Noyé par la foule agglutinée autour de lui, le fonctionnaire du Bureau des pétitions s’efforce d’exposer la marche à suivre. Ce samedi 22 août, sous un soleil de plomb, une centaine de propriétaires d’appartements de la résidence Harbour City sont rassemblés devant ce bâtiment adjacent du siège du gouvernement local. On est dans le cœur administratif de la Binhai New Area (nouveau district de Binhai), l’immense zone de développement industriel et urbain aménagée autour du port de la mégapole de Tianjin, le long de la mer de Bohai, dans l’est de la Chine.
Dix jours ont passé depuis l’incendie qui a ravagé un entrepôt de produits hautement toxiques dans la zone portuaire, le 12 août au soir, provoquant plusieurs explosions – dont l’une équivalente à 21 tonnes de TNT –, aux abords d’une région de 15 millions d’habitants. Un vaste périmètre de sécurité, gardé par l’armée, interdit l’accès au cratère formé par les détonations successives, où subsiste une quantité inconnue de composants toxiques. Les entrepôts de la société Rui Hai International Logistics abritaient ce soir-là 2 500 tonnes de produits toxiques et inflammables, dont 700 tonnes de cyanure de sodium, en violation des réglementations existantes, et à moins d’un kilomètre de zones d’habitation.
Avec un PIB de près de 120 milliards d’euros – équivalent à celui de la Hongrie –, une croissance économique de 15 % par an, Binhai et ses 2 millions d’habitants sont une sorte de ville-usine mutante, où l’on passe d’un pôle urbain hérissé de gratte-ciel à un parc de recherche et développement, puis à une succession d’usines, avant de déboucher sur une gare de trains à grande vitesse flambant neuve – Binhai en a deux. Le conglomérat hongkongais de la bijouterie, Chow Tai Fook, y fait construire une tour de 500 mètres, et une centaine de multinationales y sont installées, de GSK à Motorola, en passant par Flextronics, Toyota et Airbus, qui y assemble des A320 pour le marché chinois. Enfin, la Binhai New Area, dont la tutelle administrative s’étend sur 150 kilomètres de côtes et des dizaines d’hectares de terminaux portuaires et de polders, regorge aussi d’abondants gisements de gaz naturel et de pétrole.
Les zones d’habitation sont réparties à l’américaine, autour de malls géants, mais verticales, sous forme de grappes de tours de trente étages. C’est tout ce miracle d’ingénierie urbaine et industrielle qui a viré au cauchemar le 12 août – ses concepteurs, s’est-il avéré, n’étaient autres que des apprentis sorciers. La résidence Harbour City, huit mille habitants, est la plus proche du site de l’explosion : ses tours sont désormais à l’intérieur du périmètre de sécurité, non loin des parkings où des centaines de voitures neuves en attente d’être livrées ont été carbonisées, et de terrains vagues jonchés de conteneurs cabossés par le souffle de la déflagration.
Une dizaine d’autres complexes résidentiels de ce type, desservis par une ligne de métro aérienne dont le terminus tout proche a été sérieusement endommagé par l’explosion, ont été évacués. Leurs résidents ont dû fuir en pleine nuit, trouver des hôpitaux pour ceux qui étaient blessés, puis souvent déménager vers des hôtels, chez des amis ou des parents, le plus loin possible : le moteur de recherche chinois Baidu a récemment confirmé à travers des statistiques d’accès à Internet un exode massif de Binhai vers Tianjin, Langfang et Pékin – à environ 200 kilomètres, dans les premiers jours après la catastrophe.
« On veut une réponse aujourd’hui »
Passé le choc initial, une poignée de résidents sont revenus manifester devant l’hôtel où avaient lieu les conférences de presse officielles, déployant banderoles et photos de leurs logements dévastés, exigeant des compensations et le rachat de leur appartement – tant et si bien que les comités de quartier ont décidé, au milieu de la semaine suivante, de sonder les intentions des propriétaires sinistrés. Ce samedi, à Binhai, ils viennent aux nouvelles. On s’inquiète peu des risques sanitaires – les esprits sont accaparés par des questions comptables –, « revendre oui, mais encore faut-il que ce soit à un bon prix ». « S’ils réparent les immeubles, il n’y aura plus de preuves ! », prévient un participant.
Le fonctionnaire du Bureau des pétitions se lance dans une explication confuse. Des dizaines de téléphones portables se dressent au-dessus des têtes pour filmer et enregistrer ses propos. « On veut une réponse aujourd’hui ! », exigent les sinistrés, emplis de cette frustration des pétitionnaires chinois conscients que, passé le moment où ils rugissent, soudés comme un seul homme dans leur détermination à obtenir gain de cause, rien n’empêchera les autorités de se défiler et de les intimider individuellement en leur envoyant la police – comme plusieurs des propriétaires d’Harbour City ayant parlé aux médias en ont fait l’expérience. Certains ont mis des lunettes et des masques pour rester incognito. D’autres, au contraire, ont revêtu un tee-shirt blanc frappé d’inscriptions rouges « On ne veut pas de gaz toxiques ! On refuse d’habiter un logement dangereux ! Propriétaire de Harbour City ».
