Le résultat de l’élection est sans appel. Avec 59,5 %, Corbyn fait plus fort que Blair en 1994 (57 %) et gagne dans les trois « collèges » (membres, syndiqués et électeurs ayant payé 3 £), mettant à mal la thèse du « kidnapping » du vote par des gens mal intentionnés (voir article ci-dessous). Néanmoins, malgré son score impressionnant, Corbyn devra affronter des défis importants.
En premier lieu, les attaques du patronat, des conservateurs et des médias contre lui seront féroces et cela a déjà commencé. La remise à l’ordre du jour de nationalisations et de politiques anti-austérité leur est insupportable. Et surtout les propositions de Corbyn sur le désarmement nucléaire, le retrait de l’Otan et la non-intervention des troupes à l’étranger touchent au cœur de la puissance impérialiste britannique. Ils ne toléreront aucune atteinte à celle-ci.
De plus, l’opposition de l’ancienne direction du Parti travailliste, de la majorité de ses députés et de son appareil, ne sera pas moins totale mais plus sournoise. Vu l’énorme mandat populaire de Corbyn, il sera difficile de l’attaquer frontalement tout de suite. Mais 7 membres de l’ancien « cabinet fantôme » ont refusé de travailler sous sa direction, et on discute déjà, en public et en privé, de comment l’affaiblir au point de pouvoir le déloger.
Enfin, les conservateurs s’apprêtent à appliquer des mesures d’austérité brutales auxquelles il faudra répondre.
Corbyn et ses soutiens
Corbyn a reçu le soutien de 60 % (250 000) des membres et sympathisantEs du Parti travailliste... mais au Parlement il est ultraminoritaire. Parmi les députés travaillistes, son « groupe » n’en compte que 9, et à peine une vingtaine le soutiennent vraiment. 210 lui sont clairement opposés ! Son passé de 30 ans de militant de terrain, intègre, pourrait peser dans sa résistance aux appels à la modération, 30 ans d’espoir – ou plutôt d’illusion – d’une possibilité de transformation radicale du Parti travailliste.
Des pressions énormes, et pas que de ses ennemis. Certains de ses « amis » lui conseillent déjà de s’adresser aux classes moyennes, d’être plus consensuel… Au lendemain de la victoire, le dirigeant du principal syndicat britannique, qui a soutenu la campagne de Corbyn, lui a conseillé de faire des compromis. Peu avant l’élection, Corbyn avait déjà apporté des nuances à sa position sur le retrait de l’Otan. Le lendemain, il a nommé dans son « cabinet fantôme » un des députés les plus à gauche comme responsable des finances... mais aussi un plus centriste et d’anciens ministres de Brown et de Blair !
Pour éviter l’échec et la fin de l’espoir soulevé, cela ne peut passer par la tactique parlementaire, la finesse de ses arguments ou le jeu d’équilibre entre les tendances au sein du parti, mais le développement du mouvement à l’extérieur du Parlement, celui-là même qui a permis à Corbyn d’être élu dirigeant.
La pression par en bas
L’immense manifestation contre l’austérité en juin, puis la grève totale du métro londonien en juillet, ont montré les possibilités, et la présence de Corbyn à la manifestation pour les migrants, l’après-midi même de son élection, est un signe des plus encourageants. Mais après ?
La bataille contre les nouvelles lois antisyndicales des conservateurs se limitera-t-elle au Parlement, ou verra-t-on Corbyn en soutien actif à un mouvement de grève contre elles et dont l’idée commence à circuler dans certains syndicats ? Choisira-t-il de s’appuyer sur tous les autres mouvements qui pourraient émerger – salaires, frais de scolarité des étudiants, anti-privatisations, anti-guerre, etc. ?
Débattre et agir
Dans cette nouvelle situation, la gauche anticapitaliste et révolutionnaire aura toute sa place dans les débats avec celles et ceux qui ont été enthousiasmés par la campagne de Corbyn. Comment diriger l’énergie de la campagne vers la construction ensemble de mouvements de résistance sur tous les fronts ? Peut-on transformer le Parti travailliste de l’intérieur ? Comment contrer les dirigeants syndicaux (et travaillistes) qui appelleront à modérer les mouvements de grève pour ne pas nuire à l’élection d’un gouvernement « vraiment à gauche » ? De quel type de parti a-t-on besoin ?
