Les 11-13 juillet 1995, 8000 garçons et hommes musulmans bosniaques ont été séparés des femmes et petits enfants, puis assassinés et jetés dans des fosses communes. Cette réalité-là n’est contestée ni à Moscou ni à Belgrade dont les dirigeants seront présents aux commémorations. Ces crimes ont été condamnés par le parlement serbe et, selon un récent sondage, par 54% des personnes interrogées en Serbie – bien que 70 % refusent, comme leurs dirigeants, le qualificatif de génocide. Un tel refus est sans doute encore plus radical au sein de la Republika Srpska – l’entité serbe de Bosnie où s’est produit le massacre lui-même : là, il est encore probable que le dirigeant politique Radovan Karadžić ainsi que le commandant des forces armées bosno-serbes, le général Ratko Mladić, qui attendent à la Haye le verdict de leur procès pour génocide, restent encore perçus comme des « héros » - combattants des hommes et garçons musulmans assimilés à de sanguinaires criminels.
On sera donc en ce 11 juillet 2015, très loin d’une « vérité » commune et d’une claire dénonciation des responsabilités. Mais quelles responsabilités ? Contrairement à ce qu’en disent les commentaires dominants, ce n’est pas le terme de génocide qui est le test d’une réelle mise à plat « des faits », sans omission et à l’échelle permettant leur pleine interprétation. L’arbre du « mot » (génocide) risque en l’occurrence de cacher une sombre forêt à deux composantes - celle des dépeçages de l’ancienne Yougoslavie sur des bases « ethniques » pour s’en approprier des territoires et propriétés, et celle de la real-politik internationale à l’arrière plan de la signature des accords de Dayton, quelques semaines après le massacre de Srebrenica. Il s’agit d’établir les liens évidents entre ce massacre et l’ensemble des « conditions » qui ont permis à la diplomatie étasunienne de faire signer, quelques semaines plus tard les accords de Dayton proclamant une Bosnie-Herzégovine « une » et profondément meurtrie et divisée, « souveraine » et de facto sous protectorat international [1].
Quelle « vérité » ?
Le Royaume-Uni en présentant à l’ONU une résolution ardemment soutenue par les Etats-Unis (maîtres des accords de Dayton) prétend, en reprenant le terme utilisé par le Tribunal Pénal International sur l’ex-Yougoslavie (TPIY) pour qualifier le massacre de Srebrenica, faire œuvre de vérité. Mais il est loin d’être démontré que le TPIY – tributaire des financements et pressions politiques des grandes puissances qui l’ont mis en place de façon ad hoc - ait pu lui-même exercer un quelconque pouvoir de « vérité » sur les responsabilités internationales d’un tel drame ; il n’a pas non plus permis d’analyser comment il s’intègre dans les guerres de « nettoyage ethnique » qui ont ravagé la Bosnie-Herzégovine pendant trois ans, faisant environ 100 000 morts (dont 70 % de Musulmans alors qu’ils ne sont que 43 % de l’ensemble de la population) et plusieurs centaines de milliers de réfugiés et déplacés [2].
La diplomatie étasunienne a, quant à elle, exploité les impasses des « plans de paix » initialement conçus par les gouvernements européens et l’ONU – des plans mis successivement en échec face à l’avancée pratique, sur le terrain, des nettoyages ethniques : deux Etats dans l’État bosnien tendaient ainsi à se forger par des actions terrorisant les populations « indésirables », d’une part côté « Republika Srpska » (à dominante serbe) et parallèlement (ce qu’on omet généralement de dire) côté Herzeg-Bosna (autour de Mostar, à dominante croate). Les milices ultra-nationalistes de ces deux bords se rencontraient depuis 1991 et encerclaient Sarajevo, faisant progresser leurs projets parallèles sur le dos des populations les plus attachées à une Bosnie-Herzégovine multi-communautaire, notamment les Musulmans (dits bosniaques depuis les années 1990).
Une des constantes des échecs des politiques onusiennes et européennes fut qu’elles élaboraient de pseudo « plans de paix » en contexte de guerres : les négociations ne faisaient qu’entériner la progression des territoires contrôlés par les milices nationalistes serbes et croates ; mais aucune des puissances européennes engagées dans ces plans, pas plus que les Etats-Unis qui restèrent en marge jusqu’ en 1994-5, n’étaient prêtes à s’interposer contre les nettoyages ethniques, et à y perdre un seul homme. Les casques bleus étaient supposés garantir une « paix » qui n’existait pas dans les plans. Mais dans les zones de sécurité ils devaient théoriquement protéger les populations. S’ils ne l’ont pas fait à Srebrenica c’est qu’ils n’en avaient pas (plus) le mandat [3].
