J’interviens à partir de mon engagement, en tant que militante syndicale et féministe, dans les Forums sociaux européens depuis trois années.
Au lendemain du 1er Forum social européen de Florence, en 2002, au moment du bilan, nous avions fait un constat quelque peu amer : on comptait une minorité de femmes parmi les intervenants des séances plénières et des séminaires, et parfais même aucune ! Comme si il n’y avait pas de femmes capables de parler de la mondialisation, pas de femmes militantes, pas de femmes engagées dans les réseaux associatifs ou syndicaux, dans les luttes sociales, pas de femmes chercheuses... On touche là au problème de la représentation et du pouvoir auquel n’échappe pas le mouvement altermondialiste qui, comme les mouvements sociaux en général, reproduit en son sein les schémas de fonctionnement actuel de la société et les rapports de domination hommes / femmes. Cette faiblesse dans la visibilité renvoie sur le fond à la difficulté de faire émerger la question du genre comme une question politique à part entière dans les débats du mouvement altermondialiste.
C’est ce constat qui nous a conduit à proposer une initiative spécifique, concernant la question des femmes, dans le deuxième Forum social européen qui s’est tenu à Paris en novembre 2003. Nous avons réussi à imposer que se tienne pendant toute une journée, une Assemblée européenne pour les droits des femmes, qui s’est conclue par une manifestation de rue le soir, juste avant l’ouverture officielle du FSE. Cette Assemblée a réuni près de trois mille personnes, des femmes en majorité, et a permis de rendre visible toutes les inégalités vécues par les femmes sur le continent européen mais aussi leurs résistances et leurs luttes.
Ces débats ont montré la volonté des femmes présentes d’articuler les revendications de genre, liées aux discriminations et aux inégalités qui perdurent et la lutte contre la mondialisation libérale.
Les débats ont été difficiles dans le collectif de préparation du FSE ; certaines organisations ne voulaient pas qu’une telle initiative soit inscrite dans le programme officiel du FSE et dans son processus de préparation. Elles refusaient qu’il y ait un espace spécifique, un moment de visibilité particulier. Nous avons pu imposer cette décision parce que la Marche mondiale des femmes était représentée dans le collectif d’organisation et aussi parce différentes militantes, de sensibilité féministe, ont engagé leur organisation à soutenir cette proposition.
Il faut insister sur l’importance du travail de préparation de cette Assemblée européenne des femmes : plusieurs réunions de travail ont pu se tenir pendant les assemblées européennes de préparation du FSE ; en France c’est un collectif de femmes composé de nombreuses organisations (réseau de la Marche mondiale, associations de femmes, syndicats...) qui a préparé concrètement l’initiative. Cinq thèmes de travail avaient été retenus : violences, pouvoir, pauvreté, guerre, libre disposition de son corps. Cela a été une grande réussite et cela a permis de créer des liens au niveau européen, de créer des réseaux de femmes. Mais nous avons pu constater que pour autant, la visibilité des femmes dans le déroulement même du Forum social européen de Paris n’était pas encore réglée : seulement 40 % de femmes parmi les orateurs des débats du FSE !
Pour le 3e FSE qui se tenait à Londres en Octobre 2004, il y a eu beaucoup de difficultés pour poursuivre ce processus ; il y a eu des désaccords avec les organisateurs anglais qui considéraient que les questions de genre ne devaient pas être traitées dans un moment spécifique : nous avons seulement obtenu un séminaire de trois heures, pour traiter tous les thèmes et toutes les campagnes, et en plus dans des conditions matérielles de débat assez mauvaises.
Beaucoup de femmes ont vécu cela comme un recul par rapport à ce que nous avions pu réaliser à Paris, un an avant.
