Trotsky a donné une contribution inestimable à la préservation et au développement du marxisme révolutionnaire dans la première moitié du XXe siècle, à la fois par son activité militante et ses analyses. Cet apport embrasse un vaste terrain qui va de la compréhension des sociétés particulières (la société russo-tsariste, l’impérialisme naissant, la société bureaucratique post-capitaliste en URSS), les grands phénomènes socio-politiques (par exemple le fascisme, la dégénérescence social-démocrate et stalinienne du mouvement ouvrier, les processus complexes de la lutte des classes, la révolution dans le tiers-monde ), ainsi qu’un développement des perspectives programmatiques, stratégiques, tactiques et organisationnelles du mouvement ouvrier. Dans ce vaste ensemble, son point faible est le problème du parti.
Un dirigeant de masse et non un « homme de parti »
Cette faiblesse est en partie liée à son parcours militant. Trotsky n’a pas eu la capacité (1903-1917) ou l’occasion (après 1917) de participer directement à la construction d’un parti révolutionnaire, dans ses principaux aspects (au-delà des analyses et perspectives générales), à savoir l’élaboration et la mise en œuvre d’une ligne politique et d’une tactique concrètes, un travail collectif au sein d’une direction centrale, la construction d’un appareil politico-organisationnel, le travail en commun avec les cadres et les militants ; et plus généralement la mise en œuvre d’une dialectique interne qui donne toute sa place à l’expérience des militants dans l’élaboration de la ligne. Entre 1903 et 1917, en rompant avec Lénine, il n’essaye pas d’organiser un courant ou un parti (se cantonnant dans une activité de journaliste et d’orateur).
Quand il rejoint le parti bolchevik en juin 1917, c’est d’emblée dans sa direction centrale (juin 1917) : il ne s’agit plus de construire un parti, mais de diriger un mouvement de masse auto-organisé vers la conquête du pouvoir politique. Ensuite, il défendra la révolution dans la guerre civile, en créant et dirigeant l’Armée Rouge. A la tête de la Troisième Internationale (1919), il aidera Lénine à transmettre aux dirigeants ex-sociaux-démocrates et anarcho-syndicalistes l’expérience spécifique du parti bolchevik qui a été capable de renverser la bourgeoisie. Ce n’est que quand il sera mis à l’écart et exclu du PC, expulsé de l’URSS et pourchassé sur la planète par l’appareil policier de Staline, qu’il dresse sans doute la meilleure synthèse de la stratégie révolutionnaire de la période 1903-1922 [1]).
Dans sa nouvelle situation militante, préparant et fondant la IVe Internationale, c’est de loin « par la poste » et des visites occasionnelles de ses partisans, que Trotsky s’attèle à construire des organisations souvent petites et marginalisées. Il n’économisera ni temps ni énergie pour les éduquer dans tous les aspects concrets. Mais, en réalité, il ne s’agit pas de la construction des partis indépendants qui s’enracinent socialement, mais de la participation à une recomposition politique où les « trotskystes » essayent de sauver une partie du mouvement ouvrier (social-démocrate, mais surtout stalinien) et d’avancer « vite » vers un parti révolutionnaire. Cette histoire et le parcours personnel qui s’y imbrique, livrent un héritage politique-intellectuel très particulier, dont l’inventaire reste à faire sous deux angles : quelle est la pensée de Trotsky sur la construction du parti révolutionnaire au-delà d’une conception principielle générale, et comment les générations trotskystes qui se sont succédées, l’ont-elle perçue puis appliquée sur le terrain ? La réponse n’est pas simple. Car Trotsky a été l’homme des moments révolutionnaires de ce siècle et le dirigeant de masse, plutôt qu’un « homme de parti », qui organise le travail collectif à travers les hauts et les bas de la conjoncture politique.
