C’est en 1971 – il y a bien longtemps – que le Frente Amplio (FA) émergeait comme une véritable « contre-société », en ce sens qu’il représentait un mouvement socio-politique plutôt qu’une simple alliance politico-électorale. Le FA était alors organisé en Comités de base territoriaux et exprimait une très large vague de luttes syndicales et étudiantes. Il s’orientait vers une radicalisation politique de masse où convergeaient des revendications socio-politiques et un horizon de rupture politique avec le régime de domination bipartite (avec le parti Colorado et le parti National) soutenu par le gratin oligarchique et les agences de l’impérialisme nord-américain.
Lors de son « programme constitutif », le FA proposait 40 mesures immédiates à appliquer s’il parvenait au gouvernement. Parmi ces mesures figuraient la nationalisation des banques, le monopole étatique du commerce extérieur, le non-paiement de la dette extérieure, la rupture avec le FMI, l’échelle mobile des salaires (adaptation automatique des salaires au taux d’inflation), la réforme urbaine, la réforme agraire. Il s’agissait d’un programme de « réformes structurelles » très similaire à celui établi par le gouvernement de l’Unité populaire dans le Chili présidé par Salvador Allende qui contenait effectivement des réformes structurelles réelles et radicales.
A cette époque, le Mouvement de libération nationale Tupamaros (MLN) faisait de la politique avec les armes. Il ne participait pas au FA et sa stratégie se définissait dans le cadre du « foyer guérillero ». Dans le programme constitutif du MLN (1971) figuraient notamment les propositions suivantes : la nationalisation des banques, la socialisation des grandes fabriques qui devaient être administrées par les travailleurs, la réforme urbaine avec expropriation des grands propriétaires immobiliers et la réforme agraire, avec l’expropriation sans indemnisation des latifundia de plus de 500 hectares. C’était l’époque des marches combatives des travailleurs de la canne à sucre de l’Union des travailleurs du sucre d’Artigas (UTTA) organisées par Raul Sendic (fondateur et principal dirigeant du MLN jusqu’à sa mort en 1989). Elles allaient de Bella Union (dans le département d’Artigas) jusqu’à Montevideo, la capitale. Plus de 600 km parcourus à pied par un prolétariat rural et pauvre, dépossédé de tout, et qui mettait en avant le mot d’ordre de classe « La terre à celui qui la travaille ».
Il est évident que les temps ont changé depuis cette époque. Ces revendications radicales (qu’on appellerait aujourd’hui « ultra-gauchistes ») ne sont plus qu’une photo d’archive. Le « programme constitutif » s’est peu à peu vidé de sa substance. L’ancienne gauche ne parle plus des « voies pour atteindre le pouvoir » (dans le sens révolutionnaire, anticapitaliste) et ne propose plus de transformer les rapports sociaux de production. On ne dit plus de la démocratie qu’elle est « bourgeoise » : elle est devenue le cadre politico-institutionnel adéquat pour régler les « contradictions » qui existent dans toute société. Les rapports de force entre les classes ne sont plus la mesure pour définir une stratégie.
Au fil des années, d’autres renoncements et d’autres capitulations se sont glissés dans le programme. Les « réformes structurelles » ont été délayées dans le progressisme. Les euphémismes « culture de gouvernement », « loyauté institutionnelle » et « pays productif » sont venus déguiser le recyclage des Tupamaros, des staliniens et des sociaux-démocrates dans l’ordre capitaliste en vue de leur installation en tant que fonctionnaires de l’Etat.