Lorsque Richard Holbrooke s’empara du « dossier », un spectaculaire (au sens littéral) retour de l’OTAN venait d’être opéré, exploitant les impasses de l’ONU et de l’UE, les Etats-Unis se saisissant du conflit bosnien pour maintenir l’OTAN puis la redéployer –après 1991, malgré la fin de la guerre froide. En pratique, quelques « frappes ciblées » de l’OTAN sur mandat de l’ONU, contre les forces bosno-serbes, accompagnèrent la livraison d’armes des Etats-Unis à l’armée croate : cela permit à Washington, sans engager de troupes américaines au sol, d’équilibrer les rapports de force sur le terrain. Mais ce dispositif d’ensemble permit aussi de camoufler un tournant pragmatique : Slobodan Milosevic jusque là dénoncé aux Etats-Unis comme « serbo-communiste » et « boucher des Balkans », va être associé à la négociation de Dayton, comme il l’avait d’ailleurs été dès 1993 aux plans de paix européens et onusiens en Croatie puis en Bosnie. Holbrooke cherchait une « stabilisation » de toute la région par équilibre des rapports de force et compromis sans défaite claire – les « principes » et les victimes humaines comptant peu dans ces calculs-là. L’arrêt des combats sur le terrain était tributaire de la perception de ce qu’apportait l’accord négocié avec les « dirigeants forts » des Etats voisin de la région et le poids d’une négociation à statut international.
Derrière les accords de Dayton, gisait donc une première pré-condition : la « carte » de l’État de Bosnie-Herzégovine selon la constitution élaborée par les Etats-Unis, devait être perçue comme avantageuse par chacun des signataires, donc « acceptable » sans poursuite de la guerre, du point de vue des protagonistes. Après trois ans de nettoyages ethniques sous direction des forces nationalistes bosno-serbes, l’« entité » serbe (dite « Republika Srpska ») allait être entérinée à Dayton sur 49 % de la Bosnie-Herzégovine – mais pour que les armes « se taisent », il fallait laisser les forces bosno-serbes supprimer l’enclave « ingouvernable » de Srebrenica (même si un tel massacre était sans doute imprévu, conduisant à inculper les dirigeants bosno-serbes dès les accords de Dayton). Les quelque 51 % restant allaient être attribués à la « fédération croato-musulmane » (dite désormais croato-bosniaque »), deuxième « entité » créée par les accords de Dayton. Elle allait, sous pression états-unienne, contenir le séparatisme de l’Herceg-Bosna où les milices nationalistes croates avaient notamment détruits les quartiers musulmans de Mostar) par une alliance fragile et forcée « anti-serbes » au sein de cette « fédération ».
Autrement dit, à Dayton, les milices et dirigeants nationalistes bosno-serbes et bosno-croates, les plus « séparatistes », furent écartés – afin de maintenir la fiction d’un Etat unifié ; mais il fallait faire accepter aux populations comme « représentant » respectivement leurs intérêts, Slobodan Milosevic (dirigeant de la Serbie) et Franjo Tudjman (chef de l’État croate) – face à Aljia Izetbegovic au pouvoir à Sarajevo. Les trois signèrent les accords de Dayton pour des raisons évidemment opposées : Izetbegovic les accepta parce qu’ils maintenaient une Bosnie-Herzégovine supposée souveraine et indivisible dont il allait pouvoir être officiellement président ; alors que les dirigeants de Belgrade et Zagreb s’entendaient, comme ils l’avaient fait dès le début des années 1990 : il s’agissait alors d’un partage ethnique de cette même Bosnie, défendu de façon plus radicale sur le terrain par les forces nationalistes bosniennes serbes et croates.
Désormais les accords incluaient une constitution de Bosnie-Herzégovine, permettant à Belgrade et Zagreb de forts liens avec les « entités » définies sur des bases ethniques. Les forces bosno-serbes et bosno-croates acceptèrent donc d’être représentées par les dirigeants des Etats voisins, car elles étaient allés le plus loin possible par la force des armes, et que leurs « avancées » étaient en grande partie reconnues par la nouvelle constitution de Dayton. L’espoir des courants séparatistes était aussi que le temps laisserait la porte ouverte à un éclatement ultérieur de la Bosnie. Quant à Milosevic et Tudjman, leur « modération » - par comparaison aux ultra-nationalistes sur le terrain - leur valait une reconnaissance internationale (avec à la clé l’atténuation des sanctions contre Belgrade) et surtout, ils devenaient maîtres « chez eux » de gérer le sort de leur « minorité » respective : le silence sur les conflits du Kosovo à Dayton, alla de pair avec un autre silence, concernant le nettoyage ethnique de plusieurs centaines de milliers de Serbes de la Krajina croate, dans l’ombre de Srebrenica et le silence des diplomates et média internationaux.
Autrement dit, on ne peut comprendre Srebrenica ni en l’isolant du sens général des guerres de nettoyages ethniques qui ont ravagé la Bosnie, ni en ignorant l’impact de la « real-politik » de Dayton sur les « cartes » dessinées par nettoyages ethniques. En même temps, il faut mesurer la violence particulière qu’y ont subi les populations musulmanes : l’agression infligée de deux côtés à la fois et la fragilité particulière de la « nation musulmane » bosniaque n’y sont pas pour rien, y compris dans le sentiment de connivence internationale qui a pu galvaniser les agresseurs
Cela n’a pourtant pas empêché (au contraire, sans doute) cette population d’être la plus massivement attachée à un Etat qui affirmait à la fois une citoyenneté universelle (indépendante des cultures, langues, religions) qu’elle soit yougoslave ou bosnienne, et la diversité des histoires forgeant des identités « nationales » évolutives et souvent croisées. Il faut aussi lui rendre hommage pour cela.
Catherine Samary