Auto-défense contre les assauts de Staline
Ce qui a été de toute évidence « sur-déterminant », c’est la bataille à mort qu’à livré le stalinisme pour discréditer et tuer le « trotskysme », à commencer Trotsky lui-même. Le passé « anti-bolchevik » d’avant 1917 a pesé très lourd dans la balance. Les explications de Trotsky quant à son rapport à Lénine, sont en général forcées et malaisées. D’une part, il ne cesse de reconnaître d’une manière emphatique sa dette, voire sa subordination à Lénine. Il sous-évalue ainsi volontairement sa propre contribution militante et politique quand il co-dirigeait le parti, la révolution et l’Internationale (entre 1917 et 1922-24). Mais d’autre part, il tend aussi à réduire l’ampleur et la profondeur de ses divergences politiques avec Lénine avant 1917 : et pour cause, c’est précisément la période où Lénine forme et organise ses « cadres intermédiaires », dont un certain Joseph Staline.
On peut dire que Trotsky, dans sa ligne d’auto-défense contre les assauts de Staline, a deux éléments forts. Premièrement, il maintient, mais sur le mode du constat, qu’il y a eu « trois conceptions de la révolution russe » : la menchévique, la bolchevique, et la sienne - la révolution permanente. Et que cette dernière était la bonne. En même temps, il en limite la portée politique : il expliquera qu’il n’a jamais essayé, avant 1917, de constituer une plate-forme spécifique au sein du POSDR (réunifié après 1905), sur une question programmatique aussi stratégique ; et il protestera vigoureusement contre Zinoviev-Kamenev-Staline lorsque ceux-ci relanceront le débat sur le sujet (comme une manœuvre de diver-sion) en automne 1924, c’est-à-dire après la mort de Lénine.
Mais en même temps, Trotsky considère que la divergence sur la révolution permanente (opposée à la formule de Lénine de « la dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie ») permet d’expliquer la dérive du parti bolchevik en février-mars 1917, quand la direction du parti bolchevique, sur place, à Petrograd (Kamenev-Staline), s’est ralliée au gouvernement bourgeois issu de la première phase de la révolution. Deuxièmement, s’il a admis, depuis 1917, que la centralisation du parti est un élément très important, il considère que les « comitards » (les animateurs des comités, autrement dit les cadres intermédiaires) sont un danger pour le parti, ennemis de la démocratie, autoritaires, véritable incarnation de la tendance à « substituer » le parti à la classe ouvrière.
Les deux éléments ensemble sont, aux yeux de Trotsky, la cause de « la dérive » que connaît le parti bolchevik en février 1917 et la raison pour laquelle il a dû passer alors par une mutation radicale de son programme et de la composition de sa direction. Si cela a réussi, c’est par la dialectique entre l’action de Lénine, qui impose un nouveau programme [2], et les militants ouvriers bolcheviks, qui, eux, portent au sein du parti l’esprit révolutionnaire des masses ouvrières. En définitive, Trotsky considère que ses propres erreurs se résument à la sous-estimation de la centralisation du parti, qui renvoie à la nature du parti, et, partant, à sa tentative de ramener tous les courants dans un même parti (« conciliationnisme ») - sous l’impact d’une montée révolutionnaire.
Force de Lénine et faiblesse de Trotsky
La IV Internationale du vivant de Trotsky, et la mouvance trotskiste ensuite, ont repris ces codes historiographiques. Cela a eu une série de conséquences positives et négatives. La principale conséquence positive, véritable acquis du mouvement révolutionnaire international, a été le développement de la stratégie de la révolution permanente, entièrement validée par les expériences positives et négatives des révolutions dans le dit Tiers-Monde, et sur un autre plan, par la problématique du « socialisme dans un seul pays », qui est la base idéologique de la bureaucratie stalinienne.