Certaines données actuelles illustrent les conséquences de l’« actualisation » de ce « programme constitutif » de la gauche. Elles mettent en évidence un des résultats de dix ans de gouvernement du Frente Amplio (qui a commencé avec la première présidence de Tabaré Vazquez en 2015). Une étude récente (2014) effectuée par la Faculté d’agronomie de l’Université de la République et présentée à la FAO indique que 2,6% des firmes agraires concentrent un tiers des terres (33,6%) et 9,2% de ces propriétés possèdent 61% de la superficie. Plus de 80% des firmes de transformation de la viande (abattoirs, frigorifiques, etc.) et 70% des entreprises rizicoles sont entre les mains de capitaux brésiliens. Le 85% de la production de soya (100% transgénique, et qui constitue la principale exportation du pays) appartient à des capitaux argentins et états-uniens ainsi qu’à des fonds de pension européens. Les deux transnationales du secteur forestier, qui fabriquent de la pâte de cellulose, Montes de Plata (Union de Arauco et Stora Enzo, d’origine chilienne et suédoise-finlandaise respectivement) et UPM-Kymmene (ex-Botnia, d’origine finlandaise), possèdent 350’000 hectares de forêts d’eucalyptus. Ces entreprises profitent des lois sur la sylviculture et sur les investissements pour être « exonérées » de leurs impôts.Mais ce n’est pas tout. Au cours de ces dix ans d’« ère progressiste », 12’241 entreprises agricoles qui avaient entre 10 et 100 hectares ont disparu. Il faut noter que lorsqu’il était ministre de l’élevage, de l’agriculture et de la pêche (MGAP) sous le premier gouvernement de Tabaré Vasquez (2005-2010) et ensuite en tant que président de la République (2010-2015), José Mujica n’a jamais fait aucune tentative de modifier le modèle agro-exportateur. On était donc très loin de ce mot d’ordre « La terre à celui qui la travaille » porté par les travailleurs de la canne à sucre et que le MLN a conservé jusqu’au début des années 1990.
Vazquez et Mujica : le « changement possible »
Le premier mars 2005, le Frente Amplio accède au gouvernement national et Tabaré Vazquez prononce son discours inaugural en tant que président. De dos au Palais législatif et face à une foule de 100’000 personnes, il proclame l’« urgence sociale » et l’« urgence carcérale » (réforme des prisons).
Pour ce qui est de l’urgence sociale, il crée ce qui devait être les deux fleurons du « progressisme », destinés à effacer l’« héritage maudit » du néolibéralisme : le Ministère du développement social (MIDES) et le Plan d’urgence social (PANES). Pendant deux ans, les couches « les plus vulnérables » de la population, plongées dans la pauvreté extrême, ont « bénéficié » d’une assistance mensuelle équivalant à 85 dollars. Une fois surmontées les situations les plus critiques, ces personnes recevaient une allocation familiale (pour les enfants de moins de 18 ans) pour autant qu’elles aient un emploi et versent une contribution à la Banque de prévoyance. A titre de « contre-prestation » elles devaient assurer que leurs enfants fréquentent l’école et le lycée et assurer une assistance sanitaire.
Une décennie a passé, cependant ni les ressources financières destinées aux transferts monétaires directs pour gérer l’« urgence sociale » (qui ne dépassent pas 1% du PIB) ni l’augmentation du nombre de « bénéficiaires » n’ont suffi à diminuer la pauvreté effective, et encore moins à l’éradiquer. Selon le gouvernement, 900’000 personnes ont passé au-dessus de la ligne de pauvreté au cours des dix dernières années ; celles qui se trouvent sous cette ligne représentent 11,5% de la population qui compte 3,4 millions. Il faut souligner que pour le gouvernement (qui adopte les critères de calcul imposés par la Banque mondiale), une personne ayant un revenu de 9600 pesos uruguayens mensuels (approximativement 380 dollars US) ne serait pas tout en bas de l’échelle sociale.
Il est évident que les chiffres officiels masquent la réalité. Une étude de l’Institut de science politique de l’Université de la République conclut qu’il faudrait ajouter au « noyau dur » de la pauvreté enregistré par le MIDES (soit entre 280’000 et 300’000 personnes) au moins 380’000 autres personnes qui sont « menacées de pauvreté », effaçant la ligne déjà ténue qui sépare actuellement les pauvres réels et ceux potentiels. Par ailleurs, l’étude intitulée « Evaluation de la pauvreté infantile en Uruguay » (2014), élaborée par le Centre interdisciplinaire de l’enfance et de la pauvreté de l’Université de la République, soutient que, d’après les indicateurs de l’Institut national de statistique (INE), la pauvreté a bien baissé mais qu’on arrive à cette conclusion en ne tenant compte que de la « dimension monétaire ». Si l’on ajoute aux variables économiques les données des Nécessités de base insatisfaites (NBI) comme l’a fait le recensement de 2011, les chiffres de la pauvreté sont multipliés par deux.
