Genèse
Ça s’est fait au hasard de la rencontre de deux voisins qui, sans se connaître, furent réduits par la même explosion au triste statut de sinistrés. Quelques affichettes très artisanales, apposées sur les platanes du quartier, invitant les habitants à une réunion publique sur le parking de la piscine, ont suffit. Ils sont venus. Avec leur colère, leur désolation, leur solitude et leurs pansements. Les initiateurs, debout sur deux chaises - forcément bancales - tentent, à l’aide d’un mégaphone récupéré à la hâte, de répercuter, d’organiser et de solliciter la parole. Elle fuse. Beaucoup de colère, immédiate, incontrôlable, comme l’évènement. Chacun amène ses doléances et son courroux, sa solitude et sa peur. Tous expriment une colère qui ressemble de très prés à celle du désespoir.
Cet étrange rassemblement, entre cour des miracles et meeting revendicatif va trouver son unité, son identité, dans l’exigence, unanime et récurrente de voir la justice passer.
C’était le 23 septembre 2001.
L’association des sinistrés du 21 Septembre était née.
1. L’association se structure
L’association dépose ses statuts en préfecture le 25 septembre. Ce même jour, une deuxième réunion se tient dans le jardin d’un des membres fondateurs : plusieurs milliers d’entre elles vont faire de cette maison le seul lieu encore vivant d’un quartier désolé, désolant.
Aidée, portée par le collectif Plus jamais ça, regroupant des associations, des syndicats et des partis, l’Association des sinistrés prend une dimension militante et médiatique qui l’installe dans la durée. Interlocutrice des responsables politiques, elle ne tarde pas à recevoir la reconnaissance du ministère de la Justice qui lui donne l’agrément indispensable pour se constituer partie civile. Les avocats de l’association déposent 630 plaintes simples, le nombre des adhérents augmente de façon significative (jusqu’à 1500 en 2003). L’activité décuple, un salarié est embauché, rémunéré par le biais des dons reçus par l’association, il accueille, avec bénévoles et militants de l’association, les personnes, les oriente.
Le samedi 29 septembre, Toulouse connaît sa plus grosse manifestation depuis les mouvements sociaux de 1995. Trente mille personnes sont dans la rue, l’association édite pour l’occasion un tee-shirt montrant l’usine barrée d’une croix rouge. Cette image deviendra emblématique du combat mené pour exiger la fermeture du pôle chimique.
Le 19 Janvier 2002, l’association tient sa première assemblée générale. Ses missions sont précisées : l’accompagnement des personnes sinistrées, le devenir du site chimique et l’action en justice en sont les principaux axes. Le trésorier rend des comptes, l’association a reçu 45 000 € de dons. Un conseil d’administration est élu, l’association est en état de marche.
2. Sur tous les fronts
Dans une ambiance souvent tendue, le collectif Plus jamais ça s’organise. L’association participe à d’interminables, mais souvent fructueuses réunions. Le 13 octobre, l’Association des sinistrés investit avec le collectif PJC les locaux des AGF, assureur d’AZF, pour dénoncer la mauvaise volonté de l’industriel et des assureurs ; le 17, elle se joint aux habitants de la Cité du parc pour les accompagner dans un combat devenu emblématique de la maltraitance dont peuvent être l’objet ceux qui ne sont pas dans les bons papiers des décideurs ; le 19, c’est avec les mouvements écologistes qu’elle stigmatise l’inconscience provocatrice des dirigeants qui déversent de l’hydroxyde d’ammonium dans la Garonne - le chargé de communication de Grande Paroisse (propriétaire de l’usine AZF) expliquera qu’il y a eu un petit problème mais que seuls 19 poissons sont morts ! ... Les Amis de la Terre dérangeront le Préfet qui assiste à un concert d’orgues à la cathédrale Saint Etienne en lui apportant des sacs entiers de poissons morts (le Préfet, que l’on verra pour la première fois sortir de ses gonds, engagera une action en justice contre l’industriel). Le 11 novembre, l’Association des sinistrés rejoint le collectif des « sans-fenêtres » sur le parking d’une grande surface du quartier Basso Cambo pour dénoncer les lenteurs et la complexité des réparations.