La principale conséquence négative, c’est l’incompréhension des raisons qui ont permis à Lénine de construire dans la période allant de 1905 à 1914 un Parti qui avait réussi à franchir l’étape de l’accumulation initiale des cadres et était devenu un Parti, encore minoritaire, mais déjà enraciné socialement et capable d’influencer certains secteurs de masse de la classe ouvrière et de l’intelligentsia urbaine. (C’est-à-dire qu’il avait précisément résolu le casse-tête des marxistes-révolutionnaires depuis que le monopole politique-organisationnel de la social-démocratie et du stalinisme sur le mouvement ouvrier s’est fissuré dans certains pays en Europe impérialiste dans les années 1965-68). Y voir clair nécessite une réorganisation de l’historiographie de la période 1895-1914, avec une réévaluation des séquences-clé, et une ré-appréciation de la politique de Trotsky et de Lénine de cette période. D’un point de vue pratique, la conclusion est sans appel : au moment où, en juillet-août 1914 (la « révolution oubliée ») le Parti bolchevique dirige la grève générale insurrectionelle à Petrograd et Moscou et y devient majoritaire dans la classe ouvrière, Trotsky se trouve journaliste de guerre dans les Balkans, isolé dans le Parti et coupé du mouvement ouvrier en Russie. C’est le point d’aboutissement des choix respectifs, politiques et organisationnels, que les deux principaux dirigeants de la révolution d’Octobre ont faits chacun de leur côté.
C’est l’acharnement de Lénine à s’accrocher « au mouvement réel » en Russie et, ce faisant, le passage par une succession de conjonctures socio-politiques complexes, qui ont façonné et enraciné le parti bolchevique dans la société (urbaine) russe. C’est la politique de Lénine qui a été déterminante et pas sa « conception du parti » telle qu’on l’entend communément (centralisme démocratique, le programme général). C’est la faiblesse politique de Trotsky qui est à la base de son échec sur le plan de l’organisation. On peut la préciser de la manière sui-vante : avant 1917, son extraordinaire capa-cité à saisir les grandes tendances générales de l’époque et à en tirer les perspectives stratégiques ne lui a pas permis d’en déduire une politique révolutionnaire (et il n’a pas pu ou voulu créer un collectif militant). Sa faiblesse sur le parti se situe dans ce cadre [3]. Du côté de Trotsky, deux hommes et deux événements ont eu, dans la courte séquence de 1902-1905, une influence déterminante : Parvus et Axelrod ; le deuxième congrès du Parti (POSDR) (1903), et la première révolution russe (1905).
Le choc de 1903
Trotsky rencontre Lénine en 1902. Il a 23 ans, Lénine en a 32. Trotsky est un néophyte, éclatant d’énergie militante et de talent, marxiste convaincu (c’est en prison qu’il avait assimilé un « marxisme de base » particulièrement vivant et dialectique par la lecture du philosophe italien Antonio Labriola) mais avec une expérience limitée. Animateur d’un cercle ouvrier clandestin « en province », arrêté, emprisonné, puis envoyé en exil en Sibérie, il s’évade et rejoint le cercle des dirigeants en Europe occidentale. Lénine est déjà un militant aguerri. Il s’apprête à organiser le vrai congrès de fondation de la social-démocratie (révolutionnaire) et il est convaincu qu’il doit en prendre la tête. Le jeune Trotsky est entré en politique de plain-pied en 1902, rejoignant « l’état-major » social-démocrate à Londres.
A l’étranger, il fera la connaissance de deux dirigeants marxistes qui auront une influence importante mais contradictoire sur lui : Axelrod qu’il rencontre en 1902, et, en 1904, Parvus, « un des marxistes les plus importants du tournant du siècle » [4]. Ce dernier va amorcer la théorie de la révolution permanente en ouvrant une perspective stratégique « inouïe » pour le marxisme d’alors : la prise du pouvoir de la classe ouvrière est possible dans un pays aussi arriéré que la Russie. Dès 1895-96, avant Rosa Luxembourg, Parvus avait déjà conçu « la grève politique de masse » comme élément clé de la stratégie ouvrière. Il avait prédit qu’une guerre russo-japonaise serait probable (elle aura lieu en 1903-04) et que, par la dialectique guerre-révolution, la Russie pourrait porter le prolétariat au pouvoirs comme avant-garde de la révolution socialiste internationale. Tout cela encadré par une vision internationale des transformations du capitalisme qui annoncent l’impérialisme.