Selon l’INE (2013), 27,3% des enfants de 0 à 5 ans étaient en « situation de pauvreté », mais si l’on tient compte des NBI, la pauvreté touche 49,2% de la population infantile. Les chiffres de la première enquête nationale sur la santé, la nutrition et le développement infantiles (2015) sont encore pires : 41% des enfants entre 0 et 3 ans souffrent d’une forme d’« insécurité alimentaire » et 4,8% d’une « insécurité sévère » (faim). L’étude avertit que lorsqu’on analyse les foyers en situation de pauvreté les chiffres sont encore pires.
En ce qui concerne la deuxième « urgence », celle de la situation carcérale, Tabaré Vazquez avait proposé un plan « d’humanisation carcérale » immédiate. Pour réduire la surpopulation carcérale, il a fait libérer 600 détenus ayant subi la moitié de leur peine et il a promis une amélioration des conditions de vie des personnes privées de liberté. Il y avait à l’époque 5000 délinquants dans les prisons. Selon les discours officiels de l’époque, ces personnes étaient les victimes de la crise héritée des gouvernements néolibéraux avec ses séquelles de chômage, de pauvreté et de marginalisation, soulignant donc les causes sociales de l’emprisonnement.
Une décennie plus tard, le nombre de « délinquants » emprisonnés a grimpé à 11’000. C’est le taux le plus élevé d’Amérique latine et des Caraïbes par rapport à la population du pays (d’après le recensement de 2011 il y avait 3’391’000 habitants en Uruguay). Les prisons continuent d’être surpeuplées, y séjournent une majorité de délinquants « primaires » et de personnes âgées de moins de 35 ans (dans un pays dont la population est la plus âgée d’Amérique latine et des Caraïbes). D’après une étude de la Faculté des sciences sociales et du Ministère de l’intérieur, la plupart des détenus avaient, au moment de leur détention, un emploi précaire ou ne gagnaient qu’un salaire minimum. Le délit serait-il devenu un moyen particulier de faire quelques heures supplémentaires ? Pour le Rapporteur spécial des Nations unies contre la torture, l’Autrichien Manfred Novack, les prisons uruguayennes sont parmi les « pires du monde », et ne sont dépassées dans cette déplorable condition que par celles de la Guinée équatoriale. En ce qui concerne les « foyers » du Système de responsabilité pénale adolescente (SIRPA), ils enferment, violent et torturent plus de 1100 mineurs ayant enfreint la loi. D’après une étude de l’Institut de sociologie juridique de la Faculté de droit de l’Université de la République (2015), la majorité de ces adolescents privés de liberté sont pauvres et peu éduqués, mais n’ont pas eu de problèmes d’addiction à des drogues illégales. En constatant les conditions de détention des mineurs transgresseurs, Rosa Maria Ortiz, commissaire des Nations Unies pour les droits de l’enfant, a déclaré : « Il s’agit de véritables camps de concentration. »
Dans le discours progressiste, les causes de cette situation ne sont plus à mettre en rapport avec la crise sociale héritée. D’après le Tupamaro Eduardo Bonomi, ministre de l’Intérieur, la croissance du nombre de délits s’explique par le « lumpen-consumérisme » d’un secteur de la société, par les effets du narcotrafic et par la « perte de valeurs » qui détruit la « culture de convivialité » qui était enracinée auparavant. La « favélisation » de la carte socio-urbaine justifie les stratégies punitives. L’appareil policier se perfectionne grâce à une croissance inédite de son revenu et il lance des « méga-opérations » dans les « zones rouges » où vivent les plus jeunes et les plus pauvres. Le pouvoir judiciaire applique la règle de la « prison préventive ». C’est un nettoyage social par des moyens institutionnels, voilé mais efficace.
Système éducatif, logement et « projet progressiste »
Le 1er mars 2010, José Mujica devient chef de l’Etat et prend à son compte la « continuité du changement ». Lors de son premier discours présidentiel, il a annoncé que son gouvernement aurait deux priorités : le système d’enseignement (« éducation, éducation, éducation ») et un plan urgent de logement pour les familles les plus pauvres.
