Ils n’ont guère envie de raconter leur vie, les Athéniens qui font la queue pour entrer dans la salle à manger du centre Galini qui, dans quelques minutes – vers 13 heures –, ouvrira ses portes pour un troisième service. Ils ne sont pas très jeunes, ils ont l’air fatigués, habillés proprement et parfois très coquets. Les hommes ont un sac à dos, les femmes un cabas sous le bras. Et ils attendent. Un peu timides, un peu sauvages, stupéfaits, pour la plupart, de se retrouver là. Car il y a trois ans, ou deux, ou un, ils avaient un travail ou de quoi se nourrir par leurs propres moyens.
Ils ne reconnaissent plus leur vie. Ils viennent à la soupe populaire. Comme des milliers d’Athéniens. Les statistiques ne sont pas précises, mais ils se pressent plus nombreux chaque mois, et les points de ravitaillement gratuit se comptent désormais par centaines. Comment s’en étonner ? 35 % des Grecs vivent aujourd’hui au-dessous du seuil de pauvreté.
A l’intérieur, des bénévoles virevoltent entre les tables joliment dressées sous de larges icônes. Vite, poser devant chaque place une part de melon et une soupe de haricots nourrissante. La viande est de toute façon exclue le vendredi, le local appartient à l’Eglise orthodoxe. Comme dessert, il y aura un bâtonnet glacé. Un arrivage inattendu, un petit luxe, qui va ravir tout le monde. En quinze minutes, tout sera fini. Et on dressera les tables pour un quatrième service portant à 400 le nombre de repas quotidiens offerts dans ce centre. Quelques mamans se seront faufilées entre-temps vers la cuisine pour qu’on y remplisse leur casserole. Elles donneront ainsi à leur famille l’illusion d’avoir cuisiné elles-mêmes.
Plus de 5 500 repas délivrés chaque jour
« On ne réalise pas ce qui se passe dans ce pays, dit Xénia Papastavrou, une jeune mère de famille qui a abandonné le journalisme pour réfléchir à un moyen de mettre en œuvre des solidarités afin de nourrir les plus pauvres. La crise s’est aggravée, et des gens ont dégringolé d’un coup, ça peut aller très, très vite, vous savez ! » Des organisations existaient, comme la Banque alimentaire à laquelle elle a collaboré. Mais Xénia Papastavrou était obsédée par l’idée que trop de produits frais sont chaque jour jetés alors qu’ils feraient le bonheur de ceux qui ont faim. « Une boulangerie jette en moyenne 30 kg de pain non vendu en fin de journée. N’est-ce pas absurde, alors que quelqu’un s’est levé à 4 heures pour fabriquer le pain et que des familles en ont besoin à 4 minutes du magasin ? Les mettre en contact me semblait évident. »
Elle a donc commencé à lancer un appel sur Internet, auquel ont répondu des artisans, des magasins de produits frais et des associations qui, elles, étaient en demande de nourriture. Puis elle s’est obstinée, sur Facebook et Twitter, expliquant que le temps était venu, en Grèce, de repenser les choses. Qu’on ne pouvait plus attendre des aides mirobolantes tombant du ciel et qu’il était temps de prendre conscience de ce que contenaient les poubelles. Elle a minutieusement choisi le nom de l’association qui devait porter son message : Boroume (« Nous pouvons »). Parce que c’est tout le peuple grec, dit-elle, qui doit vivre différemment. Le quotidien Kathimerini s’est intéressé à sa démarche et l’article a mis le feu aux poudres.
De toutes parts ont afflué les offres de produits et les appels à l’aide. Une chaîne de supermarchés a réorganisé la gestion de ses stocks et rangé dans des réfrigérateurs particuliers ce qui pouvait chaque soir être distribué. Des artisans, des maraîchers, des restaurateurs, des traiteurs, des hôteliers, des chaînes de fast-food, les restaurants Ikea et les boulangeries Paul. Bref, toutes sortes de partenaires sont entrés dans la danse pour proposer leur aide. Tandis que des cantines, refuges, asiles, écoles, orphelinats, centres de personnes âgées, organisations religieuses et services municipaux pointaient timidement le nez pour exprimer des besoins. C’était exactement ce dont rêvait Xénia : faire le lien, être un pont. Et de plus en plus, jouer les chefs d’orchestre. Car en quatre ans, ce sont plus de mille partenaires qui se sont rassemblés et qui collaborent ensemble par l’entremise de Boroume, délivrant chaque jour, dans toute la Grèce, plus de 5 500 repas. Les premiers tiennent les produits à disposition, les seconds viennent les chercher. Il faut simplement veiller à leur proximité géographique et à une bonne adéquation entre l’offre et le besoin.