Dans la même période, collectif et associations se réunissent presque quotidiennement avec le sous-préfet à la ville, Sylvain Mathieu. Lors de ces rencontres souvent « animées », l’association exprime les revendications et les problématiques rencontrées par les personnes sinistrées. La réquisition des logements vacants est envisagée mais, appliquée, elle s’avère dérisoire face à l’ampleur des besoins et aux lacunes du dispositif administratif et législatif existant. Le Préfet Fournier invente alors le concept de « provisoire durable » du contreplaqué et du plexiglas. Face au surcoût de la consommation énergétique, l’association exige et obtient que soient appliquées sans aucune majoration les factures de l’année précédente.
En décembre 2001, au cours de la visite de Philippe Douste-Blazy, maire de Toulouse, dans les locaux provisoires de l’association, celle-ci demande qu’il porte à l’Assemblée nationale la nécessité de la mise en place d’un dispositif unique de gestion de la crise par l’Etat (qui ne verra jamais le jour) et demande un nouveau local (qu’elle obtiendra au nº1 de la rue du Roussillon dans le quartier Papus).
L’agrément donné par le ministère de la Justice permet à l’association de siéger au Comité de suivi des victimes au sein duquel elle pèsera de tout son poids pour le respect et l’élargissement des dispositions de la Convention nationale d’indemnisation des victimes signée en octobre 2001. Représentant ses adhérents dans le dossier pénal, elle ne cesse de réaffirmer sa volonté de voir la responsabilité de l’industriel prise en compte sans restriction, sur la base des éléments contenus dans le dossier d’instruction.
Egalement présente au sein du Comité de suivi épidémiologique, l’association alerte les autorités sur le risque de sous-estimer la dimension psychologique du traumatisme vécu par les victimes de l’explosion. Elle ne cessera de porter cette parole, estimant que les autorités compétentes négligent un suivi approprié et continu des populations sinistrées.
3. La bataille pour la reconversion industrielle du pôle chimique
Attentive à la nécessaire unité des organisations de salariés et de riverains, l’Association des sinistrés a très rapidement défendu l’idée d’une reconversion industrielle à la charge de Total - reconversion intégrale de l’industrie, implantation d’unités contrôlées par le public, mise en place d’une loi durcissant les conditions de sécurité, notamment en interdisant la sous-traitance et l’intérim. Elle a mis l’accent sur la fermeture et la reconversion sans licenciement et avec maintien des salaires pour les salariés du site chimique, toujours aux frais de Total.
Une telle revendication allait de paire avec son engagement en faveur de la réunification des salariés et des riverains, victimes de la catastrophe. Mais force est de constater qu’à la grande satisfaction de la direction de Total, les directions syndicales de l’usine, traumatisées et manquant de clairevoyance, sont tombées dans le piège de la division (Jacques Mignard, délégué CGT AZF déclarait dans Tout Toulouse le 06/03/2002 : « Nos alliés sont effectivement à la chambre de commerce et d’industrie et au MEDEF »).
L’Association pointe également la lourde responsabilité de l’Etat dans son refus de mettre en œuvre tout l’arsenal législatif pour imposer au groupe Total les seules mesures capables d’aller dans le sens de l’intérêt commun des salariés et des riverains.
Le président de l’association est entendu par la commission d’enquête parlementaire constituée au lendemain du 21 septembre. En février 2002, les conclusions de son rapport sont sans appel : « la somme des négligences a conduit à une catastrophe ». Mais sur les 90 propositions visant à réduire les risques industriels, peu d’entre elles seront retenues, la commission privilégiant davantage l’éloignement des riverains plutôt que la sécurisation et le contrôle des sites Seveso (468Ko).
Le 24 Mars, 10 000 personnes sont dans la rue pour dire encore leur volonté de voire disparaître le pôle chimique : dans le cortège, à leurs cotés, Xavier Riesco, salarié, témoigne avec courage et intelligence que salariés et riverains sont les mêmes victimes d’une logique industrielle qui ne fait aucun cas du facteur humain.
Le 5 juin 2002, les juges d’instruction en charge de l’affaire réunissent les parties civiles pour leur faire un point d’étape sur l’avancée de l’enquête. Les juges Didier Suc et Joaquim Fernandez, alors en charge de l’instruction, sont formels : leurs mots pour décrire l’état de déliquescence de l’usine et l’appel à la sous-traitance en cascade à l’intérim sont très forts. A l’inverse, Thierry Perriquet, présent dans la salle ce jour-là et qui prendra la direction de l’enquête quelques jours plus tard, refusera d’envisager les responsabilités de l’industriel en orientant l’instruction sur les pistes erronées de l’attentat terroriste et de l’arc électrique pourtant catégoriquement écartées par les expertises judiciaires.