Malgré le fait que le gouvernement du FA a porté le budget de l’enseignement de 3,5% à 4,8% du PIB (les syndicats des enseignants et des professeurs réclament 6,5%), la crise du système éducatif se révèle crûment. La « réforme » (mise en pratique par le premier gouvernement de Tabaré Vazquez) devait, d’après les déclarations du progressisme, « fermer la brèche sociale » en assurant l’inclusion, mais le résultat est très différent.
Dans les couches les plus riches de la société, 55,3% terminent l’éducation de niveau tertiaire, alors que dans les couches les plus pauvres, 60,4% ne terminent pas l’éducation primaire. Cette « inégalité symétrique » entre riches et pauvres met en évidence la réalité de l’« inégalité éducative ». Celle-ci se traduit en termes d’analphabétisme fonctionnel et de précarité professionnelle. D’après les données officielles, 38% des jeunes âgés entre 15 et 20 ans ne fréquentent aucun établissement éducatif. Sur dix de ces jeunes, sept sont issus de foyers à faibles ressources. (Annuaire statistique publié par le Ministère de l’éducation et de la culture le 26.12.2012).
Le Plan Juntos (Plan Juntos de integracion socio-habitacional) devait être le fleuron dans ce domaine. Mujica a promis de construire des logements pour 15’000 familles pauvres pendant son mandat. On est très loin du compte. Jusqu’à maintenant on a construit environ 1500 de ces logements. Pour Mujica, le Plan Juntos n’a pas réussi à atteindre tous les objectifs prévus, principalement pour une « question de coûts », par manque de « personnel et de moyens » ou parce que les dons privés n’étaient pas suffisants. Le budget national n’avait prévu pour le Plan Juntos que 4 millions de dollars… pour cinq ans.
Il suffit de jeter un coup d’œil à la périphérie urbaine et suburbaine pour constater le paysage de la vulnérabilité en matière de logement. 213’000 personnes vivent dans les « asentamientos irregulares » (« agglomérations sauvages »). La majorité de ces « asentamientos » sont à Montevideo : plus de 132’000 personnes, soit environ 10% de la population, y séjournent. C’est là que se concentre le « pichaje » (terme péjoratif pour désigner les plus pauvres). Selon la stratification sociale des relevés de la police, cette population est composée de chiffonniers (qui recyclent les ordures), de chômeurs, de travailleurs précaires, d’employées domestiques, de jeunes « ni-ni » (qui n’étudient ni ne travaillent), d’enfants sous-nutris. Entre-temps, les « solutions » en matière de logement restent en mains de promoteurs immobiliers (banques, fonds d’investissement, entreprises financières, sportifs millionnaires et grandes entreprises de construction exonérées d’impôts). La Banque hypothécaire d’Uruguay (BHU), l’Agence nationale du logement (ANV) et la Direction nationale du logement (DINAVI) développent une politique où la loi du marché définit les priorités en fonction de la rentabilité. Ni le Plan Juntos ni le Plan logement syndical du PIT-CNT (Plenario Intersindical de Trabajadores-Convención Nacional de Trabajadores) – gangrené par les manœuvres corrompues de leurs responsables, membres du Parti communiste – n’ont permis d’aller dans le sens d’un projet de logement social et populaire géré et subsidié par l’Etat.
Finalement il n’y a pas eu de « tournant à gauche » ni de gouvernement « en dispute » sous la présidence du chef tupamaro. Le modèle de croissance a continué à se borner à administrer ce qu’il avait hérité. Le « pays productif » a continué à s’appuyer sur les mêmes piliers qu’avait installés le modèle néolibéral.
Dans les années 1980 et 1990, les gouvernements de coalition des Colorados et des Blancos avaient défini les principes directeurs du système, et différentes lois ont été élaborées pour le concrétiser : la Loi forestière, la Loi des investissements, la Loi des zones franches, la réforme de la Sécurité sociale, la Loi des ports. Lorsqu’il était encore dans l’« opposition anti-néolibérale », le FA avait voté contre toutes ces lois. Pourtant elles sont toujours là : aucune d’entre elles n’a été abolie pendant la prétendue ère progressiste, alors même que le FA jouit d’une majorité parlementaire depuis le 1er mars 2005. Au contraire, ces lois ont été préservées (avec quelques petites retouches pour certaines d’entre elles) et ouvertement revendiquées lorsqu’il s’agit de vanter la solidité et la réussite de son programme économique.