En août 1904, Trotsky reste encore dans le cadre stratégique du POSDR : « Seule une Russie libre de l’avenir, où nous serons obligés de jouer le rôle de parti d’opposition et non pas de gouvernement, nous permettra de développer jusqu’au bout la lutte de classe du prolétariat » [5]. En janvier 1905, Parvus franchit le Rubicon : « la révolution pourrait porter au pouvoir un gouverment ouvrier démocratique » [6]. C’est en 1906, après la révolution de 1905, que Trotsky [7] pousse la conclusion jusqu’au bout : cette classe ouvrière, arrivée au pouvoir avec le soutien de la masse de la paysannerie, sera amenée à transgresser les limites du capitalisme et entamer la révolution socialiste. En y ajoutant tout de suite : « sans le soutien étatique direct du prolétariat européen, la classe ouvrière en Russie ne parviendrait pas à se maintenir au pouvoir et convertir sa domination temporaire en une dictature socialiste durable ». L’embryon de la théorie de la révolution permanente est ainsi posé.
L’influence de Boris Axelrod
Si le rôle de Parvus est bien connu et valorisé, il n’en va pas de même avec l’autre maître-penseur de Trotsky : Boris Axelrod. Celui-ci ne joue aucun- rôle positif dans l’historiographie « trotskyste » traditionnelle. C’est pourtant lui qui influencera le plus, et longtemps, les choix et les prises de position politiques concrets de Trotsky. En 1898, Axelrod produit deux documents qui lancent le débat stratégique après les grandes grèves des années 1895-96. Ils auront un impact considérable sur tous les cadres dirigeants de la social-démocratie (révolutionnaire) russe, notamment sur Trotsky et sur Lénine. (Mais l’un et l’autre en tireront des conclusions politiques différentes selon l’armature politico-théorique déjà acquise).
Axelrod appartient avec Plekhanov à la première génération marxiste, celle qui a milité dans le populisme révolutionnaire et a constitué le premier noyau marxiste en Russie. Son texte part de quelques constatations : l’ampleur des grèves de 1895-96 et l’échec des tentatives de stabiliser une organisation social-démocrate ; le danger d’un repli « économiste » ou « syndicaliste-pur » sur les revendications immédiates des travailleurs et donc « la démission » devant le combat contre la dictature tsariste. Puis il ressort les vieilles analyses des populistes de Tchernychevsky et celles de Marx [8], à propos des spécificités de la formation sociale tsariste. Et il dresse une perspective politique [9] : si l’industrialisation s’impose sous le régime du despotisme tsariste, cela empêcherait la formation d’une classe ouvrière cohérente et active, et barrerait la route vers un mouvement ouvrier à l’européenne.
Or, Axelrod est aussi le chantre, dans la meilleure tradition de Marx lui-même, de l’auto-activité de la classe ouvrière comme levier indispensable à son organisation et sa conscience socialiste. Pour que celles-ci puissent se déployer il faut donc se défaire de « l’asiatisme ». Comment ? Selon Axelrod, cette tâche « civilisatrice » incombe historiquement à la bourgeoisie (libérale). La conclusion stratégique n’est pas clairement tirée. Mais la porte est ouverte à un soutien, voire une collaboration avec cette bourgeoisie et partant à une stratégie de la révolution en deux étapes (c’est en fait l’embryon, encore inconscient, du menchévisme qui paraît ici et deviendra une stratégie consistante après 1905). Trotsky et Lénine sont très impressionnés par la créativité de ce respectable dirigeant qui les séduit aussi par son aspect humain (chez Trotsky, ce facteur jouera un rôle politique dans son réalignement au Congrès de 1903). Mais chacun de son côté, ils en tireront des conclusions bien différentes [10].
