Goodwill Zwelithini a déclenché les pogromes lorsque, le 20 mars, à l’occasion d’un rassemblement en faveur de la « régénération morale », il a parlé des immigré·e·s comme étant des « poux » et des « fourmis » : « on trouve leurs marchandises laides trainant tout autour de nos magasins, ils salissent nos rues. Nous ne pouvons même pas reconnaître quel magasin est lequel, il y a des étrangers partout […] Nous demandons à ce que les étrangers au pays fassent leurs bagages et rentrent chez eux. »
Dans les dix jours qui suivirent, cet appel à été repris par les loyalistes zoulous à Durban, y compris par le fils du président, Edward Zuma (né au Swaziland), qui affirma que les immigré·e·s « constituent la raison pour laquelle il y a tant de drogue dans notre pays » (il a été poursuivi pour importation illégale de tabac et fraude fiscale cette année). Soutenu par la plupart des politiciens, Zwelithini a nié la réalité, se plaignant tout d’abord d’une interprétation erronée de la part des médias, puis il a affirmé qu’il ne voulait aucun mal aux immigré·e·s légaux.
Pourtant, le meeting de masse rassemblant 10’000 personnes, principalement des hommes zoulous traditionalistes, qu’il a réuni dans le principal stade de Durban le 20 avril retentissaient de slogans xénophobes et de huées contre les ambassadeurs de différents pays africains. Zwelithini a déclaré devant ce rassemblement qu’il souhaitait mettre un terme à la violence. Atteindre cela requiert toutefois beaucoup plus : alors que la police s’est montrée incompétente, Zuma a finalement déployé l’armée dans les zones sensibles de Durban et de Johannesburg, la nuit suivante.
Réaction violente
L’escroquerie de l’image d’une « nation arc-en-ciel » a été dévoilée, ainsi que cela s’est produit en 2008 et 2010 lorsque la xénophobie avait également atteint une masse critique. Mais bien des années auparavant, le reste du continent connaissait déjà les prédateurs sud-africains. Les griefs portaient entre autres sur l’exploitation par les compagnies minières de Johannesburg, les chaînes de magasin, le business des téléphones portables et des brasseries ainsi que même la difficulté d’obtenir un visa pour visiter l’Afrique du Sud, en particulier depuis le Kenya et le Nigeria, les deux principales puissances anglophones en compétition sur le continent (la surenchère diplomatique en est l’une des raisons).
Le dégoût populaire à travers l’Afrique face à la très faible protection des immigré·e·s que l’Etat sud-africain réalisait s’est répercutée de manière particulièrement forte dans les endroits d’où proviennent les réfugié·e·s : Kenya, Malawi, Mozambique, Nigeria, Swaziland, Zambie et Zimbabwe. Dans de nombreuses capitales d’Afrique, le 99% se sont rassemblés pour défiler, protester et réaliser des boycotts contre le 1% du sous-impérialiste d’Afrique du Sud. Dans plus d’une dizaine d’occasions, les cibles étaient les Hauts Comissariats sud-africains ainsi que les usines filiales et les succursales de magasins qui rapatrient les profits vers les entreprises de Johannesburg. Dans certains cas, tel que les magasins sud-africains que Walmart utilise pour pénétrer en Afrique, les profits sont redirigés encore plus loin. Dans les champs de gaz naturel du Mozambique, plus de 300 travailleurs sud-africains, employés par l’entreprise pétrolière Sasol, ont dû fuir alors que les habitant·e·s locaux se plaignaient que l’entreprise ne donnait pas d’emplois aux locaux.
A Durban et à Johannesburg, la résistance des immigré·e·s face au « proto-fascisme » du lumpen-prolétariat est inégale. Le 8 avril à Durban, les habitant·e·s congolais, nigériens et zimbabwéens du centre ont tenté une marche non-violente contre la xénophobie avant qu’elle soit brutalement brisée par la police.
De ce fait, quelques jours plus tard, des centaines d’immigré·e·s se sont armés et se sont accrochés brièvement avec la police et les foules xénophobes dans la zone du Point de Durban, à quelques blocs des aquariums et parc d’eau de classe mondiale de la ville. Certains ont même menacé de déclencher une guérilla urbaine. A Hillbrow, centre-ville de Johannesburg, la densité géographique des immigré·e·s était trop intimidante pour que les foules provenant des foyers de travailleurs migrants (dominé par les Zoulous) y pénètrent.