Devant le tribunal, une poignée de salariés de l’usine distribuent un tract non signé dans lequel ils diffament - entre autres - le président de l’Association des sinistrés. Dans le même temps, la CGT affirme que la responsabilité de Total est engagée, ajoutant que c’est « la recherche de profits maximum qui a mené à la catastrophe. Cette analyse rejoint en tous points celle de l’Association des sinistrés ».
Au cours d’un déplacement à Paris, pour rencontrer cette fois un conseiller du Premier ministre, la question du pôle chimique est au centre de la discussion. En réaffirmant la volonté de fermeture du pôle chimique et en obtenant - en partie - satisfaction sur ce sujet, les représentants de l’association et du collectif PJC, feront la preuve que la proximité du pôle est incompatible avec le besoin de sérénité auquel aspirent tous les riverains.
Le 11 juin 2002, 13 salariés, dont le directeur de l’usine sont mis en examen. Pour l’association comme pour le Procureur de la République, ce sont des lampistes qui sont ainsi désignés.
Le 21 juin 2002, neuf mois après l’explosion, l’association et le collectif PJC investissent la salle du conseil municipal. Le maire, qui a donné la parole aux salariés, refuse de la laisser aux représentants associatifs. Le premier Juillet 2002, Jean-Pierre Raffarin annonce la fermeture presque totale du pôle chimique. L’association qui porte avec le collectif PJC la revendication de l’arrêt de la production du phosgène (dans l’usine de la SNPE voisine d’AZF) refuse de parler de victoire, considérant que le classement Seveso perdurant, le danger n’est pas écarté.
Le 9 juillet, l’association fête avec ses avocats et les salariés du foyer San Francisco la décision du tribunal de commerce qui condamne Total à les indemniser suite à leur licenciement. Mais le 18 juillet, en l’absence de toute dynamique unitaire des riverains et des salariés du pôle chimique en faveur d’une véritable reconversion industrielle, la SNPE annonce la suppression de 246 emplois.
Le 10 septembre, le président de l’association rend publique le rapport du cabinet Cidecos. Ce travail, effectué à la demande du Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (employeur + délégués du personnel désignés par le comité d’entreprise et les délégués du personnel de l’usine), dénonce les manquements graves dans la gestion et la sécurité de l’usine. Le lendemain, le CHSCT sort une version complètement tronquée du rapport : l’état de déliquescence du hangar 221 est purement évacué, les directions syndicales locales témoignent ainsi de leur aptitude à tronquer la réalité. Alors que ceux-la attisent la haine et pactisent avec les dirigeants de Total, cinq salariés de l’usine posent pour une photo symbole avec les sinistrés devant les grilles de l’usine.
Soucieuse de ne pas en rester là, une délégation de l’association s’est rendue à Montreuil pour rencontrer au siège national de la centrale syndicale, le secrétaire national de la CGT-Chimie qui condamnera dans un communiqué les errements des représentants syndicaux locaux.
Premier anniversaire de la catastrophe, le 21 septembre 2002, les sinistrés qui se dirigent en cortège vers la place du Capitole se voient refoulés par les forces de l’ordre. Le président de l’association qui participe à une émission de radio sur cette même place met en demeure le Préfet d’enlever les barrières, ce qu’il fait. Cette journée témoignera avant tout du désir de la Mairie d’en finir avec AZF et les sinistrés. Constatant la tension, Philippe Douste-Blazy n’aura pas le courage de venir à l’émission de RTL, préférant se débiner et envoyer à sa place son adjoint Jean-Luc Moudenc.
L’association interpelle Total en exigeant que soit revu à la hausse et de façon significative le montant des indemnisations allouées aux victimes. Cette initiative sera couronnée de succès au sein du comité de suivi des victimes présidé par un magistrat d’une rare efficacité : Philippe Mettoux.
