L’Eurogroupe du samedi 12 septembre, à Luxembourg, s’annonce moins passionnel, moins crucial, et, avouons-le, beaucoup moins excitant que ceux qui se sont succédé à un rythme infernal entre février et juillet, pour tenter de résoudre la crise grecque. Maintenant qu’Athènes a évité le Grexit, et décroché un nouveau plan d’aide – le troisième, à 86 milliards d’euros –, les 19 ministres des finances de la zone euro sont revenus à un rythme classique : un rendez-vous à peu près tous les mois, et un agenda très convenu. En l’occurrence, samedi, une discussion sur l’état de l’économie en zone euro, un « point d’étape » sur la Grèce et Chypre…
C’est le très discret et compétent George Chouliarakis, ministre grec des finances par intérim, qui y participera. Finies les conférences de presse impromptues de son flamboyant prédécesseur, Yanis Varoufakis, ou les déclarations assassines de ses collègues allemand, finlandais, autrichien ou encore slovaque, excédés par sa faconde et ses prises de position radicales.
Il a beau avoir démissionné début juillet, Yanis Varoufakis continue à leur faire la leçon à distance. Ces dernières semaines, il a multiplié les critiques à l’égard de l’Eurogroupe. Cet embryon de gouvernement de la zone euro serait un « monstre » opaque, souffrant d’un grave déficit démocratique, vampirisé par Wolfgang Schäuble, le ministre des finances allemand. Dans un de ses derniers billets de blog, M. Varoufakis ose même une comparaison audacieuse avec le gouvernement chinois, jugé plus efficace et pas forcément moins démocratique.
« N’importe quoi ! », « il réécrit l’histoire », « il nous a fait perdre six mois », s’emportent des participants à l’Eurogroupe interrogés par Le Monde, balayant une partie des critiques. Mais certaines font quand même (un peu) mouche. Lesquelles ?
Il est vrai que l’Eurogroupe est un « drôle d’animal », un organe hybride, à mi-chemin entre le Conseil européen (la réunion des Etats membres) et la Commission européenne. Il n’a pas d’existence formelle, avec juste quelques lignes dans le traité de Lisbonne stipulant que « les ministres des Etats membres dont la monnaie est l’euro se réunissent entre eux de façon informelle. Ces réunions ont lieu, en tant que de besoin, pour discuter de questions liées aux responsabilités spécifiques qu’ils partagent en matière de monnaie unique ».
Pas de règlement intérieur non plus pour ses participants. Une anecdote ? Quand Varoufakis a avoué, au printemps, avoir enregistré certains des huis clos des ministres, ces derniers ont crié au scandale, mais « rien ne dit quelque part que c’est interdit », glisse une source au Conseil européen.
Un président à temps partiel
Il y a bien un président, Jeroen Dijsselbloem, qui vient d’être réélu après un premier mandat (2013-2015). Mais il assume cette tâche en plus de celle de ministre des finances des Pays-Bas. Il dispose d’une toute petite équipe, une poignée de collaborateurs à La Haye. Pour le seconder, un ex du Trésor autrichien : Thomas Wieser. Ce brillant haut fonctionnaire est président d’une instance totalement méconnue du grand public, mais pourtant clé : « l’Eurogroup Working Group ». Installé à Bruxelles, M. Wieser réunit les directeurs des Trésors des 19 pays de la zone euro avant les Eurogroupes, pour caler l’agenda, avancer sur les questions les plus techniques afin de ne laisser aux ministres que les sujets les plus politiques.
C’est la Commission européenne qui fournit l’essentiel des experts, chargés de préparer les documents en amont. Ils sont issus de la puissante direction générale « Ecfin », sous la tutelle du commissaire à l’économie Pierre Moscovici, qui assiste d’ailleurs aux réunions de l’Eurogroupe. Pour remédier à ce déficit de compétences, M. Schäuble, qui était candidat à la présidence de l’Eurogroupe en 2012, envisageait alors de s’entourer d’une équipe d’une vingtaine de collaborateurs.
POUR INFORMEL QU’IL SOIT, L’EUROGROUPE DISPOSE D’UN SACRÉ POUVOIR. THÉORIQUEMENT, IL NE PEUT TRANCHER. MAIS DANS LES FAITS, SON AVIS FAIT FOI
Ce qui est vrai, aussi, c’est que pour informel qu’il soit, l’Eurogroupe dispose d’un sacré pouvoir. Théoriquement, il ne peut trancher : ni, par exemple, accorder une aide financière à un pays en quasi-faillite, ni imposer une sanction à un autre pour non-respect des objectifs du pacte de stabilité et de croissance. C’est au Conseil des ministres des finances à 28 (l’Ecofin) ou au Conseil des chefs d’Etat et de gouvernement, de prendre les décisions. Mais dans les faits, son avis fait foi. Dans le cas des aides d’urgence à un pays (la Grèce, par exemple), c’est le conseil des gouverneurs du Mécanisme européen de stabilité qui décide. Mais ces derniers ne sont autres que les 19 ministres de la zone euro…
Ce qui n’est pas faux, c’est que M. Schäuble jouit à l’Eurogroupe d’une aura particulière. « C’est le plus ancien autour de la table, il est là depuis 2009. Il a du charisme, des avis tranchés, et il est d’autant plus respecté que l’Allemagne est la première économie de la zone », note une source diplomatique.