Trotsky, déjà éduqué dans ce sens par Labriola, absorbera à fond cette idée du primat de l’autonomie du prolétariat (lors du séjour de Trotsky chez Axelrod à Londres en 1902-03), Son livre polémique contre Lénine, Nos tâches politiques, si pauvre et erroné qu’il soit sur le plan politique et organisationnel, est un des premiers exemples d’un texte marxiste russe qui prend cela comme axe central. S’il accepte l’idée du rôle de la paysannerie (que Parvus rejette, mais que Lénine défend depuis 1901 : c’est un autre élément de la révolution permanente qui émerge ici), il restera indécis et confus (même après 1905) quant à un soutien électoral à la bourgeoisie libérale. L’autre volet de la démarche d’Axelrod, que Trotsky assimile, c’est la perspective européenne du mouvement ouvrier russe. Trotsky n’a jamais été menchevik dans le sens politique-programmatique du terme. Mais l’organisation menchevik se prête incontestablement plus à des débats politiques et à une dialectique interne que le courant bolchevik (devenant parti en 1912).
L’européanisme, le rôle de la classe ouvrière, son auto-activité et son auto-organisation, la dynamique de la révolution : voilà le noyau dur que Trotsky a acquis au cours d’un laps de temps de trois ans. Deux événements-clé, mais d’un ordre très différent, vont lui donner un tournant particulier : le deuxième congrès du POSDR (été 1903) et la première révolution russe (janvier-décembre 1905). Trotsky entre dans ce congrès comme un protagoniste acharné du centralisme, de la dictature de la direction sur le parti et de « la méfiance vis-à-vis de l’organisation à la base ». Il en sort comme un pourfendeur du centralisme, du bonapartisme, de la dictature des intellectuels sur la classe ouvrière, du substitutisme, etc. Ce congrès se termine par la scission et le psychodrame. L’unité au sommet se brise. Les raisons ne sont pas claires. La cause ne réside manifestement pas dans un désaccord programmatique, ni dans la fameuse règle des statuts qui détermine qui est membre (en 1906, lors de la réunification, le compromis se réalise vite et bien).
C’est plutôt une crise de croissance, liée au passage d’un parti artisanal et familial à un parti professionnel de tout point de vue (l’organisation, l’appareil, les mots d’ordre, la ligne poli-tique, le programme) au moment où la révolution pointe son nez (grosses mobilisations étudiantes et paysannes, ensuite grèves ouvrières). Pour engager une telle transformation du parti, la question de la direction devient décisive. Lénine, qui veut une direction qui dirige, propose Plekhanov, et écarte Axelrod et Zassoulitch. Trotsky se révolte contre Lénine. Et il trouvera les concepts pour le dire dans Nos tâches politiques. Il s’agit d’une polémique sans merci contre Lénine, où Trotsky glane tous les fragments d’analyse qui circulent dans les milieux politiques et intellectuels de gauche et leur donne une force concentrée. Son comportement au congrès avait montré son immaturité politique. Le pamphlet la confirmait tout en étalant ses capacités analytiques. Mais la polémique est totalement impertinente : il n’a manifestement pas compris ce que Lénine voulait faire (Trotsky l’a reconnu après).
L’expérience de 1905
En 1905, le prolétariat avait marqué son extraordinaire combativité et son radicalisme, avec l’élection de conseils ouvriers démocratiquement désignés. En plus, le soviet (en fait Trotsky lui-même) réussit à imposer l’unité entre les trois partis révolutionnaires : les bolcheviks, les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires (les successeurs des « narodniks » [populistes]). Et de surcroît, Trotsky et Parvus se situant dans la mouvance menchevik, réussissent à entraîner (par l’action, les discours et une présence au quotidien) la majorité des militants et une partie des dirigeants (mais pas Axelrod, Plekhanov et Martov) sur leur position poli-tique. Trotsky aura ce modèle de la dynamique sociale et organisationnelle en tête (jusqu’en 1914), sans vraiment le théoriser par ailleurs. L’après-révolution allait renforcer ses analyses et ses préjugés anti-Lénine, au moment où les divergences entre l’aile gauche (bolcheviks) et l’aile droite deviennent plus nettes et se cristallisent.