Mais dans des zones de cabanes moins concentrées [en population immigrée], principalement dans la périphérie résidentielle de Durban, les attaques xénophobes se sont produites de manière répétée. En raison du danger en cours, plus de 1000 personnes ont été volontairement rapatriées vers des pays voisins. Il n’y a rien de plus tragique que de voir les bus longue distance chargés de personnes traumatisées qui ont tout perdu sortant des camps de réfugiés.
Le 1% d’Afrique du Sud n’a pas compris
Pourtant, les dirigeants d’Afrique du Sud ont démontré de manière répétée qu’ils n’avaient pas saisi la crise. Le 24 avril 2015, le président Jacob Zuma a affirmé à des groupes d’immigré·e·s que la morale élevée d’Afrique du Sud reste élevée. Le même jour, Gwede Mantashe, secrétaire général du parti au pouvoir (African National Congress, ANC), a répété une proposition controversée : « les camps d’accueil des réfugiés doivent être utilisés pour s’assurer que toutes les personnes qui arrivent en Afrique du Sud soient enregistrées, elles devraient être filtrées et examinées minutieusement ». Il a toutefois admis : « je sais que l’on a fortement contesté cette idée. »
Ce même jour encore, l’adjointe du ministre de la police, Maggie Sotyu, a révélé à quel point les élites d’Afrique du Sud sont tendues lorsqu’elle a plaidé ceci : « il se passe des choses pires dans d’autres pays mais on ne les verra jamais dans les médias. Les médias font partie de la communauté, ils doivent donc être biaisés lorsqu’ils traitent de l’Afrique du Sud. »
Ces remarques reflètent à quel point est répandu le déshonneur public du gouvernement Zuma ainsi que sa position défensive. En effet, Zuma a tout d’abord fait très peu pour résoudre ou même penser correctement la situation. Les publicités contre la xénophobie soutenue par l’Etat, les manifestations, les discours et les campagnes passent généralement à côté du problème : les jeunes hommes paupérisés réalisant ces attaques ont peu de patience pour les prêches moralisateurs.
D’un côté, quelques ONG de la classe moyenne et des dirigeants religieux ont fourni de l’aide vitale d’urgence dans les camps réfugiés ; en coopération avec certains dirigeants syndicaux, leurs manifestations contre la xénophobie au cours du mois d’avril ont brièvement revendiqué les espaces centraux des villes. D’un autre côté, les politiciens moralisateurs de la petite-bourgeoisie et les commentateurs publics ne disposent pas de moyens efficaces pour faire parvenir leurs messages au sous-prolétariat. Une raison : une incapacité à analyser, et plus encore à traiter, les conditions qui sous-tendent cette situation.
Petit commerce d’immigré·e·s
Emplois, logement et concurrence dans le secteur de la vente de détail
Les immigrés originaires du reste de l’Afrique et d’Asie (en particulier du Pakistan, du Bangladesh, de l’Inde et de Chine) qui cherchent des emplois sont typiquement des jeunes hommes bénéficiant de réseaux leur fournissant une entrée aux zones résidentielles, quelques fois à des emplois dans le secteur informel et parfois même des possibilités d’ouvrir un petit commerce. Parce que, de manière générale, leurs épouses et leurs enfants restent au pays, les immigrés peuvent accepter, au moins temporairement, des salaires bien plus bas que les habitant·e·s locaux qui doivent normalement subvenir aux besoins de familles plus grandes.
Ils peuvent aussi épargner de l’argent en vivant à quatre dans des petits appartements du centre-ville ou dans des cabanes de bidonvilles – dormant souvent par « équipe » – ce qui augmente la pression sur les taux de location. Des employeurs ou des propriétaires sans scrupule accroissent leur pouvoir en menaçant de contacter les autorités pour signaler les immigrés illégaux, arme de super-exploitation souvent utilisée dans les fermes pour éviter d’avoir à payer des salaires.