La campagne et la victoire de Corbyn ont changé les termes du débat dans tout le pays : après des années de blairisme et de gouvernements conservateurs, beaucoup de militantEs retrouvent enfin l’espoir de pouvoir reprendre l’offensive.
Ross Harrold
* « Grande-Bretagne : L’effet Corbyn, un défi pour la gauche britannique ». Paru dans l’Hebdo L’Anticapitaliste - 304 (24/09/2015) : http://www.npa2009.org/
Un tremblement de terre nommé Corbyn
Après des années de social-libéralisme chez les travaillistes, voici que Jeremy Corbyn, un représentant du « vieux Labour », est donné gagnant dans les sondages pour devenir le nouveau dirigeant de ce parti. Que se passe-t-il ?
Le programme de Corbyn est clairement à gauche : contre la privatisation du système de santé, renationalisation du rail, de la poste et de l’électricité, arrêt des politiques d’austérité, investissement massif dans les services publics, désarmement nucléaire...
Sa campagne a rencontré un immense succès, au sein du parti travailliste et bien au-delà. 2 000 personnes à Leeds, 1 600 à Manchester, dans les dizaines de villes où il a parlé, ce sont souvent les meetings politiques les plus importants depuis des décennies. Un succès que personne n’avait prévu, surtout pas les membres de la direction du Parti travailliste.
Persuadés qu’ils avaient perdu les dernières élections à cause d’une campagne « trop à gauche », ils ont voulu « recentrer » encore plus le parti et assurer l’élection d’un nouveau leader plus « modéré ». Ils ont changé les règles de l’élection pour réduire le poids des syndicats, puis, convaincus que le grand public est plus « modéré » que les membres du parti ils ont ouvert le droit de vote aux primaires à qui voudrait payer 3 £ (4 euros), à leur très grand regret aujourd’hui ! Car depuis, plusieurs syndicats, dont les deux plus importants, ont appelé à voter Corbyn, et l’écho grandissant de sa campagne a poussé de plus en plus de gens à s’inscrire pour voter, dont beaucoup pour Corbyn.
La réaction de la droite du parti mais aussi des médias oscille entre mauvaise foi, mensonges et attaques violentes. Tony Blair s’est fendu d’un « Si c’est en écoutant votre cœur que vous votez Corbyn, alors vous avez besoin d’une greffe de cœur ! ». On l’a accusé d’être proche de l’IRA ou d’être antisémite pour avoir soutenu les causes irlandaise et palestinienne, on a dit que les inscrits à 3 £ étaient des « infiltrés » de la droite ou de l’extrême gauche et on a même évoqué une possible annulation de l’élection…. Mais plus Corbyn est attaqué, plus sa popularité augmente et les inscriptions à 3 £ ou les adhésions n’ont pas arrêté. Au final, 600 000 personnes pourront voter, 180 000 en 2010 !
Politisation et radicalisation
Corbyn n’a rien d’une figure charismatique, mais son discours rentre en résonance avec la colère de beaucoup de gens, et paraît une bouffée d’air dans un monde politique dominé par des carriéristes prêts à tout pour être élus. Ce qui plaît, c’est non seulement l’homme politique intègre - parlementaire depuis 30 ans, qui a voté plus de 500 fois contre son gouvernement au pouvoir, et un des rares députés à avoir voté contre la guerre en Irak -, mais aussi le militant de terrain, président de la Coalition Stop the War, présent sur les piquets de grève, arrêté lors de manifestations, etc.
Du coup, Corbyn a attiré un public très divers : des anciens électeurs travaillistes écœurés par la dérive blairiste ou qui avaient été tenté par le parti anti-européen UKIP, mais aussi des jeunes pour qui ses idées semblent simplement de bon sens.
Sa réputation de « gauchiste » n’est en réalité que le reflet du virage à droite de l’ensemble de la société et du Parti travailliste. Le programme de Corbyn n’est guère différent de celui de la social-démocratie d’il y a 50 ans. Néanmoins, il s’agit d’une phase de politisation et de radicalisation inattendue et très positive pour des centaines de milliers de personnes.
Bien entendu, tout cela n’est pas sans problème, mais soulève en même temps de nouvelles questions fort intéressantes, que Corbyn gagne ou pas. Nous y reviendrons.
Ross Harrold
* Paru dans l’Hebdo L’Anticapitaliste - 302 (10/09/2015) : http://www.npa2009.org/