4. L’exigence de justice
En janvier 2003, l’association poursuit sa mission d’ accompagnement des personnes sinistrées. L’affaire des dons de la Mairie lui donne l’occasion d’étoffer son dispositif. La mairie, estimant réglée la question des sinistrés, entend réinjecter dans son budget municipal 3,8 millions d’euros provenant de la solidarité. L’association monte au créneau avec un élu Vert de la Mairie, Pierre Labeyrie, et obtient, avec les sept autres associations, l’annulation de la délibération municipale. Elle sollicite La Fondation de France pour qu’elle accepte d’accueillir et de répartir ces fonds en organisant un dispositif avec les associations locales. L’Association des sinistrés procède alors à l’embauche d’une première salariée. Deux autres viendront ensuite l’épauler, assurant ainsi un accueil en continu des personnes toujours occupées à se débattre dans d’inextricables complications.
Le conflit avec la Mairie trouvera son apogée le 21 septembre 2003 : à l’occasion de la deuxième commémoration, ce sont 17 véhicules de CRS qui accueillent les sinistrés au Rond Point du 21 septembre. Face à la colère générée par ce dispositif, Philippe Douste-Blazy, préférera, comme à son habitude, battre en retraite sous la bronca et les huées.
Le même mois, la justice prononce un non-lieu pour 10 personnes mises en examen. L’association se félicite de cette décision, considérant qu’il ne s’agit que de lampistes. Elle réclame plus que jamais la seule mise en examen qui puisse avoir du sens, celle de l’industriel. C’est cette question qui sera au centre de l’assemblée générale 2004. La volonté est forte de parvenir à cette mise en examen malgré l’évidente réticence du juge Thierry Perriquet dont l’instruction apparaît de plus en plus clairement à décharge de l’industriel aux dépends des parties civiles.
En juillet 2004, après avoir déposé une nouvelle demande de mise en examen de l’industriel, les avocats et le président de l’association demandent à rencontrer le juge d’instruction, Thierry Perriquet. Hermétique et peu disert, le juge ne cède pas et s’acharne, toujours et encore sur des lampistes.
Le 18 Septembre 2004, l’association organise le festival Saperlipapus qui réunira sur le quartier Papus des plasticiens, des musiciens, des acteurs, venus des quatre coins de la ville. Parmi ceux qui ont œuvré à cette réussite, Charles Wolf ne fut pas des moindres. Un peu plus d’un mois après, Charles décédait, succombant brutalement à un accident cardiaque. Le choc de cette disparition a profondément affligés les salariés, les membres et les adhérents de l’association. Charles avait 49 ans.
Le 15 avril 2005, lors de la réunion du comité de suivi des victimes, l’Association des sinistrés s’oppose fermement à la volonté de l’industriel Total de faire adopter un nouvel avenant, le n°8, en cours de préparation et visant à interdire le dépôt de nouveaux dossiers (télécharger avenant n°7 (100Ko) à la Convention nationale d’indemnisation des victimes - 188Ko). Alors que la loi prévoit un délai de dix ans pour qu’un sinistré puisse faire valoir l’imputabilité de l’explosion sur ses dommages, Total souhaite « filtrer » les demandes d’expertise par une commission qui serait composée de deux experts nommés et payés par Total, et au sein de laquelle le sinistré présenterait son dossier sans assistance. Rien ne justifiait de changer le dispositif en cours, à part la volonté de l’industriel Total de ne plus assumer ses responsabilités, notamment financières. (lire le communiqué Total doit indemniser tous les sinistrés !)
D’octobre 2004 à juin 2005, l’association s’emploie à dénoncer auprès du Parquet et des médias les tentatives de contrôle de l’instruction par les avocats de Total qui parviennent à noyer le dossier sous des monceaux de témoignages, d’expertises « maison » et autres manœuvres allant toutes dans le sens d’une remise en cause des expertises judiciaires qui pointaient les responsabilités de l’industriel.
Elle élabore une campagne pour la mise en examen de l’industriel (en éditant des affiches et des autocollants - illustration de Faujour - et créant un nouveau site Internet) dont l’échéance majeure est celle de l’audience du 23 juin 2005 devant la chambre d’instruction relative à la demande de mise en examen de l’industriel déposée par l’Association des sinistrés. Elle contribue enfin à l’élaboration de l’appel unitaire « AZF : sécurité zéro, impunité TOTALe » (envoyer un mail pour le signer) avec d’autres associations ou individus parties civiles.
Au fil des ans, l’Association des sinistrés du 21 septembre n’a cessé d’amplifier son action. Elle la poursuivra jusqu’à son terme, espérant faire un jour, valoir les droits des personnes sinistrées et reconnaître la responsabilité d’un industriel définitivement plus soucieux d’économie et de rentabilité que de sécurité.