Le 4e Forum social européen aura lieu à Athènes, en Grèce, en avril 2006. Le principe d’une Assemblée de femmes a été retenue, et nous avons bon espoir que les choses se passent mieux qu’à Londres, en particulier parce qu’en Grèce existe un réseau important d’associations féministes qui se reconnaissent dans la Marche mondiale des femmes et dans le mouvement altermondialiste ; elles sont investies dans le collectif de préparation du Forum et elles sont bien décidées à ce que les luttes de femmes soient bien présentes dans le programme de ce prochain Forum social européen.
Cette expérience de travail de trois années dans le mouvement altermondialiste, dans le Forum social européen, montre que la question politique du féminisme n’est toujours pas réglée dans ce mouvement.
Le mouvement altermondialiste, à travers son mot d’ordre d’un autre monde est possible, porte bien le mot d’ordre de luttes contre toutes les discriminations, en particulier contre toute forme de sexisme, et de luttes pour l’égalités des droits. Mais lorsqu’on aborde les conséquences de la mondialisation, c’est toujours d’un point de vue général, à travers un filtre qui se veut universaliste mais qui gomme ainsi les particularités, les discriminations persistantes. Cette difficulté, on la retrouve dans tous les mouvements sociaux qui ne portent pas suffisamment d’attention aux inégalités vécues par les femmes. Il y a urgence à reconnaître et à dire ces inégalités et dire qu’elles traversent toutes les catégories de la population. Les dire, c’est prendre les moyens de se battre contre, l’ignorer c’est se l’interdire.
La dimension de genre n’est pas intégrée dans les analyses faites dans les Forums sociaux : on parle de la pauvreté, des guerres, du travail, des services publics... tout cela en général sans voir que les conséquences ne sont pas toujours identiques pour les hommes et pour les femmes.
Ce mouvement altermondialiste doit permettre aussi de faire vivre d’autres pratiques et notamment celle d’une réelle parité dans les prises de paroles, dans les intervenants des différents moments des Forums : les séminaires, les tables de confrontation, les conférences... C’est loin d’être le cas !
Il est donc fondamental que les analyses et les revendications portées par les mouvements sociaux, par le mouvement altermondialiste soient élaborées en prenant en compte les données de genre et qu’on en reste pas à des données tellement générales qu’elles font silence sur les discriminations vécues par les femmes au sein même des inégalités sociales. Faire cette analyse de genre, c’est se donner des outils pour combattre ces discriminations, mais c’est aussi gagner les femmes au combat social, à la lutte altermondialiste : voir que leur situation est prise en compte, que les inégalités qu’elles subissent dans tous les domaines de la vie professionnelle, familiale ou politique font partie des priorités de ce mouvement, c’est leur donner confiance pour s’engager dans ce mouvement.
Cela implique pour les femmes de prendre toute leur place dans ce débats ; c’est un espace politique à conquérir et à occuper car « naturellement », cet espace est surtout largement occupé par les hommes actuellement. Le mouvement altermondialiste se développe partout dans le monde, au plan international avec le FSM et les forums sociaux continentaux, mais aussi avec les forums sociaux locaux, il ne peut le faire sans intégrer pleinement la lutte contre les inégalités vécues par les femmes, sinon, il sera amputée d’ une partie de la réalité sociale et ne pourra prétendre aux convergences de toutes les résistances ; il ne pourra surtout prétendre à construire véritablement et durablement un autre monde !
Pour prendre toute cette place dans le mouvement altermondialiste, nous devons faire un double travail : développer des espaces spécifiques dans les Forums sociaux, pour permettre les analyses et la visibilité des luttes de femmes et contribuer à leurs convergences, mais aussi imposer une présence transversale des problématiques de genre dans tous les débats des Forums ; cela suppose d’avoir des analyses de genre sur les différents sujets traités et une visibilité par la parité des intervenants.
Cela nécessite de la vigilance et la construction de rapports de forces au sein même des processus des Forums sociaux : ce n’est pas gagné d’avance !
L’engagement de la Marche mondiale des femmes au niveau international dans le Forum social mondial est un point d’appui très important dans les pays pour imposer cette reconnaissance des luttes et mouvements de femmes dans les Forums locaux ou régionaux.