Divers intellectuels et analystes (aussi bien en Uruguay qu’ailleurs) dépeignent le progressisme comme étant « post-néolibéral », mais les faits révèlent la véritable nature du projet progressiste.
L’arrivée au gouvernement de Mujica n’a rien changé à cette équation. Son gouvernement a repris l’idée du « changement possible ». La discipline budgétaire et monétaire et les cadeaux fiscaux au patronat et grands propriétaires (locaux et étrangers) s’accompagnent de politiques d’assistance pour amortir quelque peu les misères sociales. Mujica est arrivé au terme de son mandat sans avoir quoi que ce soit de nouveau à montrer. Le « pays productif » n’a pas changé : il est toujours dominé par l’agro-exportation, les transnationales sylvicoles, du soya et minières ainsi que soumis à l’endettement extérieur et aux institutions financières internationales. Quant aux réformes structurelles, on les attend toujours.
La droite a bien compris la situation et en a tiré les conséquences. Ses éditorialistes les plus lucides tirent un bilan ravageur : « On se souviendra du gouvernement de Mujica pour n’avoir pas concrétisé les désastres que les Tupamaros proposaient il y a quatre décennies. Il n’y a pas de réforme agraire (sauf celle développée avec beaucoup de réussite par les patrons brésiliens dans la campagne uruguayenne), les banques privées sont toutes étrangères, les rapports avec le FMI sont excellents, les multinationales et les capitaux étrangers ne sont pas seulement les bienvenus, ils ont même été appelés désespérément par la direction tupamaro (…) et la « extranjerizacion » de la terre s’est répandue comme rarement dans l’histoire de l’Uruguay durant les deux gouvernements du Frente Amplio » (Claudio Palolillo, éditorial de l’hebdomadaire Busqueda, Montevideo, 1.3.2012).
Sans folies révolutionnaires
En août 2002, un tremblement de terre financier a fait chanceler le modèle mis en place par les élites néolibérales. Les coups de la dévaluation du real au Brésil (1999), la faillite argentine (2001) et, surtout, l’énorme fraude bancaire favorisée par la dérégulation financière l’ont frappé de plein fouet. Le gouvernement de coalition des Colorados et des Blancos présidé par Jorge Battle s’est trouvé au bord de l’abîme.
C’est cependant la classe travailleuse qui a subi les conséquences les plus graves. Plus de 150’000 travailleurs du secteur privé ont perdu leur poste de travail, le chômage a atteint 20%, le sous-emploi a touché 500’000 personnes, les salaires réels ont baissé de 16%, la pauvreté et l’indigence ont atteint le 43% ; le PIB per capita annuel est passé de 6331 dollars à 3307 ; les petits et moyens épargnants ont tout perdu ; les hôpitaux publics ont soigné, en 2002, 50% de plus de cas d’enfants gravement dénutris.
Devant ce paysage dévasté, de nombreuses personnes (en Uruguay et ailleurs) se sont demandé pourquoi il n’y a pas eu une rébellion populaire en Uruguay comme il y en a eu en Argentine en 2000-2001. La raison clé a été le rôle joué par le FA et son syndicat collatéral, la centrale syndicale unique PIT-CNT. Bien que Tabaré Vazquez (qui était alors candidat à la présidence) ait refusé le nouveau plan d’ajustement et les accords avec le FMI, il avait aussi écarté l’idée de « mettre le feu à la prairie ». Vazquez a été catégorique : la gauche et les syndicats n’allaient pas encourager des « explosions sociales ». Ces déclarations ont eu leur corollaire en termes de stratégie politique : il fallait que l’opposition soit responsable et se montre « loyale sur le plan institutionnel ». La discipline a été bien maintenue : il n’y a eu ni pillages, ni grèves, ni climat d’insubordination sociale, et donc pas non plus de répression. On avait résolu la situation de « vide du pouvoir ». A la fin 2002, le FA avait 46% d’intentions de vote, alors que les Blancos et les Colorados ensemble n’arrivaient pas au 40%.