Si le menchevisme garde une orientation globalement révolutionnaire jusqu’en 1910-11, l’essor des luttes au lieu de rapprocher les deux ailes du parti, va au contraire mener à la séparation définitive sur la base d’une orientation politique face aux problèmes sociaux et politiques de l’heure : le parlementarisme, les alliances de classe, les revendications immédiates des travailleurs, le type d’organisation syndicale, la réforme agraire, la place des revendications démocratiques. A ce moment, apparaît à quel point les mencheviks ont construit, en Russie, un mouvement ouvrier légal qui n’est plus prêt à affronter le tsarisme. C’est un désastre pour la gauche des mencheviks (Martov). Ce sera aussi un désastre pour Trotsky [11]. En fait c’est le résultat d’un choix politique désastreux, qui l’a placé dans la mouvance menchevique et lui a fait accepter leur conception du parti, sans pour autant le rallier à leur programme. Jusqu’en 1914, il restera aveugle devant son maître à penser Axelrod : « Entre mencheviks et bolcheviks il y a une différence essentielle : tandis que les aspects anti-révolutionnaires du menchevisme se manifestent dès à présent dans toute leur étendue, ce qu’il y a d’antirévolutionnaire dans le bolchevisme ne nous menace - mais la menace n’en est pas moins sérieuse - que dans le cas d’une victoire révolutionnaire » écrit-il en 1906 [12]. Il avait déjà abandonné l’idée du parti d’avant-garde en faveur d’un parti large et l’avait théorisé dans son opuscule « Nos tâches ».
Cette fois-ci, le concept est mis en œuvre par Axelrod dans un contexte de recul politique grave, sous différentes formes : le Congrès ouvrier (sur le modèle du Parti ouvrier belge de l’époque, rassemblait ligues ouvrières, syndicats, mutuelles, groupes de jeunes, etc.) et la subordination du parti clandestin au parti légal.
Une conception semi-spontanéiste de la politique
La faiblesse de Trotsky sur le Parti, d’avant 1917, fait partie de sa conception semi-spontanéiste de la politique en générale. Premièrement, elle entachera sa première version de la « révolution permanente ». Partisan (comme tous les marxistes russes) d’une révolution majoritaire, Trotsky ne sous-estime pas, contrairement à la légende stalinienne, le rôle de la paysannerie révolutionnaire dans un pays à dominante agraire.
Ce qui le préoccupe c’est d’indiquer l’inéluctabilité de la phase finale du processus révolutionnaire quand celui-ci passe à « la dictature socialiste » grâce à la puissance sociale et idéologique du prolétariat. Mais comment cette force majoritaire pourra se rassembler ne le préoccupe pas à ce moment [13]. En 1906 et les années qui suivront, il se satisfait de deux généralisations théoriques qui traduisent avant tout les préjugés du marxisme européen de l’époque (post-Marx) : historiquement, la campagne suit la ville, et la paysannerie le prolétariat (industriel, urbanisé) ; en même temps, la paysannerie est incapable de pratiquer une politique autonome et de créer une organisation indépendante (elle suit soit la bourgeoisie soit le prolétariat). Le résultat en est qu’il ne se préoccupe guère d’une analyse fouillée de la paysanne-rie russe, de la diversité de ses conditions de travail, de ses revendications « spontanées », de ses organisations réellement existantes, etc.
Ainsi, Trotsky ne fait aucune contribution lors du IVe congrès du POSDR (« réunifié »), en 1906, qui est celui de la réforme agraire [14]. S’il ne va pas aussi loin que son mentor, Parvus, qui attribuait à la paysannerie comme rôle « d’augmenter le chaos dans le pays » dans le processus révolutionnaire, Trotsky ne vise pas, contrairement à Lénine, la construction d’une véritable alliance ouvrière et paysanne, avec toutes ses exigences. De par son caractère abstrait, la théorie s’avère un véritable guet-apens politique pour Trotsky. Car, contre toute attente, le tsarisme présumé « immobile » profite de la défaite du prolétariat en 1906 pour lancer une surprenante auto-réforme avec la naissance d’un système parlementaire, une réforme agraire, une certaine liberté syndicale, les premières lois sociales (assurance)... Elle fera long feu, mais elle aura entre-temps bousculé la vie politique et sociale. Trotsky ne possède ni un instrument organisationnel pour y intervenir, ni un projet politique pour affronter une nouvelle situation, où la politique courante a pris le relais de la montée tumultueuse des masses populaires [15].