Mais de là à dire que cet Européen convaincu tire toutes les ficelles, il y a un pas qu’aucun des interlocuteurs du Monde n’a franchi. Si tel était le cas, la France aurait dû être sanctionnée pour son projet de budget pour 2015 (il ne respectait pas l’objectif d’un déficit sous les 3 % du PIB) et la Grèce, boutée hors de la zone euro… « Ce que M. Varoufakis n’a pas compris, c’est que tout le monde s’opposait à sa stratégie de vouloir changer les règles de l’Europe. Et M. Schäuble n’était pas le plus dur », explique un proche des discussions.
Autre critique non dénuée de fondement : le contrôle démocratique de l’Eurogroupe. Certains Parlements sont systématiquement consultés sur ses décisions – le Bundestag allemand, le Parlement finlandais, etc. –, mais pas les autres (le français, l’italien, l’espagnol, etc.). « Cela crée une inégalité entre les citoyens des différents pays de l’eurozone », souligne une source diplomatique.
L’EUROGROUPE N’A PAS ÉTÉ EFFICACE DURANT LA CRISE GRECQUE. IL A FALLU UNE QUINZAINE DE RÉUNIONS, PARFOIS INUTILES, POUR PARVENIR À UNE SOLUTION
L’Eurogroupe ne brille pas non plus par sa transparence. Même l’ordre du jour reste souvent flou. Mais « la transparence, c’est la mort de la démocratie, impossible de prendre une décision politique au vu et au su de tout le monde », répondent plusieurs participants au Monde. Ils soulignent par ailleurs l’existence du « pré-brief » de Thomas Wieser, un rendez-vous très suivi et apprécié, qui permet aux médias bruxellois d’avoir une idée de ce qui se jouera, quelques jours plus tard, dans le huis clos ministériel.
Les « fuites » sont par ailleurs fréquentes (tout particulièrement ces derniers mois, certains intervenants autour de la table voulant faire savoir à quel point ils désapprouvaient M. Varoufakis). Et pour éviter qu’un échange délicat se retrouve sur la place publique, la BCE, la Commission, les ministres des « grands pays » (France, Allemagne) se réunissent souvent en marge de l’Eurogroupe, selon une source diplomatique bien informée.
Les débats de fond manquent
Il est également vrai que l’Eurogroupe n’a pas été efficace durant la crise grecque. Il a fallu une quinzaine de réunions, dont quelques-unes parfaitement inutiles, pour parvenir à une solution. « Beaucoup de temps a été perdu. On a battu des records, dont on n’a pas à être fiers », relève le commissaire Moscovici. « Les décisions doivent être prises au consensus, ce qui ralentit la prise de décisions, ce n’est vraiment pas l’idéal en temps de crise », relève un participant. Qui pointe aussi le caractère « trop intergouvernemental » de l’Eurogroupe : « L’intérêt général européen n’est pas assez représenté ».
Le ministre des finances français, Michel Sapin, regrette, lui, le manque de débats de fond en réunion. « Il pourrait parfois y en avoir davantage : sur l’orientation de la politique économique européenne, etc. Lors du prochain Ecofin [vendredi 11 septembre], la présidence luxembourgeoise a fixé à l’agenda une discussion sur le financement de la COP21, c’est bien. »
Les décideurs européens vont-ils tirer les leçons de la crise grecque et corriger tous ces défauts ? M. Dijsselbloem planche sur davantage de transparence et à la mise à disposition des médias de davantage de documents. Le président Hollande avait réclamé, le 14 juillet, un « gouvernement de la zone euro », avec « un budget spécifique, ainsi qu’un Parlement pour en assurer le contrôle démocratique. »
La proposition a été reprise par le ministre français de l’économie, Emmanuel Macron, qui suggère que ce soit un super-commissaire européen qui conduise ce gouvernement. Benoît Cœuré, membre du directoire de la Banque centrale européenne (BCE), a également réclamé la création d’un poste de ministre des finances de la zone euro. Tout comme M. Moscovici, qui n’exclut pas, à cette fin, un changement des traités : « La démocratie européenne le vaut bien », assure-t-il.
A Bruxelles, un groupe de commissaires, sous l’égide du vice-président Valdis Dombrovskis, travaille sur « l’approfondissement de la zone euro ». Mais la volonté politique sera-t-elle suffisante ? L’Europe avance à coups de crises, et la grecque a déjà laissé la place à celle des réfugiés. « La migration, c’est comme ce qu’on a connu avec la crise de la zone euro, on va en avoir pour des années », pronostique l’eurodéputé conservateur Alain Lamassoure. L’Eurogroupe risque de devoir attendre un peu…
Cécile Ducourtieux (Bruxelles, bureau européen)
Correspondante à Bruxelles
@c_ducourtieux
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