La crise a produit un changement politique qualitatif dans la société uruguayenne. Le bipartisme centenaire a été blessé à mort et n’a pas encore réussi à se rétablir à ce jour. Le FA confirmait son « adhésion démocratique » et émergeait comme une option valable de gouvernement. A cette époque – qui était la pire pour les classes dominantes – il a passé son dernier examen d’entrée.
Entre 2003 et 2004 les « actualisations » idéologiques et programmatiques se sont accélérées. Et le concubinage avec des fractions du patronat s’est concrétisé dans la « concertation pour la croissance ». On a escamoté les références « anti-oligarchiques » et « anti-impérialistes » et enterré les revendications que le FA avait jadis mises en avant. C’est alors que Mujica a commencé à montrer ses dons de pragmatisme et de bon sens. « Il faut dire la vérité aux gens : dans le meilleur des cas on mettra dix ou quinze ans avant d’avoir un pays plus ou moins vivable. » (Cuando la Izquierda gobierne, Mario Mazzeo, Ed. Trilce, Montevideo, 2003) Voilà donc tout un programme : il s’agissait de réduire l’anxiété et de « freiner l’excès de revendications ». Les plateformes de lutte de ces années post-crise se sont concentrées sur la création d’emplois, la « récupération » du salaire et l’aide sociale aux couches les plus pauvres.
La crise a été surmontée. La résignation sociale et le consentement politique dont bénéficie aujourd’hui le progressisme sont nés pendant ces années. Ils ont permis au FA de renouveler une troisième fois son mandat (Tabaré Vazquez est à nouveau président depuis mars 2015), en toute normalité.
Alors qu’il n’avait pas encore entamé son premier mandat en tant que président, Tabaré Vazquez lançait des menaces : « Nous allons faire trembler les racines des arbres. » En fait, rien de ce genre ne s’est produit. Au contraire, il s’est senti très légitimé lorsque, à La Havane, Fidel Castro lui a dit : « Tu es en train de faire de bonnes choses, continuez comme cela, aujourd’hui penser à faire la révolution serait une affaire de fous. » (« Nos vamos poniendo viejos », La Diaria, Montevideo, 2013)
La recommandation du vieux leader n’était pas indispensable. L’ancienne gauche a abandonné il y a bien longtemps les folies révolutionnaires. Maintenant elle défend à fond la collaboration de classes, et Mujica est à la pointe de cette politique : « Le travailleur doit commencer à s’investir dans les difficultés et les réussites des entreprises pour exiger qu’elles aillent de l’avant et aussi qu’elles réinvestissent et qu’elles fassent attention à elles. Nous ne pouvons pas rester à l’écart des vicissitudes qu’entraînent les péripéties d’une entreprise lorsque tant de choses sont en jeu. » (Entretien dans El Empresario, Montevideo, 5.4.2013)
C’est sous cette marque déposée que gouverne le FA. D’un côté, la « matrice productive » reste inchangée et l’ordre institutionnel est préservé. De l’autre côté, on impulse un agenda de « nouveaux droits » tels que la dépénalisation de l’avortement, plus de libertés en ce qui concerne l’orientation sexuelle (mariage égalitaire), régularisation du commerce de la marijuana, etc.
Dans ce contexte, les luttes syndicales pour la défense de l’emploi et les augmentations salariales et contre l’arbitraire patronal tournent autour des Consejos de Salario (rétablis par le gouvernement du FA en 2005), autrement dit elles se concluent autour de la table de négociation tripartite (gouvernement, patronat, syndicats). Ces luttes sont pour la plupart « dirigées » par le syndicalisme officiel. En avril 2015, le PIT-CNT a atteint 400’000 affiliés, soit 23% de la force de travail ayant un emploi. Néanmoins cette quantité impressionnante de travailleurs syndiqués ne se traduit ni en termes de nombre et ampleur de luttes (d’après les évaluations de l’Université catholique, qui est la seule institution à les faire, la « conflictualité » est la plus basse depuis 10 ans), ni en termes de mobilisation de classe. Pour la quatrième année consécutive, la manifestation centrale du 1er mai n’a pas réussi à réunir plus de 5000 personnes, malgré le fait que les appareils syndicaux disposent de plus de ressources matérielles et organisationnelles que jamais auparavant.
Ernesto Herrera