Une autre cause structurelle de la xénophobie réside dans la concurrence excessive des petits commerces des bidonvilles : « surcommerce » (surreprésentation de petits commerces). Cela provient du fait que des immigrés – en particulier de Somalie, Ethiopie, Pakistan et du Bangladesh – utilisent des « syndicats » de leurs pays d’origine pour obtenir des crédits collectifs et réaliser des achats groupés de masse auprès des fournisseurs. Ils peuvent ainsi aisément vendre moins cher que les spaza shop [petites boutiques, souvent dans des containers, voir la photo] gérés par des habitant·e·s locaux. Leurs affaires se sont développées de manière efficace à presque chaque coin d’Afrique du Sud.
Les batailles fratricides entre ces très petits commerçants passent rapidement de la guerre des prix à l’intimidation physique, principalement contre les magasins d’immigrés. Les « protestations contre les manques des services publics » de la part des communautés contre leurs gouvernements municipaux se sont transformées en pillages xénophobes généralisés contre les immigrés.
Projet de nouveau port à Durban
Ces causes à la racine de la situation actuelle ne peuvent être réduites ou éliminées qu’en redirigeant des ressources de l’Etat pour satisfaire des besoins (comme le logement) et en créant des emplois. Les impôts sur les entreprises peuvent être augmentées et de vastes budgets transférés des gigantesques projets d’infrastructures vers d’autres postes : un chemin de fer à 30 milliards de dollars destiné à l’exportation de charbon ; un nouveau port (non nécessaire) à Durban pour 25 milliards de dollars ; des réacteurs nucléaires pour 100 milliards de dollars, etc. Sans une offensive massive contre l’inégalité, les dégradations quotidiennes de la vie des 54% de sud-africains qui se trouvent au-dessus du seuil de pauvreté continueront.
Le gouvernement ANC de Zuma est responsable non seulement des politiques néo-libérales, en faveur des entreprises et destructrices d’emploi, mais aussi du durcissement des réglementations de l’immigration des dernières années qui contraignent les réfugié·e·s à vivre dans une illégalité informelle. Zuma a poursuivi les politiques sous-impériales de ses prédécesseurs dans la région afin d’assurer des contrats qui favorisent les entreprises, y compris l’accord pétrolier se montant à 10 milliards de dollars de son neveu dans l’est de la République démocratique du Congo, dans un endroit situé à proximité du lieu où 1600 soldats d’Afrique du Sud ont été déployés contre des concurrents rebelles.
Zuma offre également un soutien fraternel continu aux régimes répressifs de la région tels que celui de Robert Mugabe au Zimbabwe, du monarque swazi tyrannique, Mswati, ainsi qu’au régime congolais corrompu de Joseph Kabila. Cette politique produit des réfugié·e·s supplémentaires.
Quelle pression peut éradiquer les causes profondes ?
De simples appels à « être gentils » ainsi que des manifestations n’altéreront en rien les causes se situant à la racine de la xénophobie ou les politiques de l’Etat. Qu’est-ce qui serait nécessaire pour modifier l’approche du gouvernement Zuma ? Quels leviers de pouvoir les activistes peuvent-ils manœuvrer ? Le facteur le plus manifeste de ces dernières semaines a porté sur le dommage fait à la réputation (y compris pour le tourisme) que le gouvernement et le grand capital ressentent.
Il semble que seul un tel dommage peut contraindre Zuma à agir. Ainsi que l’a écrit Bandile Mdlalose, du Community Justice Movement, dans le principal magasine en ligne du continent, Pambazuka : « nous devons, nous de la société civile de Durban, prendre en considération une campagne de boycott. »
Durban étant la seule ville candidate pour les Commonwealth Games [compétitions multisports des pays du Commonwealth britannique] de 2022, elle affirme qu’une cible devrait être « une décision du Commonwealth, prévue pour le 2 septembre, d’attribuer les jeux de 2022 à notre ville qui ne le mérite pas. » Les autorités de Durban disent qu’ils vont aussi faire une offre pour les Jeux Olympiques de 2024.
Les protestataires dans de nombreux autres pays attaquent l’Afrique du Sud sur ce thème, dans le but de contraindre le régime de Pretoria d’adopter des politiques plus humaines.
La question reste de savoir si, au-delà, d’opposer les politiciens de l’ANC aux entreprises locales ainsi qu’à l’ethnicisme zoulou, en croissance rapide, une couche toujours effective de progressistes d’Afrique du Sud peut se joindre au débat portant sur la meilleure façon de passer d’une simple moralisation à s’engager aux côtés des véritables protestataires africains.
Patrick Bond