Deuxièmement, toute l’histoire du soviet ouvrier de l’an 1905 né de trois vagues de grève générale, avait révélé deux faits importants. D’une part, la naissance d’une nouvelle forme - supérieure - du mouvement ouvrier, qui fonde l’unité de la classe, organise sa puissance politique et exprime à une échelle sans précédent dans l’histoire son aspiration auto-émancipatrice. D’autre part, l’incurie et le sectarisme des dirigeants des différents partis révolutionnaires sur place, dont l’horizon politique est borné par leur conservatisme/sectarisme organisationnel. Les cadres bolcheviks de Petrograd y voyaient une organisation ouvrière concurrente et ont voulu lui imposer (par un vote) le programme (maximum) de leur Parti. Les mencheviks de leur côté ont voulu mettre en pratique la ligne (d’Axelrod) du « congrès ouvrier » qui réaliserait à la fois la fusion des trois partis socialistes membres de la Deuxième Internationale (Bolcheviks, Mencheviks, Socialistes Révolutionnaires), et engloberait sous l’égide du parti (à l’anglaise - le Labour Party - ou à la belge - le POB), toute la variété des organisations ouvrières (partis, syndicats, coopératives, jeunesses, femmes, gymnastes, mutuelles, clubs culturels...).
Trotsky (et quelques autres dont Parvus, Pannekoek) a mesuré toute l’ampleur politique des conseils ouvriers. Il en tirera une conclusion de fer (ce qu’il appelera plus tard son « fatalisme social ») : si les masses ouvrières sont en avance sur les partis et capables d’imposer leur volonté à ces derniers grâce à leur radicalisme spontanné. Ce double constat influencera d’une manière déterminante son opinion sur et on comportement dans le parti jusqu’en 1917. On ne peut pas dire qu’il possède, après 1905, une véritable conviction sur le sujet. Sa vision de la lutte de classe en Russie, passée et future, n’a désormais pas besoin d’un rôle défini et fort pour le Parti. Opposé plus que jamais au courant bolchevik qui se réorganise, il choisit de se ranger dans la mouvance des mencheviks. Et cela malgré le fait éclatant que le bolchevisme s’était manifesté comme le courant radical dans le POSDR. Au Ve congrès du Parti (Londres, mai 1907), Trotsky votera avec Rosa Luxemburg et Lénine en faveur de la résolution qui inclut « la dictature du prolétariat appuyé sur la paysannerie », et cela contre l’ensemble des mencheviks unis. Il ne rompra pas pour autant avec ceux-ci.
Mais cela ne l’empêche pas d’être simultanément d’accord (fût-ce avec des réticences) avec Axelrod pour la transformation du Parti en un « Congrès ouvrier » légal et ouvert à toutes les organisations ouvrières. Trotsky n’est pas aveugle devant les penchants opportunistes du courant menchevik. Il colle à sa croyance spontanéiste, qu’une prochaine montée révolutionnaire pousserait tout le monde à reconstituer un parti unifié. Entre-temps son sectarisme anti-bolchevik a acquis un caractère viscéral : il voit dans ce courant l’arriération et le primitivisme « asiatiques » et prédit son évolution anti-révolutionnaire. En revanche, le courant menchevik incarnait l’avenir européen de la révolution qui vient. C’est dans l’ambiance politico-culturelle de ce courant avec ses débats, son pluralisme, ses rapports plus humains que Trotsky se trouvait vrai-ment dans son élément. Son choix semblait d’autant plus justifié que Axelrod et Plekhanov travaillaient de concert avec Kautsky, à l’époque encore dirigeant révolutionnaire incontesté de la IIe Internationale. Il faudra une nouvelle révolution (en 1917) pour que l’expérience du Parti de Lénine s’impose sans appel, y compris à Trotsky [16].
François Vercammen