Pan Yue et son compagnon ont acheté leur appartement à Harbour City il y a deux ans, alors que le complexe était en chantier. Ils n’ont emménagé qu’en mai. Ils travaillent dans la logistique – mais, précisent-ils, pas dans les produits chimiques. « On est en colère contre Rui Hai », enragent-ils. Selon la presse chinoise, cette société privée avait bénéficié de passe-droits lui permettant de garnir son carnet de commandes, dans un secteur bouché en raison des restrictions plus sévères imposées par les pouvoirs publics. Ses deux actionnaires principaux, cachés derrière des prête-noms, sont le fils de l’ancien chef de la police de la zone portuaire et un membre du comité de direction d’une filiale de Sinochem, le géant chinois de la chimie. Pan Yue et son ami attendent d’y voir clair sur les procédures. « Les autorités ne se sont pas engagées à ce stade sur le rachat des appartements. On va voir comment elles vont résoudre le problème, et on décidera si on reste ou pas. »
Yang Li-hua, une professeure d’anglais d’une cinquantaine d’années, est, elle, déterminée à vendre et à quitter Binhai, où elle habite depuis quinze ans avec son fils. Eux aussi venaient d’emménager. « Quand il y a eu l’explosion, j’ai eu tellement peur que je me suis mise sous la table. Je tremblais », dit-elle. Elle souhaite rejoindre un autre arrondissement de Tianjin, appelé Wuqing, près de l’école internationale où elle travaille. Son fils est employé chez Meituan, l’équivalent chinois de Groupon, un site Web de coupons promotionnels. Lui a décidé de rester. « C’est sa vie ! Il considère qu’il y a beaucoup d’opportunités pour les jeunes à Binhai. »
Des monstres industriels
Avec son développement exponentiel, la Binhai New Area représentait un nouvel eldorado : tout y est encore à bâtir, on y vient de toutes les régions de Chine. Comme ce groupe de jeunes ouvriers de Toyota venus déménager un de leurs collègues, locataire à la résidence Vanke The Paradiso, très abîmée par le souffle de l’explosion. Il partageait l’appartement avec son épouse et un autre couple – au lieu du dortoir, réservé aux célibataires. Ces jeunes s’imaginent plus tard acquérir un appartement ici. Par chance, l’explosion s’est produite alors que l’usine était en partie fermée pour les vacances de la mi-août. Toutefois, 67 employés ont été blessés. L’usine doit rouvrir vendredi.
Dans ce quartier de Binhai, une modernité fonctionnelle et bon marché était à portée de main : « C’était vraiment un quartier idéal. Il y a deux hypermarchés, le métro, des écoles ! », se lamente Wu Ming, une sexagénaire venue avec sa fille évaluer les dégâts de leur appartement neuf, situé non loin de Harbour City, dans les Twin Towers – du même promoteur Vanke –, dont la forme arrondie a dévié le souffle de l’explosion. Il est à deux pas du Bicec, un centre de congrès géant où s’était tenu le deuxième sommet d’été de Davos, en 2008 (les « Davos d’été » se tiennent en alternance à Tianjin et à Dalian, où aura lieu celui du mois de septembre). Des pans de façade du centre ont volé en éclats. La fille impose à sa mère de l’attendre à l’abri dans la voiture, tandis qu’elle récupère un masque à gaz et un casque au poste de garde de son immeuble. Mme Wu reste optimiste : « C’est un signal d’alarme salutaire ! Heureusement que l’explosion a eu lieu la nuit. Et puis ils ont dit qu’ils feront un parc à la place ! », se console-t-elle.
Dans le même quartier, les Wang estiment, eux, qu’ils l’ont échappé belle : le couple venait de rentrer d’une soirée chez des amis, où ils avaient laissé leur fille pour la nuit. Quand l’explosion s’est produite, ils se sont réfugiés dans la salle de bains. Puis ils ont vite gagné le parking souterrain pour partir en voiture – avant que les rues ne soient paralysées par d’autres riverains paniqués. Leur appartement, qu’ils ont acheté sur plan en 2007 et occupent depuis 2012, est dévasté : tous les objets en verre sont brisés – l’écran de l’ordinateur Mac, celui de la télévision, la vaisselle, les vitres et la collection de jade du mari. L’armature en aluminium de la fenêtre de la chambre de leur fille s’est effondrée sur son lit – ce qui rétrospectivement les glace d’effroi. « Je crois qu’on a eu beaucoup de chance », dit l’épouse qui s’inquiète pour l’école de sa fille et les risques de contamination.
L’explosion de Tianjin n’a pas seulement ébranlé le confort des classes moyennes émergentes de la Binhai New Area. Elle a touché un nerf sensible – il n’y a rien qui angoisse davantage les Chinois que ces monstres destructeurs et pollueurs tapis en lisière des villes que sont les complexes industriels, les centrales thermiques ou les incinérateurs, fruits d’une course effrénée à la croissance et du laxisme de gestionnaires complices. Ils sont des dizaines de milliers à être descendus dans la rue à Dalian (2011), à Ningbo (2012) ou à Kunming (2013), pour protester contre des installations pétrochimiques – en l’occurrence, de production de PX, un dérivé du benzène, très toxique.
La toute première de ces grandes manifestations s’était tenue à Xiamen, dans la province du Fujian, en 2007 : les habitants de cette ville portuaire, connue pour sa verdure, avaient réussi à s’opposer à l’implantation d’une usine géante de PX. Celle-ci fut donc construite à Zhengzhou, une ville moins connue. Où le complexe en question a été ravagé par un terrible incendie, en avril. S’il n’y a pas eu de victimes, 30 000 habitants ont dû être évacués. Et il a fallu deux jours pour en venir à bout. Avec Tianjin, plus aucune illusion n’est possible : l’apocalypse, en Chine, ça arrive près de chez vous.
Brice Pedroletti (Tianjin, envoyé spécial)
Journaliste au Monde