« Les mentalités ont changé en Grèce, estime l’organisatrice. Même la classe moyenne se sent sur le fil. Tout gaspillage est indécent. » Les sociétés organisant congrès et séminaires ont le réflexe de demander à qui distribuer les restes des dîners et cocktails. Le Salon maritime international Posidonia, avec ses dizaines d’événements, a dégagé un surplus de nourriture à l’origine de plus de 2 000 repas. Des mères de famille appellent aussi pour offrir les restes d’un goûter d’anniversaire de leur enfant. Ou bien une fiancée, pour prévenir que sa fête de mariage, organisée dans l’île de Sifnos, donnera lieu à un excès de nourriture dont elle aimerait faire don. « A nous de prévenir la municipalité de l’île qui, chaque jour, aide déjà 40 personnes. Quarante repas sont peut-être à la clé. » De puissantes fondations, comme la Fondation Stavros Niarchos, tendent désormais la main, des amoureux de la Grèce, les Grecs de la diaspora.
« Nouveaux pauvres sonnés et en colère »
« Le nombre de pauvres n’ayant pas de quoi manger a été multiplié par 5 ou 6 en quatre ans, remarque Xénia. Des nouveaux pauvres sonnés et en colère. Qui aimeraient crier leur désarroi et punir quelqu’un. Mais comment faire ? Comment dire non à cette vie qui ne leur sourit pas ? L’occasion du référendum est pour eux une aubaine. » Ils voteront non, pense-t-elle.
C’est le cas de Tasos Golemis, un bel homme de 46 ans au regard infiniment doux, que l’on rencontre au Centre de soutien familial de l’archevêché d’Athènes. Il a fait de bonnes études avant de trouver un emploi dans une multinationale qui fabriquait des meubles. Et puis un jour, son salaire n’a pas été versé. Ni le mois suivant. Ni celui d’après. L’entreprise a fermé et il s’est retrouvé au chômage, sa femme, infirmière, enceinte de leur premier enfant. Il ne doutait pas alors qu’il retrouverait du travail. Et il a emprunté 4 000 euros à la banque pour financer une opération chirurgicale et l’accouchement de son épouse pour lequel le médecin réclamait un fakelaki (bakchich) de 1 000 euros. Payée uniquement les 3/5e de son salaire pendant son congé de maternité, sa femme est retournée immédiatement au travail. Et le nouveau père, cherchant désespérément des petits boulots au noir, a essentiellement fait, dit-il, du baby-sitting.
Un deuxième enfant est né, puis un troisième. Le grand-père, instituteur retraité, a mis l’essentiel de sa retraite de 800 euros à disposition du couple, dont le budget a encore diminué car les impôts l’ont soupçonné de dissimuler des ressources et lui ont réclamé 5 000 euros, tandis que le salaire de l’infirmière était réduit de moitié, atteignant à peine 750 euros. La mort dans l’âme, Tasos s’est résolu à aller demander de l’aide. De la nourriture. Puis des vêtements, des médicaments, des jouets. Il se tient droit mais il ne sait plus quoi attendre. Quoi, sérieusement, espérer. Il se dit que la vie passe, et qu’être un homme au foyer qui fait d’incroyables pirouettes pour nourrir ses enfants n’est pas ce dont il avait rêvé.
Alors, puisque pour une fois on lui demande son avis, il votera non à ce référendum. Non à cette vie. Non à la crise. Non à tous les politiciens dont les promesses étaient vides. Ce n’est pas la question ? Qu’importe. Ce sera sa réponse.
Annick Cojean (Athènes, envoyée spéciale)
Journaliste au Monde